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Wittgenstein, lecteur de L’homme et la technique de Spengler ? (I)

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Parmi les très rares références qu’on trouve dans l’œuvre proprement philosophique de Wittgenstein, le nom de Spengler revient de manière significative à partir des années trente. À première vue, on est tenté de se demander ce que cet auteur à la réputation sulfureuse, souvent confus et plus que douteux sur le plan politique, vient faire sous la plume de Wittgenstein. Il apparaît néanmoins très rapidement que son influence est bien réelle et qu’elle est même assez considérable dans la seconde partie de son oeuvre. Comme l’écrit Allan Janik dans un article récemment traduit en français : « Aussi déconcertant que cela puisse paraître au vu de l’intense animosité du positivisme logique envers Le Déclin de l’Occident, il est à peine possible d’exagérer le point auquel Oswald Spengler a influencé la seconde philosophie de Wittgenstein »[1]. Dans le même article, Allan Janik note d’ailleurs que Spengler figurait dans « la liste initiale des quatre auteurs, qui fut ensuite étendue à dix, mentionnés comme l’ayant influencé »[2] qu’on trouve dans un texte célèbre des Remarques mêlées, daté de 1931 :

Le « génie » juif n’est qu’un saint. Le plus grand penseur juif n’est qu’un talent. (Moi, par exemple.)

Il y a, je crois bien, une vérité dans ce que je pense parfois : qu’à proprement parler je suis simplement reproductif dans ma pensée. Je crois que je n’ai jamais inventé un chemin de pensée, mais qu’il m’a toujours été donné par quelqu’un d’autre. Tout ce que j’ai fait, c’est de m’en emparer immédiatement avec passion pour mon travail de clarification. C’est ainsi que m’ont influencé Boltzmann, Hertz, Schopenhauer, Frege, Russell, Kraus, Loos, Weininger, Spengler, Straffa[3].

L’importance de cette influence commence à être largement reconnue et on dispose d’ores et déjà d’une bibliographie de très grande qualité sur le sujet[4]. De ces diverses études, souvent excellentes, on retient que Wittgenstein hérite de Spengler à un double titre.

Au plan du style existentiel et de l’humeur, il lui doit d’abord le pessimisme et l’anti-modernisme tendanciel de ses réflexions en matière de philosophie de la culture, de philosophie de l’histoire et d’anthropologie politique. Un aspect de sa pensée particulièrement bien représenté dans les Remarques mêlées qui sont truffées de philosophèmes spengleriens et dans la préface des Remarques philosophiques, au propre[5] et au brouillon peut-être plus encore[6] :

La culture est semblable à une grande organisation qui indique sa place à chacun de ses membres, une place où il puisse travailler dans l’esprit du tout et où sa force puisse, de la façon la plus légitime, être mesurée à ses conséquences heureuses pour le tout. Mais à l’époque de la non-culture les forces s’éparpillent, celle de l’individu s’épuise à cause des forces opposées et des résistances dues aux frottements, et ce n’est pas sur toute la longueur du chemin parcouru qu’elle vient à s’exprimer, mais seulement peut-être dans la chaleur qui se dégage de ces frottements lorsqu’elle les surmonte. Mais l’énergie reste énergie, et si le spectacle qu’offre cette époque n’est pas celui d’une grande culture en devenir, dans laquelle les meilleurs travaillent à une grande fin, la même pour tous, mais bien le spectacle moins imposant d’une foule dont les meilleurs ne poursuivent que des buts privés, nous ne devons cependant pas oublier que le spectacle n’est pas ce dont il s’agit.

 Si donc il est clair pour moi que la disparition d’une culture ne signifie pas la disparition de la valeur humaine, mais simplement d’un certain mode d’expression de cette valeur, le fait n’en demeure pas moins que c’est sans sympathie que je regarde le fleuve de la civilisation européenne, sans compréhension pour ses fins – à supposer qu’elle en ait[7].

