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Wittgenstein et Turing : règles et contradiction (I)

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Les discussions du genre « Wittgenstein et untel sur x » par ses commentateurs ont souvent tendance a vouloir démontrer la supériorité des vues de Wittgenstein à propos de x sur celles de untel, au point de faire passer ce dernier pour une sorte d’abruti philosophique. Pour ma part, je serai dans ce qui suit sans complaisance. Le mathématicien Alan Mathison Turing (1912-1954), dont 2012 sera l’année du centenaire, fut parmi les nombreux intellectuels de tout premier plan que Wittgenstein croisa à l’Université de Cambridge ; leurs rencontres eurent lieu en 1938-39. Turing est souvent considéré comme un des trois plus grands scientifiques britanniques du vingtième siècle, avec le physicien Paul Dirac et le biologiste Francis Crick – eux aussi de Cambridge – et il n’a à souffrir aucune comparaison avec Wittgenstein. Tandis que Wittgenstein sera portier d’un hôpital londonien durant la seconde guerre mondiale, Turing contribua dans le plus grand secret à Bletchley Park au décryptage du code secret de la marine allemande – celui de la fameuse machine « Enigma » – contribuant ainsi de façon significative à la victoire des alliés lors de la bataille de l’Atlantique[1] ; c’est dire l’importance réelle de ses compétences et de ses idées. Ses travaux sur l’Automatic Computing Engine ou ACE, dont il fit rapport en 1946[2], font de lui un des pères de nos ordinateurs, mais de façon plus importante, son texte de 1936-37, « On Computable Numbers with an Application to the Entscheidungsproblem » (Turing 1936-7), où sont introduites ce qu’on appelle aujourd’hui les « Machines de Turing »[3], est à l’origine de toute l’informatique théorique ; il avait lui-même tracé les liens entre ce texte et l’ACE dans une conférence éponyme de 1947, « The Automatic Computing Engine »[4]. Son rapport de 1945 contient aussi ce qui est probablement la première mention du programme de l’Intelligence Artificielle, auquel son texte de 1950, « Computing Machinery and Intelligence » (Turing 1950), où il présente ce qu’on nomme de nos jours le « Test de Turing », a ajouté une pièce maîtresse[5]. Mais ce programme a pris son essor après la mort de Wittgenstein (et de Turing) et il faut se garder d’attribuer de façon anachronique à Wittgenstein une réaction avant la lettre à cet aspect de l’héritage de Turing, comme l’a fait Stuart Shanker[6].

Turing était mathématicien de formation, il a soutenu sa thèse de doctorat en 1938 sous la direction d’Alonzo Church à Princeton, publié par la suite sous le titre « Systems of Logic Based on Ordinals » (Turing 1939). De retour à Cambridge en 1938, il est présenté à Wittgenstein par un ami commun, A. G. D. Watson, qui fut Fellow du King’s College de 1933 à 1939[7]. Personnage curieux, qu’on a soupçonné à la fin de sa vie d’être le « cinquième homme » du célèbre réseau d’espions de Cambridge (Burgess, Blunt, Maclean, et Philby)[8], Watson était selon les témoignages de ses contemporains[9] certes doué de fortes convictions politiques mais aussi d’une intelligence remarquable – il était entre autres membre des « Apostles » –, mais on ne lui doit que deux textes[10], dont un où il fait explicitement référence à ses discussions avec Wittgenstein et Turing, lorsqu’il aborde les théorèmes de Gödel :

L’interprétation que je vais donner du fameux exemple de Gödel doit beaucoup à de longues discussions avec plusieurs personnes, en particulier Mr. Turing et le Dr. Wittgenstein de Cambridge. (Watson 1938, 445)

Georg Henrik von Wright m’a confié qu’à son arrivée à Cambridge en 1939, Wittgenstein lui avait conseillé la lecture de ce texte, ce qui est remarquable étant donné la propension de Wittgenstein à critiquer ceux qui, comme Carnap, Waismann, Braithwaite et Ambrose, avaient osé rapporter ses propos in print.

