Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[1] Diogène Laërce ne le mentionne pas. Il aurait dessiné les plans de Thourioi, colonie refondée vers 444 en Italie, et dont Protagoras aurait été le nomothète (Diogène Laërce, IX, 50). Périclès aurait été à l’origine de cette fondation, et Hérodote fut citoyen de la nouvelle cité panhellénique. Voir Diodore de Sicile XII, 9-11 ; « Une sorte de « synœcisme panhellénique » avec dix tribus pour faire fusionner les citoyens des diverses origines », selon Françoise Ruzé, que je remercie vivement. Voir aussi Lévêque et Vidal Naquet, Clisthène l’Athénien, ch. VIII.

[2] Histoires, II, 109 : l’origine de la géométrie serait liée aux crues du Nil et à la nécessité pour l’Etat de conserver dans ses archives la surface exacte de chaque lot. Aristote (Mét., A, 982 b20) soutient que c’est l’étonnement et la curiosité pure qui sont à l’origine de la “théôria”. Adam Smith et Hayek reprendront cette idée contre la thèse “matérialiste” : Hayek, Studies in Philosophy, Politics and Economics, RKP, 1967, ch. II, note 1 (trad. fr. Les Belles Lettres, 2007). Les deux thèses ne sont peut-être pas incompatibles.

[3] Le “tektôn” est l’ouvrier ; “l’archi-tektôn” est un maître d’œuvres, nécessitant une organisation collective du travail, et donc une autorité.

[4] Celle de Chéops est la seule des sept ”merveilles” du monde encore visible. Allez à Saqqara, voir la première de l’histoire (2700 av JC), bâtie par le ministre du premier grand pharaon, Djeser, le scribe, prêtre, urbaniste et architecte Imhotep. Bien antérieur au mythique Dédale, architecte et ingénieur crétois : les palais minoens, vrais labyrinthes, datent de près d’un millénaire plus tard. Selon Hérodote, Dédale se serait inspiré du palais du pharaon Amménèmès III.

[5] Collingwood note que la Philosophie de l’Histoire de Hegel est centrée sur l’Etat, et déconnectée de l’art, de la religion, etc. (The Idea of History, Oxford University Press, 1946, p. 121. Ce grand livre n’est pas traduit).

[6] “Hitoricicisme” exprimé par le vers de Schiller : “Die Weltgeschichte ist das Weltgericht”, repris (sans le signaler : Popper, The Open Society ant its Enemies, II, ch. 12, note 11) par Hegel au § 340 des Principes de la Philosophie du Droit (PUF, trad J-F Kervégan, p. 430, note 2). L’historicisme, à ne pas confondre avec l’Historismus de Dilthey, s’exprime aussi selon Popper par l’idée que “History has a plot”. Tout est dit, et l’Histoire a un sens, une fin, et des “lois”.

[7] Voir M.H. Hansen, Polis et Cité-Etat, Les Belles Lettres, 2004. L’historien dégage à la fois des différences entre polis et Etat moderne et des similitudes (par exemple, l’idée de citoyenneté), ce qui l’amène à défendre la traduction de “polis” par “cité-Etat”. Engels parlait de “l’Etat Athénien” dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, (1884), Editions Sociales, 1975, ch. V.

[8] En tout cas Athènes, à la différence du régime idéal platonicien. Mais Hegel parle du “Staat” de Platon, destiné à éliminer “l’élement de subjectivité” né avec la démocratie. Sur ce point, Popper l’approuve. Voir mon article “ Platon vu de Vienne. Société ouverte ou belle cité ? ”, Internationale Zeitschrift für Philosophie, 2002, 2.

[9] La polis athénienne (l’Attique) avait la même superficie et le même nombre d’habitants (mais pas de citoyens, bien sûr) que le Luxembourg. Quant à Rome, après 168 (victoire sur les Macédoniens à Pydna) et 146 (destruction de Carthage), son imperium finit par devenir plus vaste que n’importe quel Etat de l’Union Européenne, jusqu’à son apogée, sous Trajan. Mais cet imperium est essentiellement le fait de la “République”.