Au plan de l’élaboration conceptuelle et philosophique, il lui doit aussi une partie de l’inspiration méthodologique de sa seconde philosophie. En un mot, tout ce qui, dans les Recherches philosophiques, rappelle le projet spenglerien de morphologie descriptive, transposé du plan macroscopique de l’histoire et de la culture au plan microscopique de la logique et du langage. Attention goethéenne à la diversité et à la complexité morphologiques du vivant, sens de la relativité et de la comparaison, promotion d’une intelligence physionomique des phénomènes, toutes ces caractéristiques de la méthode de Spengler se retrouvent dans les analyses du second Wittgenstein et des concepts aussi fondamentaux que les concepts de « représentation synoptique », de « ressemblance d’air de famille » ou de « voir comme » et d’« aspect » en portent indéniablement la marque. Cela se vérifie d’ailleurs très facilement lorsqu’on se reporte aux neuf textes[8] dans lesquels Wittgenstein renvoie expressément à Spengler. Car, sur ces neuf textes, six concernent justement les thématiques anti-essentialistes de la comparaison, de la ressemblance et de l’apparentement :

Spengler serait mieux compris s’il disait : Je compare différentes périodes culturelles à la vie de plusieurs familles ; à l’intérieur d’une famille il y a un air de famille, tandis qu’il y a aussi une ressemblance entre des membres de familles différentes ; mais l’air de famille se distingue de cette autre ressemblance par tel et tel caractère, etc. Je veux dire : L’objet de comparaison, l’objet dont est tirée la façon de voir les choses, doit nous être indiqué, afin d’éviter que des inexactitudes ne se glissent sans cesse dans la discussion. Faute de quoi, tout ce qui vaut pour le paradigme de la théorie, on le prétendra valable volens nolens également pour l’objet dont on fait la théorie, et l’on prétendra qu’ « il doit toujours… »[9]

L’image la plus exacte d’un pommier entier a, en un certain sens, infiniment moins de ressemblance avec lui que la plus petite pâquerette. Et, en ce sens-là, une symphonie de Bruckner s’apparente infiniment plus étroitement à une symphonie de l’époque héroïque qu’une symphonie de Mahler. Si celle-ci est une œuvre d’art, alors c’est d’un genre entièrement différent. (Mais cette considération est elle-même, à proprement parler, spenglérienne.)[10]

La seule façon, veux-je dire, dont nous puissions éviter que nos prétentions ne soient injustifiées, ou vides, consiste à regarder l’idéal, dans notre activité théorique, pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme un objet de comparaison – pour ainsi dire comme étalon –, au lieu d’en faire un préjugé auquel tout doit se conformer. C’est en cela en effet que consiste le dogmatisme, dans lequel la philosophie tombe si aisément.

Mais quel est donc le rapport entre une réflexion théorique comme celle de Spengler, et la mienne ? Ce qui est injustifié chez Spengler : L’idéal ne perd rien de sa dignité lorsqu’il est proposé comme principe de la forme de la réflexion théorique. Une bonne pierre de touche[11]

Wittgenstein m’a conseillé de lire Le déclin de l’Occident de Spengler. Il s’agissait d’un livre, selon lui, de nature à m’apprendre quelque chose sur l’époque que nous étions en train de vivre. Un possible antidote à mon « incurable romantisme ». Après avoir lu le livre, je luis dis : « Spengler veut loger l’histoire dans des moules, et c’est une chose qui n’est pas faisable.

Wittgenstein : Oui, vous avez raison ; on ne peut mettre l’histoire dans des moules. Mais Spengler fait tout de même d’intéressantes comparaisons. Je ne fais aucune confiance à Spengler sur les détails. Il est trop souvent inexact. J’ai écrit un jour que si Spengler avait eu le courage d’écrire un livre très court, cela aurait pu donner un grand livre[12].

Le concept de représentation synoptique a pour nous une signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la façon dont nous voyons les choses. (Une sorte de « conception du monde » qui semble caractéristique de notre temps. Spengler.)

Cette représentation synoptique nous donne la compréhension qui elle-même nous permet de « voir les connexions ». D’où l’importance de la découverte de liens intermédiaires[13].

Quand il est question de démonstration de pertinence, (et de choses analogues) en mathématique, c’est toujours comme si, abstraction faite des séries particulières d’opérations que nous appelons démonstrations de pertinence, nous avions encore un concept très fort et de grande extension d’une telle démonstration, ou d’une démonstration mathématique en général. Tandis qu’en réalité, on emploie ce mot dans des significations nombreuses plus ou moins apparentées. (Comme par exemple les mots « peuple », « roi », « religion », etc. ; voir Spengler)[14]