Probablement sous l’impulsion de Watson, Turing assiste aux cours de Wittgenstein sur les fondements des mathématiques en 1939, dont nous possédons quatre séries de notes prises par des étudiants, sur la base desquelles Cora Diamond a composé le texte des Cours sur les fondements des mathématiques. Cambridge 1939 (Wittgenstein 1995)[11]. Par la suite, la guerre ayant été déclarée, Turing quittera Cambridge pour Bletchley Park et, semble-t-il, ne reverra plus Wittgenstein. Puisque nous n’avons pas de témoignage sur le contenu des conversations qu’ils auraient pu avoir en 1938-39, ni même sur leur étendue, et puisqu’ils ne font que peu ou prou référence l’un à l’autre dans leurs écrits posthumes, les seuls échanges suffisamment nourris pour pouvoir les discuter sont ceux qui se trouvent dans ces cours.

Il faut cependant noter une courte série de remarques de Wittgenstein sur Turing et Watson, datant de 1947, publiées dans Remarques sur la philosophie de la psychologie, vol. 1, §§ 1096-1097, que je discuterai dans la dernière section de ce texte[12], ainsi que cette remarque de Turing dans un texte posthume de 1944-45, « The Reform of Mathematical Notation and Phraseology », qui laisse entendre que les cours de Wittgenstein de 1939 – les seuls auxquels il ait assisté – eurent un effet positif :

L’énoncé du principe [de la théorie] des types présenté ci-dessous a été suggéré dans les cours de Wittgenstein, mais on ne doit le blâmer pour quelque défaut qu’on puisse y trouver. (Turing 2001, 217)

La suite du texte indique que Turing a repris de Wittgenstein l’idée, déjà présente dans le Tractatus Logico-Philosophicus au 4.1272 (Wittgenstein 1993, 61), qu’on doit éviter les expressions où l’on quantifie sur des concepts formels, comme « objet » ou « chose », quoi qu’il permit à l’opposé de Wittgenstein des expressions comme « Tous les nombres réels x ont la propriété … », tout en interdisant « Pour toutes choses x, si x est un nombre réel, … » (Turing 2001, 218).

Dans ce qui suit, je ne discuterai pas des rapports entre la philosophie de Wittgenstein et le programme de l’intelligence artificielle, dont Turing est certes un des pionniers, pour la simple et bonne raison, déjà invoquée, que ce programme est postérieur à Wittgenstein : l’utilisation d’une interprétation de sa philosophie dans le but de critiquer ce programme est un agenda qui ne pouvait pas être celui de Wittgenstein et je ne m’intéresse pas aux usages idéologiques que l’on peut faire de sa philosophie, je cherche uniquement à mieux la comprendre. Je vais me concentrer sur quelques-unes des discussions entre Turing et Wittgenstein lors des cours de ce dernier en 1939, sans pour autant chercher à être exhaustif : mieux vaut une discussion approfondie de certains points qu’un résumé superficiel[13]. Dans un premier temps, je discuterai un très bref échange à la fin du deuxième cours sur « ℵ0 », afin de montrer qu’une lecture des cours de Wittgenstein qui a pour but de neutraliser la valeur « critique » des vues de Wittgenstein ne tient pas la route. Dans un second temps, je discuterai l’échange le plus célèbre entre Turing et Wittgenstein, sur la contradiction ; je m’attacherai sans plus à réfuter deux critiques faciles des thèses de Wittgenstein. Pour conclure, je proposerai une lecture des §§ 1096-1097 du premier volume des Remarques sur la philosophie de la psychologie, qui appuie les propos de Wittgenstein sur la contradiction dans ses cours de 1939.

Il faut noter d’emblée que Wittgenstein prend la présence du mathématicien très au sérieux, comme on peut le voir à cette remarque, à la fin du 6ème cours :

Malheureusement Turing ne pourra assister au prochain cours, et ce cours sera donc une sorte de parenthèse. Il ne sied pas en effet que j’obtienne l’assentiment du reste de l’auditoire sur un point auquel Turing n’assentirait pas. (Wittgenstein 1995, 59)

Wittgenstein avait en effet commencé son premier cours en disant :

[…] il sera pour moi de la plus grande importance de ne pas interférer avec le travail des mathématiciens. Ce qu’il me faut faire n’est pas d’effectuer un calcul pour dire ensuite : « Voici le résultat ; le résultat n’est pas ce que Turing dit qu’il est ».  (Wittgenstein 1995, 1)

Et il le terminait avec ces mots, souvent répétés, à propos de sa méthode :