[10] Point de départ d’Abraham. (Il n’y aura d’Etat hébreu qu’avec David. et Salomon,, selon la Bible.) Deleuze et Guattari, soutenant l’idée que l’Etat y est né “tout armé”, ne résistèrent pas au jeu de mot, en parlant d’“Urstaat originel” (L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972, p. 257).

[11] Phrase d’une importance considérable, attribuée à Jésus par les Synoptiques, et non bien sûr à Paul, comme Bernard-Henri Lévy a pu récemment l’affirmer doctement.

[12] Anarchie, Etat et utopie, PUF, 2003.

[13] Le Monde morcelé, Seuil.

[14] Voir la discussion sur le meilleur régime, dans les Histoires d’Hérodote, III, 80, le premier texte de la philosophie politique. Hérodote attribue le débat aux Perses, mais son lexique est athénien. L’isonomia est défendue par Otanès, l’oligarchia par Mégabyze, mais c’est la monarchia (Darios) qui l’emporte : les Athéniens pensaient en effet que c’était le meilleur régime …pour les Perses. Hérodote lut une partie de son livre à Athènes aux alentours de 440, sans doute en présence de Périclès, défenseur de l’isonomia, qu’Otanès décrit comme “le plus beau nom qui soit”, celui du gouvernement de la multitude (Plèthos archon).

[15] Aristote peut faire allusion à Clisthène, le “politique” réformateur et nomothète de la démocratie athénienne (508).

[16] Dans son dialogue (entre Socrate et Phèdre), Eupalinos ou l’Architecte (Gallimard, Poésie, 1970), Paul Valéry parle du Pirée : “Oser de tels travaux, c’est braver Neptune lui-même”. On peut voir l’entrée de l’étonnant tunnel-aqueduc construit par Eupalinos, à Samos, aux alentours de 550. Voir Hérodote (III, 60). Pour le Pirée, il n’y a guère de doutes : Xénophon (Hélléniques, II, IV, 11) narre sa reconquête par les démocrates (403), en disant qu’ils parvinrent sur “l’agora hippodamienne”.

[17] Voir Les Perses d’Eschyle (472), la seule tragédie qui nous soit parvenue et dont le sujet ne soit pas issu de la mythologie, mais de l’actualité. Le chorège en aurait été le jeune Périclès.

[18] A. Diès l’appelait “ le Haussmann du siècle de Périclès, grand aligneur de rues et logicien de l’urbanisme” (cité par Tricot, Aristote, La Politique, Vrin, p. 124.) Ce thème de l’urbanisme rationnel et “beau” reviendra dès le “Quattrocento”, par exemple avec Piero della Francesca (Città ideale). Mais Babylone avait déjà un plan en damier, selon Hérodote.

[19] Voir l’article érudit de G. Cursaru : www.ut.ee/klassik/sht/2006/cursaru1_a.html ; l’auteur cite les témoignages tardifs de Strabon, Stobée et Photios. Elle doute que la “diairésis” de Pol., 1267 b21, soit une allusion au découpage géométrique, et penche pour la division tripartite en groupes sociaux, qu’elle oppose au “découpage” du Pirée. Mais elle ne cite pas VII, 1330b 23.

[20] L’Impair est supérieur au Pair, comme l’homme a la femme, laquelle souffre de n’avoir que deux “membres inférieurs”. Pré-freudien ! Mais il faut noter que Plutarque (Vie de Thésée, 25) attribue la tripartition au légendaire fils d’Egée, personnification d’Athènes (voir les Suppliantes d’Euripide). Aristote, dans la Constitution des Athéniens (XLI), en fait le premier roi à s’être écarté de la monarchie absolue en dotant la cité d’une “véritable politéia”.

[21] Comme le remarque P. Pellegrin, la proposition d’Hippodamos aurait peut-être pu sauver Socrate (Aristote, Les Politiques, GF, note 2, p. 173.)

[22] Voir Bernard Manin, Principes du Gouvernement Représentatif, Flammarion. Pour des raisons obvies, les Athéniens ne tiraient pas au sort les Stratèges. Le problème de la compétence est crucial, et Platon ne s’est pas privé d’utiliser cet argument pour soutenir sa “sophocratie”, selon le terme de Popper. A Rome, les magistrats (sauf bien sûr les “dictateurs”) seront élus par les comices. Ils devront faire des campagnes électorales, en toge blanchie à la craie (candida), et grâce à leur “clientèle”. Voir la lettre de Quintus à son frère Marcus Tullius Cicéron,Petit Manuel de campagne electorale, Rivages, 2007.