Malgré quelques réserves importantes touchant au bon usage de la comparaison, tous ces textes montrent que la lecture de Spengler a pu jouer un rôle stratégique dans la critique des prémisses dogmatiques du Tractatus logico-philosophicus. Elle semble en tous les cas avoir éveillé chez Wittgenstein un souci descriptif de type naturaliste visant à honorer la relativité et la diversité des formes logiques et des phénomènes linguistiques effectifs ; elle semble l’avoir convaincu que le réalisme exigeait de substituer l’instabilité et la complexité des ressemblances et des apparentements à la rigidité normative et à la simplicité de l’essence. Quand on sait en outre qu’il conclut le célèbre passage des Remarques mêlées où il liste ses influences par la phrase : « Ce que j’invente, ce sont de nouvelles comparaisons »[15], on mesure mieux l’extrême importance méthodologique de Spengler pour le second Wittgenstein.

Proximité de ton, proximité de méthode, ces deux aspects sont donc absolument incontestables. Pourtant, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, on a le sentiment que ces deux points ne rendent pas encore tout à fait compte de la profondeur et de l’omniprésence de l’influence de Spengler dans la pensée du second Wittgenstein. À mon avis, cela tient à un excès de prudence. Il est tout d’abord peut-être un peu naïf de limiter le corpus de l’enquête aux passages de l’œuvre de Wittgenstein qui renvoient expressément à Spengler ou à ceux qui font ouvertement fonctionner certains de ses concepts les plus connus. Pourquoi en effet n’envisager cette influence que là où elle prend la forme d’une dette théorique consciente et reconnue ? De la même manière, comme Le Déclin de l’Occident est l’ouvrage le plus célèbre de Spengler et comme c’est, par ailleurs, le seul de ses ouvrages dont on puisse être absolument sûr, grâce au témoignage de Drury[16], que Wittgenstein l’a lu, on tient pour acquis que l’influence de Spengler sur Wittgenstein dérive intégralement de sa lecture du Déclin de l’Occident. Est-on cependant parfaitement assuré de cela ? À s’en tenir ainsi aux aspects seulement manifestes de ce rapport d’influence, on finit en tous les cas par conclure, à quelques rares exceptions près[17], que ses effets sont essentiellement méthodologiques et latéraux et qu’il n’affecte en rien la substance et les thèmes de la pensée de Wittgenstein. Dans l’essai qui va suivre, je voudrais montrer, sans tomber dans l’extrême inverse, que les rapports entre la pensée de Spengler et la seconde philosophie de Wittgenstein sont plus étroits et plus compliqués que cela et suggérer que l’influence de la première est en réalité tout à fait capitale pour éclairer la genèse de la seconde dans sa forme comme dans sa substance. Je le ferai en prenant le risque de m’appuyer sur un ouvrage méconnu de Spengler publié en 1931 et intitulé L’homme et la technique[18] car, bien plus que Le Déclin de l’Occident, celui-ci s’organise autour d’un certain nombre de thèmes et contient bien des développements qui rappellent de manière tout à fait saisissante ceux qui émergent dans les écrits du Wittgenstein des années trente et dans les Recherches philosophiques.

Avant d’en faire la présentation en insistant sur les nombreux passages qui paraissent avoir nettement inspiré la conception du langage qui sous-tend la seconde philosophie de Wittgenstein, il convient cependant de chercher à savoir s’il est au moins vraisemblable que Wittgenstein ait lu cet ouvrage. Car, une chose est claire, c’est qu’il ne le cite jamais et qu’aucun témoignage ni aucun commentaire[19] n’y fait référence. Affirmer qu’il le connaissait serait donc tout à fait désinvolte. Outre les analogies thématiques saisissantes dont il sera question plus loin, il existe toutefois un petit nombre de faits qui autorisent à en risquer l’hypothèse.