La recherche en question vise à attirer votre attention sur des faits que vous connaissez aussi bien que moi, mais que vous avez oubliés […] Ces faits sont parfaitement triviaux. Je ne dirai rien que quelqu’un pourrait contester. Ou si quelqu’un le conteste vraiment, je laisserai tomber le point en question et passerai à un autre sujet. (Wittgenstein 1995, 10)

Ces propos de Wittgenstein sont ambitieux et ne peuvent guère être pris à la lettre, comme le montrent bien les objections répétées de Turing tout au long du cours : celles-ci montrent que les propos de l’Autrichien n’ont rien de « trivial », et ce dernier fait la plupart du temps tout sauf « laisser tomber le point ». Même lorsqu’il semble concéder le point à Turing, il faut faire attention, comme l’exemple qui suit sur «ℵ0 » le montre.

En effet, les fondements des mathématiques étaient dans les années trente le théâtre de luttes où s’affrontaient les partisans de la logique et des mathématiques classiques et les partisans d’une forme ou d’une autre de « constructivisme » mathématique, comme le « finitisme » ou « l’intuitionnisme », qui remettaient en cause certains résultats mathématiques, en particulier ceux obtenus avec l’aide de la théorie des ensembles, ou encore, dans le cas des intuitionnistes, par l’usage en certains contextes de la loi du tiers exclu. (Le « logicisme » des maîtres de Wittgenstein, Frege et Russell, n’était déjà plus une alternative, mais ses positions restent souvent définies à partir d’une critique de celui-ci[14].) Wittgenstein semble dire qu’il ne proposera rien de tel et que ses propos n’ont pas pour but de réviser les mathématiques, mais cela ne les rend pas pour autant neutres par rapport à ces débats, comme on le découvre à la lecture de ces cours ; la discussion qui suit de la question de la contradiction en est un exemple flagrant. Il faut par ailleurs éviter le non sequitur qui consisterait à prendre les critiques que Wittgenstein fait de thèses constructivistes comme celles des « intuitionnistes » comme preuve qu’il n’a jamais cherché à soutenir des positions qui ne seraient pas neutres par rapport à ces débats[15].

Dans son premier cours, Wittgenstein annonce lui-même :

Les méprises dont nous allons traiter sont des méprises en l’absence desquelles le calcul n’aurait jamais été inventé, étant entendu qu’il n’a aucun autre emploi dès lors que tout l’intérêt tient aux mots qui accompagnent le morceau de mathématiques que vous construisez. (Wittgenstein 1995, 5)

Difficile de prétendre dans ces conditions à une forme de « neutralité ». Wittgenstein n’est pas en mesure d’aborder les questions qu’il soulève sous leur angle logique ou mathématique, c’est-à-dire ce qu’il appelle le « calcul », et il dit s’en tenir à une discussion de la « prose » qui entoure ce dernier, mais il est faux de dire que ses propos sont libres de toute « critique », au sens kantien du terme.

Cela se vérifie même lorsque Wittgenstein semble s’accorder avec Turing, comme dans ce court échange sur « ℵ0 », le nombre cardinal attribué en théorie des ensembles à l’ensemble infini (actuel) des nombres naturels[16]. Lorsque Wittgenstein pose la question « combien de nombres avez-vous appris à écrire ? », Turing répond :

Turing : Eh bien, si je ne me trouvais pas ici, je dirais ℵ0. (Wittgenstein 1995, 20)

Ce à quoi Wittgenstein réagit en ces termes :

Wittgenstein : Je l’accorde sans réserve, mais cette réponse montre quelque chose. (Wittgenstein 1995, 20)