[23] Voir P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, PUF.

[24] Comme le font Tricot et Pellegrin. Tricot s’appuie sur le commentaire de Maurus (1688), qui dit que si quelqu’un s’attribue l’invention de quelque chose d’utile, “multi calumniantur ac dicunt id non esse utile”. La traduction ici proposée peut s’appuyer sur Rép., I, 340d, où Thrasymaque accuse Socrate d’être un “sycophante”, un menteur, en affirmant que ceux qui gouvernent ne sont pas infaillibles, ce que, selon Popper, Platon aurait dû penser des philosophes eux-mêmes.

[25] Aristote procède à la critique de certaines réformes en en montrant les probables “effets pervers”, ce qui est l’une des sources des sciences sociales.

[26] Mais pour ce dernier, l’innovation est à condamner dans la cité idéale, alors qu’il propose une révolution totale du régime athénien “corrompu”. Dans les Lois, il s’agira de fonder une « colonie », en Crète, sur une table rase.

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Du nouveau chez les Anciens 

Cet article a précédemment été publié dans la Revue Philosophique, PUF, n° 4-octobre-décembre 2008, p. 407-22.

On ignore presque tout d’Hippodamos de Milet [1]. Il ne pouvait qu’aimer la géométrie, telle que Thalès, l’un de sept sophoi, l’avait “inventée”, ou plutôt avait commencé à en faire une recherche en soi, en s’inspirant des techniques de mesure de la terre (géô-métria) des Egyptiens, d’après Hérodote [2]. Nous voudrions montrer, à partir de ce que nous en dit Aristote, que l’urbanisme est une sorte de modèle de la question de l’innovation politique, et que les Anciens avaient déjà fait le rapprochement, et envisagé la plupart des attitudes possibles à l’égard du changement politique, telles que nous les connaissons aujourd’hui. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous aurons à faire un détour sur la question de l’Etat, et de ses rapports avec l’urbanisme et l’architecture, contre-exemple à l’idée “d’art pour l’art”.