En premier lieu, il faut remarquer que les références expresses de Wittgenstein à Spengler sont massivement concentrées dans des écrits de 1931, l’année même où Spengler publie L’homme et la technique. Sur les six passages mentionnant le nom de Spengler dans les Remarques mêlées, cinq sont en effet de 1931. De même, le passage de la première partie des Remarques sur le « Rameau d’Or » de Frazer qui fait référence à Spengler à propos du concept de « représentation synoptique » est de 1931. Enfin, lorsque M. Drury rapporte dans son recueil de souvenirs que Wittgenstein lui a recommandé la lecture du Déclin de l’Occident, il date la scène en notant « 1930 ? », à la suite de souvenirs dont il a en revanche la certitude qu’ils datent très précisément de 1930. On dira bien sûr que cela ne prouve rien, que la préface des Remarques philosophiques et sa première esquisse, qu’on lit dans les Remarques mêlées, sont de fin 1930 et qu’il convient plutôt de comprendre cette multiplication de la référence à Spengler dans les écrits de Wittgenstein comme une réaction polémique à la publication en 1929 du Manifeste du Cercle de Vienne dont les rédacteurs abhorrent Le Déclin de l’Occident. Cela est certainement tout à fait exact, mais n’empêche en aucun cas de penser que Wittgenstein ait justement entrepris d’approfondir sa connaissance de Spengler en lisant l’ouvrage qu’il publia deux ans à peine après la sortie du Manifeste du Cercle de Vienne. Car, comme on le sait, Wittgenstein, qui passait pourtant pour l’avoir inspiré, ne se reconnaissait absolument pas dans le projet positiviste exposé dans ce manifeste. Il pouvait donc être tentant de chercher à s’en démarquer en valorisant de manière provocatrice l’oeuvre de celui qui avait été désigné comme un ennemi typique par les partisans de ce projet. Comme son nouvel ouvrage arrivait en outre deux ans à peine après le Manifeste du Cercle de Vienne, il pouvait tout à fait apparaître ou du moins être lu comme une sorte de réponse.

Cela est par ailleurs d’autant plus vraisemblable qu’il y a comme un écho entre ce que Wittgenstein déclare à M. Drury dans l’extrait des Conversations avec Ludwig Wittgenstein cité plus haut[20] et la préface de L’homme et la technique. Dans ce passage, on s’en souvient, Wittgenstein confiait à M. Drury les réserves que lui inspirait le détail des développements du Déclin de l’Occident et il ajoutait que Spengler aurait sans doute écrit un très bon libre s’il avait eu le courage de faire un livre très court. Or, il est tout à fait intrigant de constater que ces deux points, excès des détails et décision de ne sélectionner qu’un petit nombre de problèmes afin d’être plus clair et plus concis, sont très précisément ceux que Spengler mentionne dans la préface de L’homme et la technique[21] pour rendre compte de l’incompréhension qu’a pu susciter Le Déclin de l’Occident et pour tâcher d’y remédier dans ce nouvel ouvrage :

Dans les pages qui suivent, je présente au lecteur quelques réflexions extraites d’une œuvre plus vaste à laquelle je travaille depuis des années. Il était d’abord dans mes intentions d’utiliser une méthode identique à celle que, dans Le Déclin de l’Occident, j’avais limitée au groupe des Hautes Cultures, à savoir : L’histoire de l’homme depuis ses origines. Mais l’expérience de ce premier ouvrage a montré que la plupart des lecteurs ne sont point en mesure de conserver un point de vue compréhensif sur l’ensemble des idées. Ils se perdent dans le détail de tel domaine ou de tel autre qui leur sont familiers, ne tenant compte du reste qu’accessoirement, ou même pas du tout. En conséquence, ils n’obtiennent qu’une image déformée, tant à propos de ce que j’ai écrit que du sujet abordé par moi. Maintenant, comme alors, c’est ma conviction que le destin de l’Homme ne peut être compris qu’en envisageant simultanément et comparativement tous les domaines de son activité, et en évitant l’erreur de chercher à comprendre un problème quelconque – de sa politique, de sa religion ou de son art – exclusivement en fonction de certains aspects particuliers de son être – croyant ainsi que, cela fait, il ne reste rien de plus à dire. Sous le bénéfice de ces réserves, je me hasarde dans ce livre à prendre en considération quelques-uns de ces problèmes. Ils ne sont qu’un petit nombre parmi une multitude. Mais ils sont dépendants les uns des autres, et peuvent suffire provisoirement à aider le lecteur à risquer un premier coup d’œil sur le grand secret du destin de l’Homme.