Cet accord a été interprété, par exemple par Gordon Baker, comme le rejet par Wittgenstein de « réponses finitistes habituelles » (Baker 1981, 68), telles que « le nombre de numéraux que j’écrirai dans toute mon existence » (Wittgenstein 1995, 20). On pourrait donc comprendre cet accord avec Turing comme la preuve de la neutralité du discours de Wittgenstein, qui semblerait plutôt moins remettre en question la théorie des ensembles que de s’opposer à toute critique de celle-ci. En y regardant de plus près, on réalise toutefois que les soi-disant réponses « finitistes » dont parle Wittgenstein n’ont rien de routinier : elles relèvent chez Wittgenstein de la critique des philosophies « formalistes » d’Eduard Heine et de Johannes Thomae, par Frege dans ses Grundgesetze der Arithmetik, qu’il connaissait très bien[17]. Ce genre de thèses n’est pas ce à quoi l’usage de l’expression « finitiste » dans les années trente est censé référer, elle est plutôt censée désigner les positions de Hilbert, ou, dans de très rares cas, l’intuitionnisme de Brouwer[18]. Il est tout simplement faux de faire un amalgame entre les positions de Heine et Thomae et celles de Hilbert, qui distinguait entre les mathématiques finitaires dont il reconnaissait à l’encontre de Heine et Thomae, qu’elle ont un contenu sémantique (inhalt) et les mathématiques infinitaires, dont il espérait montrer qu’elles sont une extension conservatrice de celle-ci, mais qu’il considérait comme « idéales » et vides de tout contenu. Il s’en tenait, inter alia, à une conception aristotélicienne de l’infini potentiel, et ne se limite donc pas à un « actualisme » du genre « le nombre de numéraux que j’ai écrit jusqu’à maintenant » ou « le nombre de numéraux que j’écrirai dans toute mon existence », qu’il faudrait lui imputer pour que les remarques de Wittgenstein puissent porter sur autre chose qu’un adversaire somme toute imaginaire[19]. Le commentaire de Baker est donc au mieux trompeur.

En revanche, la réaction de Turing est parfaitement compréhensible si on se réfère au 4.1272 du Tractatus Logico-Philosophicus, selon lequel il est insensé de parler de concepts formels, comme « objet » ou « nombre » comme s’il s’agissait de concepts matériels comme « pomme » ou « chaise », et donc d’écrire « Il existe ℵ0 objets » (Wittgenstein 1993, 61). Wittgenstein aurait-il changé d’opinion ? Pas le moins du monde, puisque dans la discussion qui suit Wittgenstein met au clair qu’il s’accorde avec Turing non pas sur une réponse à une question « ontologique », c’est-à-dire sur l’existence d’un nombre de numéraux ou d’objets, mais à une question plutôt « anthropologique », sur l’apprentissage et l’usage d’une règle telle que « + 1 » :

Je n’ai pas demandé « Combien de nombres y a-t-il ? » Cela est de la plus grande importance. J’ai posé une question portant sur un être humain, à savoir : « Combien de nombres avez-vous appris à écrire ? » Turing a répondu : « ℵ0 », ce que j’ai accordé. En l’accordant je voulais dire que c’est ainsi qu’on emploie le nombre ℵ0.

Cela ne veut pas dire que Turing a appris à écrire un nombre colossal. ℵ0 n’est pas un nombre colossal.

La quantité de nombres que Turing a écrite est probablement colossale. Mais là n’est pas la question ; la question que j’ai posée est totalement différente. Dire de quelqu’un qu’il a écrit une quantité colossale de nombres est parfaitement sensé, mais dire qu’il en a écrit ℵ0 est absurde [nonsense]. (Wittgenstein 1995, 21)[20]

Wittgenstein cherchait donc à mettre le doigt sur une confusion entre l’usage de « ℵ0 » à l’intérieur des mathématiques et l’usage que nous pourrions en faire à l’extérieur des mathématiques[21]. Cette confusion aurait pour effet d’importer une mauvaise « image » à l’intérieur des mathématiques ; une fois débarrassées de celle-ci, les mathématiques resteraient intactes. Pour Wittgenstein, donc, on emploierait « ℵ0 » non pas pour signifier un nombre mais comme une sorte de raccourci pour « l’apprentissage d’une technique » qui ne s’arrête pas dans le fini : apprendre « ℵ0 numéraux » n’est pas la même chose que d’apprendre « 100 000 numéraux » (Wittgenstein 1995, 20). Ces propos s’opposent cependant à la compréhension habituelle, tout à fait ontologique et « réaliste », de la théorie des ensembles par ses propres théoriciens – justement, voilà qui ressemble à s’y méprendre à une de ces « méprises en l’absence desquelles le calcul n’aurait jamais été inventé », que Wittgenstein veut débusquer – et ressemblent plutôt aux explications que donnerait un véritable « finitiste » pour expliquer en quoi certaines parties de cette théorie sont acceptables, pourvues qu’elles soient interprétées sans appel à une mauvaise « image », pour comprendre que derrière l’apparente unanimité avec Turing se cache plutôt au mieux une critique des fondements philosophiques de la théorie des ensembles, au pire se cachent des propos qui impliquent l’abandon des parties de celle-ci (comme celles portant sur les cardinaux non dénombrables), qui ne peuvent tout simplement pas être reformulées en ces termes « wittgensteiniens ». Et le propos n’a rien de « trivial » au sens où Wittgenstein l’entendait dans son premier cours, il suffit d’en parler à un théoricien des ensembles pour s’en rendre compte. Wittgenstein ne semble pas tout à fait réaliser cela, puisqu’il dit lui-même :