L’architecture [3] est pour Hegel le premier des beaux-arts, chronologiquement et logiquement, puisqu’il y a une logique de l’histoire, un progressif développement et une auto-manifestation de l’Esprit se libérant dialectiquement de la matière, jusqu’à la reconnaissance finale dans le Savoir absolu. Celui-ci atteint, “l’art est pour nous chose du passé”. La chaîne des arts successifs (architecture, sculpture, peinture, musique, poésie) va du plus matériel et moins spirituel au moins matériel et plus spirituel. L’acmè de l’architecture est l’art égyptien, les Pyramides [4], art “symbolique”. Hegel savait bien que l’architecture ne s’était pas arrêtée en Egypte, et il admirait à juste titre la poésie grecque (Antigone !). Mais sa thèse l’obligeait à penser que chaque période se manifestait le mieux dans l’un des arts cités, ce qui fait de chaque période un “moment” de l’Odyssée de l’Esprit en quête de sa propre conscience d’être libre. Ce qui est curieux, c’est que le philosophe de l’Etat n’ait pas cherché à établir de liens systématiques entre esthétique et politique [5]. On pourrait y voir la manifestation de son “essentialisme”, qui l’amène à vouloir dégager les essences particulières de chacun des développements parallèles du Concept. Si l’on renonce à l’essentialisme et à tout historicisme (au sens de Popper [6], inventeur des deux termes), il vient que l’étude des rapports entre art et politique ne doit pas être confondue avec le genre auquel elle appartient, le rapport des arts (mécaniques ou libéraux, techniques ou “Beaux-Arts”) avec le social en général, genre indépassable, puisque l’homme est un animal social (malgré Hobbes et Rousseau, Aristote avait raison). Au sein du politique (l’ensemble des rapports de pouvoir ou d’autorité entre les hommes), il appert, en dépit des arguments de Foucault, que la relation à l’Etat est fondamentale. La polis grecque est en certains sens un Etat [7], en particulier en ce qu’elle distingue le public, le commun (to koinon) et le privé (to idion) [8]. La taille de la cité ne fait rien à l’affaire : la première phrase du Prince énonce que “tutti gli Stati, tutti i domini che hanno avuto ed hanno imperio sopra gli uomini, sono o reppubliche o principati”. Il va de soi pour Machiavel que les petites républiques ou les petites principautés sont des Etats [9]. Mais on peut entendre plus particulièrement par “Etat” une structure institutionnelle, un système de places et de rôles, distinct du reste de la société (“civile”, disons-nous depuis l’Ecossais Ferguson, repris par Hegel), possédant (ou plutôt dont les représentants autorisés possèdent) le monopole de la contrainte (Gewalt) légitime (Weber), de l’autorité suprême, sur un territoire donné, même si les frontières en sont encore vagues. L’Etat ou le proto-Etat en ce sens paraît être né à Sumer, à Ur [10], mais aussi en Egypte, en Anatolie, en Chine, puis en Perse…Et enfin à Rome, où l’idée juridique abstraite, institutionnelle d’Etat est dégagée. Le lien entre cette division du travail politique dirigeants /dirigés et l’origine des villes paraît plausible. La ville-Etat remplit les fonctions de défense du territoire, de garant de l’unité intérieure, de réglement arbitral des litiges grâce à l’établissement si possible écrit de règles juridiques (code d’Hammourabi, à Babylone vers 1800 av. J. –C.), de détenteur de l’idéologie officielle (à l’origine religieuse), et de coordination des actions collectives pour maîtriser (partiellement) la nature, en particulier le cours des fleuves. Cette multiplicité de fonctions entraîne la création d’un corps d’agents spécialisés dans leur gestion, rendue possible par l’invention de l’écriture (Sumer, Egypte) et du calcul. Ces fonctionnaires-scribes ont parmi leurs tâches celle qui consiste à prélever sur le produit de l’activité laborieuse des habitants un “surproduit”, selon le mot de Marx, “prélèvement obligatoire” qui se manifeste par des corvées, des charges à assumer (service militaire, liturgies), ou par des prélévements de matières produites (céréales, sel, huile, lait, vin…), et, avec l’invention de la monnaie, d’espèces (stipendium). L’Etat prélève : sa marque de fabrique est le fisc. Son drame, c’est le déficit. Payer le tribut, c’est “rendre à César ce qui est à César”[11]. Au grand dam des anarchistes, des marxistes et des libertariens, qui y voient un vol “légitimé” par l’idéologie officielle. Pour justifier ne serait-ce qu’un Etat minimal (Nozick[12], libertarien “modéré”), il faut bien faire quelque concession au plus grand penseur de la nécessité de l’Etat, Hobbes, pour qui il y a une disjonction exclusive entre la guerre de tous contre tous, l’an-archie, et l’Etat (fort). Or, il semble que l’Etat s’est toujours plus ou moins manifesté par le contrôle de l’organisation spatiale de la cité. L’Etat est bâtisseur, mais aussi organisateur des voies de passages entre les divers lieux des villes, et entre elles (Empires perse, chinois, romain…). Il y a presque toujours intervention de l’Etat dans la construction des murailles, des canaux, des voies, des ponts, des places publiques où l’on vient échanger et communiquer (agora, forum), intervention qui nécessite une coordination hiérarchisée des actions individuelles en synergie. L’urbanisme est au centre des fonctions de l’Etat et de ses édiles. En termes modernes, on dira que l’espace public ne peut pas être régulé par le seul marché. Mais faut-il pour autant que tout soit organisé par la puissance publique ? L’urbanisme est un modèle du problème plus général de la conciliation entre l’institution organisée et l’ordre spontané, entre la planification et la tradition. Tout ne peut pas être planifié. Mais tout ne peut pas être laissé au hasard et à la spontanéité.