Signalons enfin un fait peut-être plus significatif encore. Dans le texte fameux des Remarques mêlées qui s’achève par la liste de ses influences, Wittgenstein affirme qu’il n’a pas d’originalité philosophique substantielle et que la singularité de son entreprise est purement méthodologique. Si l’on est attentif à la première phrase de ce texte, on comprend que cet accès d’autodépréciation et de haine de soi suppose une distinction conceptuelle précise, celle qui oppose le « génie » et le « talent ». Certes, comme Jean-Pierre Cometti le fait remarquer, « La question du génie est récurrente dans les écrits de Wittgenstein. Ses réflexions à ce sujet sont à la mesure de l’importance que cette notion avait acquise à Vienne au début du siècle. Chez lui, elle entre étroitement en rapport avec sa conception de la judéité »[22]. Il n’y a évidemment rien à redire à ces observations. Il n’en reste pas moins cependant que ce texte de 1931 est le premier dans l’ensemble du recueil à faire référence à cette distinction. Or, il rappelle à plus d’un titre un passage situé au beau milieu du chapitre IV de L’homme et la technique, chapitre intitulé « Le second stade : langage et entreprise » qui est précisément le chapitre de l’ouvrage qui traite du langage et de ses liens avec l’action :

De même, l’invention ou la découverte, la conception, la computation et la gestion de procédés nouveaux sont des activités creatrices des cerveaux féconds, et le rôle d’exécutants est dévolu aux non-créateurs par une conséquence nécessaire. Nous rencontrons ici un vieux cheval de bataille, un peu suranné maintenant : la question du génie et du talent. Le génie est très littéralement (comme l’indique son origine étymologique genius, en latin la force génératrice mâle) le pouvoir créateur, l’étincelle divine apparaissant mystérieusement et subitement dans le cours des générations, s’éteignant, puis reparaissant dans une autre génération d’une manière aussi inopinée. Le talent est une aptitude particulière à des tâches déjà existantes, pouvant être portée à un haut degré d’efficacité par la tradition, l’enseignement, l’entraînement et la pratique. C’est le talent dont l’exercice implique le génie : non l’inverse[23].

Ces quelques éléments sont certes très loin de prouver que Wittgenstein a lu L’homme et la technique. On peut toutefois convenir qu’ils permettent de penser que cela n’est pas absolument impossible. Resterait alors une seule question : pourquoi n’en n’avoir jamais parlé ? C’est évidemment l’objection majeure et il faut bien avouer qu’il est très difficile d’y répondre de manière tout à fait convaincante. Pour ma part, deux pistes me viennent à l’esprit. On peut d’abord interpréter ce silence supposé en rappelant que Wittgenstein a lui-même indiqué que son entreprise philosophique devait sa singularité à une méthode d’élucidation et non à des thèses positives ou à des contenus thématiques originaux. Pour autant donc que l’emprunt ou l’influence restaient de nature thématique, pour autant qu’ils ne contribuaient en rien à l’élaboration de l’originalité formelle du travail de Wittgenstein, ils pouvaient très bien apparaître à ses yeux comme un simple matériel dont il n’y avait pas à signaler la provenance exacte de manière systématique[24]. Notons d’ailleurs que Wittgenstein mentionne très régulièrement Spengler lorsqu’il lui emprunte des éléments qui affectent sa méthode. En d’autres termes, la dette ne serait donc constituée que dans les cas où l’emprunt participe à l’innovation méthodologique, à cela seul que Wittgenstein est prêt à reconnaître comme tout à fait sien. C’est une première possibilité qui suppose toutefois qu’on soit prêt à distinguer aussi fermement entre méthode et substance thématique dans la seconde philosophie de Wittgenstein. Une autre piste, plus audacieuse mais pas forcément contradictoire, consisterait à avancer qu’il était peut-être trop difficile de justifier une dette théorique si importante à l’égard d’un auteur dont le positionnement idéologique et politique était devenu plus qu’inquiétant au début des années trente, a fortiori sans doute dans un milieu universitaire britannique progressiste et éclairé. Seconde hypothèse qui n’est pas sans intérêt, mais qui n’est pas non plus sans défaut, puisqu’on sait que Wittgenstein s’est souvent montré provocateur en matière de prise de position politique. Comme tout cela est néanmoins hautement conjectural, il est préférable de laisser là cette question pour en venir maintenant à l’essentiel : présenter L’homme et la technique en insistant sur les aspects de cet ouvrage qui semblent avoir nettement inspiré Wittgenstein à partir du début des années trente.