Je ne suis pas en train de dire que les propositions transfinies sont fausses, mais que les images qu’on leur associe sont fallacieuses. Et lorsque vous vous en rendrez compte, cela peut avoir comme résultat que l’intérêt que vous manifestiez à leur égard disparaît. Cela peut avoir des conséquences colossales, mais non des conséquences mathématiques, non les conséquences que les finitistes escomptent. (Wittgenstein 1995, 139-140)[22]

Or il est faux de prétendre qu’il ne s’agit que d’une question « d’images »[23]. Hélas, c’est en passant vite sur ces questions, souvent par ignorance de la littérature, qu’on se convainc trop aisément de la justesse de propos comme ceux de Gordon Baker[24].

Certes Wittgenstein, comme on l’a vu affirme au début de ses cours ne pas vouloir réviser les mathématiques, et il s’en défend encore contre Turing, lorsque celui-ci refuse son assentiment à la thèse selon laquelle un nouveau théorème change la signification d’un concept :

Turing n’objecte à rien de ce que j’ai dit. Il acquiesce à chacune de mes paroles. Ce à quoi il s’objecte est l’idée dont il pense qu’elle les sous-tend. Il croit que nous sommes en train de saper les mathématiques, d’introduire le bolchevisme en mathématiques. Mais ce n’est pas du tout le cas. (Wittgenstein 1995, 59)

Dans ce propos plutôt condescendant à l’égard de Turing, Wittgenstein fait allusion à une remarque de Ramsey – lui-même rangé à l’intuitionnisme à la fin de sa vie – sur la « menace bolchevique de Brouwer et de Weyl » (Ramsey 2003, 116), remarque à laquelle Wittgenstein avait lui-même répondu dans ses carnets en 1931, en qualifiant à son tour Ramsey de « penseur bourgeois », par ce qu’il ne chercha qu’à « mettre de l’ordre » dans les fondements des mathématiques et non les remettre en question par une critique philosophique qui montrerait qu’ils ne sont pas les seuls possibles (Wittgenstein 2002, 72). Ce qui montre, encore une fois, qu’un commentaire comme celui-ci ne peut guère être pris au pied de la lettre, même en ignorant la façon cavalière dont Wittgenstein traite Turing, qui venait tout juste d’affirmer, une fois de plus, son désaccord. Pour les raisons que je viens d’invoquer, ce genre de commentaire de la part de Wittgenstein ne dispense pas son lecteur d’une étude plus approfondie des conséquences logico-mathématiques de ses propos. Croire que nos affirmations n’ont pas de conséquences révisionnistes est une chose, qu’elles en ont ou non est une autre chose.

Mathieu Marion (Université du Québec à Montréal)
Mathieu Marion est depuis 2003 professeur titulaire et détenteur de la Chaire de recherche du Canada en philosophie des mathématiques et de la logique  à l’Univérsité du Québec à Montréal. Il a obtenu le D.Phil. de l’Université d’Oxford en 1991, avec une thèse sous la direction de Sir Michael Dummett sur la philosophie des mathématiques de Wittgenstein, publiée sous le titre « Wittgenstein, Finitism, and the Foundations of Mathematics » (1998), et il fut chercheur à l’Université de St. Andrews et à l’Université de Boston avant d’enseigner à l’Université d’Ottawa de 1994 à 2003. Il a publié une introduction au Tractatus Logico-Philosophicus (2004), co-dirigé la publication de 9 recueils d’articles et numéro spéciaux de revues, et publiés plus 60 articles en philosophie des mathématiques et de la logique et en théorie de la connaissance, dont plus d’une vingtaine sur Wittgenstein.
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Suite de l’article.