Mathieu Contou (Université Paris 1-Phico-Execo)

Mathieu Contou, agrégé de philosophie, ancien allocataire de recherche à Paris 1, rédige une thèse intitulée « Technique et signification dans l’oeuvre de Wittgenstein ». Un certain nombre de jalons de ce travail ont déjà été établis dans un cours donné en 2008 en première année de Licence à Paris 1: « La Pratique, statut et enjeux épistémologiques », dans deux communications orales : « La théorie éthologique de la signification chez J. Von Uexküll : un modèle du naturalisme de la seconde nature ? » (Séminaire de Master 2 de C. Chauviré, 2008) et « Wittgenstein et le fondement rituel de la certitude » (Journées doctorales de Paris 1, 2009), et dans un article: « La vie de l’usage. Philosophie du langage et vitalisme chez Wittgenstein » in Wittgenstein et les questions du sens, L’art du comprendre, numéro 20, Paris, 2011, p. 51-65

 J. Bouveresse, « « Dans les ténèbres de cette époque » Wittgenstein et le monde contemporain », Le « déclin de l’Occident » : Heidegger, Spengler & Wittgenstein in Essais I Wittgenstein, la modernité, le progrès & le déclin, Collection Banc d’essais, Agone, Marseille, 2000, p. 63-73

– J. Bouveresse, « « L’animal cérémoniel » Wittgenstein & l’anthropologie », III. Wittgenstein & Spengler in Essais I Wittgenstein, la modernité, le progrès & le déclin, Collection Banc d’essais, Agone, Marseille, 2000, p. 162-167

– J. Bouveresse, « Anthropologie et culture : sur une dette possible de Wittgenstein envers Goethe et Spengler » in Essais I Wittgenstein, la modernité, le progrès & le déclin, Collection Banc d’essais, Agone, Marseille, 2000, p. 223-238

– S. Cavell, « Les Recherches, tableau de notre temps » in Une nouvelle Amérique encore inapprochable de Wittgenstein à Emerson, I. Décliner le déclin Wittgenstein, philosophe de la culture, collection Tiré à part, L’éclat, Combas, 1991, p. 56-77

– C. Chauviré, « Humanisme et anthropologie » in Le moment anthropologique de Wittgenstein, Kimé, Paris, 2004, p. 139-148

– R. Ferber, « Wittgenstein und Spengler », Archiv für die Geschichte der Philosophie, bd. 73, 2, 1991, p. 188-207

– R. Haller, « War Wittgenstein von Spengler beeinflusst ? », Fragen zu Wittgenstein und Aussätze zur österreichischen Philosophie (« Studien zur österreichischen Philosophie », Bd. 10, Amsterdam : Rodopi, 1986), p. 155-169

– A. Janik, « Le tournant physionomique : Spengler et Wittgenstein » in Wittgenstein et les questions du sens, L’art du comprendre, numéro 20, Paris, 2011, p. 51-65

– K. Neumer, « Wittgenstein und die « Philosophien des Lebens » oder : war Wittgenstein ein « Österreichischer » Philosoph ? » in Wittgenstein-Studien, 10, 2004

– G. H. von Wright, « Wittgenstein et son temps » in Wittgenstein, T.E.R, Mauvezin, 1986, p. 215-229

Suite de l’article.



[1] A. Janik, « Le tournant physionomique : Wittgenstein et Spengler » in L’art du comprendre, « Wittgenstein et les questions du sens », 20, Paris, 2011, p. 51-65

[2] Ibid., p. 51

[3] L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF, Flammarion, Paris, 2002, p. 74

[4] Cf. Bibliographie

[5] L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, préface, Tel, Gallimard, Paris, 1975, p. 11

[6] L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF, Flammarion, Paris, 2002, p. 58-60

[7] Ibid., p. 58-59

[8] Peut-être en existe-t-il d’autres. Ce chiffre provient de mes propres recherches.

[9] L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF, Flammarion, Paris, 2002, p. 68

[10] Ibid., p. 75

[11] Ibid., p. 83-84

[12] M. Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, Perspectives critiques, Puf, Paris, 2002, p. 105-106

[13] L. Wittgenstein, Remarques sur le « Rameau d’Or » de Frazer, Philosophica III, TER, Mauvezin, 2001, p. 34

[14] L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, Folio essais, Gallimard, Paris, 1980, p. 384

[15] L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF, Flammarion, Paris, 2002, p. 74

[16] M. Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, Perspectives critiques, Puf, Paris, 2002, p. 105-106