[1] Sur la vie de Turing, voir la biographie de Andrew Hodges (Hodges 1985), un modèle du genre, et celle, plus superficielle, de David Leavitt (Leavitt 2006).

[2] Ce rapport est réimprimé dans (Carpenter & Doran 1986, 21-105).

[3] Il existe de nombreuses introductions à celles-ci, telles que (Boolos, Burgess & Jeffrey 2007, chap. 3-5), ou celles plus pédagogiques de (Hopcroft 1984), de (Epstein & Carnielli 2000, chap. 9) et de (Copeland 2004), qui se tient pour sa part plus proche du texte de (Turing 1936-7).

[4] Publié dans (Carpenter & Doran 1986, 106-124).

[5] Voir par exemple le recueil (Anderson 1964), ou celui plus récent de (Shieber 2004), qui reproduisent le texte de (Turing 1950), et les volumes de (Millican & Clark 1996).

[6] Voir (Shanker 1987b, 1998).

[7] Une lettre de J. M. Keynes à Wittgenstein datée du 30 août 1938 laisse clairement entendre que ce dernier avait fait des démarches infructueuses pour obtenir une prolongation du Fellowship de Watson au King’s College (Wittgenstein 2006, 202). Sa rencontre avec le Provost de King’s College fut semble-t-il une des rares fois où il porta une cravate. C’est dire tout le respect qu’il avait pour Watson.

[8] Voir le chapitre 17 du livre controversé de l’ancien directeur du MI6, Peter Wright (Wright 1987).

[9] Conversations avec Margaret Paul, sœur de F. P. Ramsey, et Robin Gandy, qui fut seul étudiant de Turing. Pour ne donner que deux exemples, Margaret Paul s’est souvenue d’une soirée où Watson a récité par cœur Paradise Lost de Milton, Gandy d’interminables discussions sur l’invasion de la Finlande, alliée des Britanniques, par l’Union Soviétique de Staline, où Watson défendit mordicus le pacte von Ribbentrop-Molotov.

[10] (Watson 1938, 1939), dont on retrouve des tirés à part dans les Archives Turing au King’s College, Cambridge.

[11] Pour cette raison, le texte est à prendre cum grano salis ; voir les explications de Cora Diamond (Wittgenstein 1995, i-iv) et, pour un exemple, la note de Diamond à la page 280 de cette édition. Le texte de Diamond recèle en outre de nombreuses difficultés, comme par exemple celles concernant l’usage des guillemets, nécessairement introduits par Diamond, soulevées par Chihara (Chihara 1977, 374), ou encore le traitement confus selon moi de la formule de la page 273.

[12] Voir aussi (Marion & Okada 2011).

[13] Pour ne prendre qu’un exemple, la question du caractère synoptique (Übersehbarkeit) des preuves, à propos de laquelle Wittgenstein a développé un argument qui a fait coulé beaucoup d’encre, provoque aussi une discussion avec Turing dans le cours XXVII, mais je ne l’aborderai pas ; voir ma discussion de cette échange dans (Marion 2011b).

[14] Comme par exemple son argument célèbre sur le caractère synoptique des preuves. Pour une introduction à celui-ci et à la littérature secondaire, voir (Marion 2011b).

[15] La critique de l’intuitionnisme, (Wittgenstein 1995, 248), est un bon exemple. Wittgenstein de celui-ci que « c’est tout de la blague – de part en part », mais le point de vue critiqué est celui selon lequel chaque nouvelle application d’une règle comme « + 1 » doit faire appel à une intuition particulière. On reconnaît ici le point de vue rejeté aux §§ 213-214 des Recherches philosophiques (Wittgenstein 2004, 130) ce qui laisse entendre que les remarques sur « suivre une règle » seraient en partie écrite en réaction contre Brouwer. Ce commentaire est donc souvent invoqué pour prouver que Wittgenstein n’a pu subir l’influence de celui-ci, mais on omet tout aussi souvent de vérifier si ce point de vue est bien celui de Brouwer (ce qui n’est en fait pas du tout évident), mais ce qui est inexact c’est de confondre l’intuitionnisme, et surtout ses thèses les plus profondes sur le tiers exclu, avec ce genre de thèse « mentaliste ». Sur les rapports de Wittgenstein avec Brouwer et l’intuitionnisme, voir (Marion 2003, 2008, 2011a).

[16] Pour une introduction, voir (Potter 2004, chap. 9).