[17] Ce reproche est au cœur de l’excellent article d’Allan Janik déjà cité : « Le tournant physionomique : Wittgenstein et Spengler » in L’art du comprendre, « Wittgenstein et les questions du sens », 20, Paris, 2011. Il corrige le tir en montrant que l’influence de Spengler affecte certains éléments substantiels de la philosophie du second Wittgenstein comme l’idée d’une connaissance tacite et pratique, la distinction entre le devenu et le mort et le devenir et le vivant, l’insistance sur la dimension expressive, incarnée et gestuelle de la communication linguistique, etc. Il faut également mentionner le travail pionnier de R. Ferber (« Wittgenstein und Spengler », Archiv für die Geschichte der Philosophie, bd. 73, 2, 1991, p. 188-207) qui est sans doute le premier à avoir établi le rapprochement entre les analyses de Wittgenstein et les éléments de philosophie du langage qu’on trouve dans l’ouvrage de Spengler Le Déclin de l’Occident. Il n’en reste pas moins que ces deux auteurs s’en tiennent exclusivement au Déclin de l’Occident.

[18] O. Spengler, L’homme et la technique, Idées, Gallimard, Paris, 1958

[19] À l’exception notable de Georg Henrik von Wright qui rapporte la chose suivante dans la note numéro 4 de son texte « Wittgenstein et son temps » : « Un étudiant allemand de Wittgenstein, M. H.J. Dahms, a attiré mon attention sur les ressemblances existant entre la conception spenglérienne du langage, particulièrement dans l’ouvrage tardif Der Mensch und die Technik (1931), et celle de Wittgenstein dans le Cahier Brun et au début des Recherches. Je trouve remarquables ces ressemblances. « Non-wittgensteinienne », cependant, est la théorisation spenglérienne, dans l’œuvre mentionnée, de l’origine du langage et de l’idéal de la communication linguistique. » (« Wittgenstein et son temps » in G.H von Wright, Wittgenstein, T.E.R, Mauvezin, 1986, p. 226)

[20] En particulier : « Oui, vous avez raison ; on ne peut mettre l’histoire dans des moules. Mais Spengler fait tout de même d’intéressantes comparaisons. Je ne fais aucune confiance à Spengler sur les détails. Il est trop souvent inexact. J’ai écrit un jour que si Spengler avait eu le courage d’écrire un livre très court, cela aurait pu donner un grand livre. », M. Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, Perspectives critiques, Puf, Paris, 2002, p. 105-106

[21] Un ouvrage effectivement beaucoup plus court : dans l’édition française de 1958 chez Gallimard, L’homme et la technique fait 150 pages et dans l’édition allemande que je possède, Der Menschund Die Technik. Beitrag zu einer philosophie des lebens, C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung München, 1931, il fait 88 pages. Il faut rappeler que Le Déclin de l’Occident était tout au contraire un essai fleuve de près de 880 pages, publié en deux tomes. Voir Le Déclin de l’Occident, I, II, Bibliothèque des Idées, Gallimard, Paris, 1976.

[22] L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF, Flammarion, Paris, 2002, note 26 (1931), p. 177

[23] O. Spengler, L’homme et la technique, Idées, Gallimard, Paris, 1958, p. 117

[24] Cette piste d’interprétation aurait le mérite de s’accorder avec les quelques textes dans lesquels Wittgenstein évoque la relation étonnante qu’il entretient avec les sources de sa propre pensée. La remarque de 1931 des Remarques mêlées dans laquelle il liste ses influences comme autant de matières sur lesquelles il a affiné et perfectionné son instrument de travail, mais aussi ce qu’il écrit dans la préface de chacun de ses deux ouvrages majeurs : « Jusqu’à quel point mes efforts coïncident avec ceux d’autres philosophes, je n’en veux pas juger. En vérité, ce que j’ai ici écrit n’élève dans son détail absolument aucune prétention à la nouveauté ; et c’est pourquoi je ne donne pas non plus de sources, car il m’est indifférent que ce que j’ai pensé, un autre l’ait déjà pensé avant moi. » (Tractatus logico-philosophicus, Préface, Tel, Gallimard, Paris, 1993, p. 31) et « Pour plus d’une raison ce que je publie ici touche à ce que d’autres écrivent aujourd’hui. – Si mes remarques ne portent aucun sceau qui les désigne comme miennes, – je ne chercherai pas davantage à les revendiquer comme étant ma propriété. » (Recherches philosophiques, Bibliothèque de philosophie, Gallimard, Paris, 2004, p. 22)

2 Comments

  1. Quelle productivité en ce moment, je n’ai plus le temps de vous lire :)
    Continuez comme ça surtout !

  2. Merci, vraiment un écrit très intéressant!
    Th

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