[17] Lorsqu’on parle comme Wittgenstein du « nombre de numéraux que j’ai écrit jusqu’à maintenant » ou du « nombre de numéraux que j’écrirai dans toute mon existence », on met l’accent sur l’aspect tangible des numéraux. Mettre de cet aspect tangible au cœur de la théorie mathématique semble être le genre de position « formaliste » que l’on peut attribuer à H. E. Heine, qui identifie nombres et numéraux, ou à la rigueur à C. J. Thomae, pour qui l’arithmétique est un « jeu avec des signes » (Spiel mit Zeichen) et dont la très longue critique par Frege (Frege 1998, §§ 86-137) – en particulier les §§ 124sq. – était bien connue de Wittgenstein, voir (Wittgenstein 1991, 98) et (Wittgenstein 1995, 141). Cet aspect des remarques de Wittgenstein n’est pas évident en soi, mais il est de surcroît masqué ici par la traduction en français de l’anglais « numeral » par « nombre », plutôt que par « numéral » – voir la note suivante – car un numéral est avant tout un signe sensé désigner un nombre, et l’aspect formaliste de la position critiquée est donc plus en évidence dans l’original anglais.

[18] On pourrait à la rigueur parler de « finitisme strict » au sens de (Bernays 1935), mais il est peu probable que Wittgenstein connaissait ce texte. Pour une critique des raisons pour lesquelles on a attribué une telle position à Wittgenstein, voir (Marion 1998, chap.8 ) et (Marion 2011b).

[19] Hilbert défendait certes une forme de « formalisme », mais, encore une fois, celui-ci était d’une nature différente de celui mis de l’avant par Heine et Thomae, et critiqué par Frege. Pour un énoncé clair des distinctions que l’on doit faire, voir (Resnick 1980, 54-104) ou (Shapiro 2000, 141-148).

[20] La traduction par Élisabeth Rigal est à mon avis quelque peu fautive dans le passage cité, par son choix, certes défendable, de ne pas traduire l’anglais « numeral » par « numéral », mais plutôt par « nombre » (ou « chiffre » en d’autres occasions) ; voir sa justification de ce choix (Wittgenstein 1995, vi-vii). Or elle se voit forcée ici de traduire « number of numerals » par « quantité de nombres ».

[21] Voir aussi (Wittgenstein 1995, 139-141), où Wittgenstein revient sur la question et énonce sensiblement les mêmes thèses.

[22] Voir aussi (Wittgenstein 1995, 139) pour des remarques du même ordre.

[23] À en croire certains commentateurs de Wittgenstein, ceux qui critiquent les mathématiques classiques sont tout aussi coupables de faire de la mauvaise philosophie, « constructiviste », « finitiste » ou « anti-réaliste », que ceux qui élaborent un discours « réaliste » sur la base des mathématiques classiques. C’est croire à tort – et en accord avec le positivisme le plus crasse – que les mathématiques sont indépendantes de tout point de vue philosophique et que les choses iront pour le mieux lorsque les philosophes auront été réduits au silence. Dans ce cas, pour ne prendre que leur exemple, que dire des vues de Paul Cohen (Cohen 1971) ou d’Abraham Robinson (Robinson 1965) ?

[24] Baker (Baker 1981, 68-69) cherchait de surcroît à utiliser les propos de Wittgenstein dans une critique malhabile de Chomsky sur la « créativité du langage » ; sur ce point voir, par exemple, (Chomsky 1971, 17 & 19). Inutile de dire que la critique de Baker tombe à plat, puisque Wittgenstein insiste dans ce passage – comme Chomsky par ailleurs – sur l’apprentissage d’une technique, auquel il relie (de façon en fait tout à fait controversée) l’emploi de « ℵ0 ». La critique de Baker me semble plutôt relevé d’un préjugé (voir la note précédente). La réfutation de Chomsky n’est évidemment pas un des buts poursuivis par Wittgenstein, qui est de toutes façons mort avant qu’il ne publie ses travaux, mais il est hélas commun de lire dans le texte de Wittgenstein un agenda philosophique qui n’était pas ou ne pouvait même pas être le sien, même sous prétexte de faire une exégèse des plus minutieuses.

1 Comment

  1. Des textes sur des auteurs tel que Wittgenstein passionnants. Merci pour cette initiative. B.G.

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