Selon Castoriadis[13], les Grecs n’ont pas inventé le politique, au sens fonctionnel précédemment décrit, mais la politique, au sens d’une discussion publique sur la meilleure manière d’organiser les rapports d’autorité entre les différents citoyens : quel est le meilleur régime (politeia) et quelles sont les meilleurs lois[14]? La plus célèbre réponse philosophique à cette question est celle de Platon, dans son dialogue “Du régime politique” (Péri Politeias), traduit par “Res Publica” (Cicéron), ce qui peut prêter à confusion. Aristote procédera à une critique dévastatrice de l’utopie aristocratique, statique et communiste de son maître, auquel il “préfère la vérité”, dans le livre II de sa Politique. En bon pythagoricien (et néo-parménidien), et avant Plotin et Leibniz, Platon tient que ce qui est “vraiment” est “un” (monas, unité). D’où l’on peut inférer que plus un être (un “étant”, si l’on y tient) est un, plus il est. Plus la cité des gardiens sera une, plus elle sera une bonne imitation de l’Idée de Justice, car l’unité absolue n’est que paradigmatique, idéale, intelligible. Platon, anticipant la théorie dumézilienne de la trifonctionnalité “indo-européenne”, hiérarchise la “belle cité” en trois groupes, mais ne s’intéresse en fait qu’aux deux « castes » supérieures (les philosophes rois et leur armée), la troisième, les producteurs, étant formée d’étrangers pour l’artisanat et le commerce (limité au minimum : l’autarcie est l’idéal, comme pour Rousseau et Fichte) et d’esclaves pour le travail de la terre, comme on le voit dans les Lois. Mais dans la caste des gardiens, tout le monde pense de la même manière, et tout est commun, car c’est l’amitié (philia) qui lie entre eux les gardiens, et “qu’entre amis tout est commun”, maxime pythagoricienne fort importante, et que l’on retrouvera peu ou prou dans les Actes des Apôtres et chez les Anabaptistes, condamnés par Luther en des termes d’une rare violence, mais considérés par les marxistes (Engels, Bloch) comme les premiers communistes modernes. Or, la cité de la République étant trop “utopique” (ou topia : Thomas More lisait le Grec, et surtout Platon, dans le texte), Platon décrira bien plus précisément sa “cité seconde” dans les Lois, que critique aussi Aristote (en continuant curieusement à parler de “Socrate”, au lieu de l’Etranger Athénien, comme son personnage principal). Le Stagirite est implacable. Fidèle à sa thèse principale (l’être, le bien, le juste, la vertu, etc. “se disent en plusieurs sens”), il tient que l’unité d’une cité n’est pas l’unité d’un homme (Platon disait que la cité des gardiens s’exprimerait “comme un seul homme”), car une cité est l’harmonie d’une multiplicité : il ne faut pas dépasser le maximum d’unité compatible avec cette multiplicité. “Une cité n’est pas composée de gens semblables (…) elle est une unité composée d’éléments différant spécifiquement” (1261 a). Si une cité dépasse son optimum d’unité, elle perd sa spécificité de cité, laquelle n’est ni une grande famille, ni un individu. Sinon, c’est une homophonia que l’on obtient, et non une sumphonia (1263 b37).

A la suite, Aristote, après avoir parlé de Phaléas de Chalcédoine, en vient à l’analyse critique des propositions d’un autre théoricien de la meilleure organisation de la cité, antérieur à Platon, à savoir, nous y arrivons, Hippodamos de Milet (1267 b22). C’était un “météorologue” et un “physiologue”, comme les grands Milésiens, qui “disait vouloir discourir de la nature tout entière” (péri tèn olèn phusin), selon Aristote, une phrase qui de sa part n’est pas insignifiante. Hippodamos ne nous est connu par aucun écrit de lui, a fortiori aucun Péri Phuseôs. Aristote, qui ne cache pas son étonnement devant cet “original” aux cheveux longs, dit qu’il fut le premier des “non politiques”[15] à parler de la “meilleure cité”. Il inventa (heuré) la division (diairésis) des cités, et il “découpa” le Pirée[16] (peut-être à la demande de Thémistocle (les Perses en 480 avaient détruit Athènes et son port, avant que d’être défaits à Salamine[17])). Les archéologues nous disent que le plan géométrique “hippodamien” avait déjà été inventé au moins par les Milésiens, ou par une “fille” de la “métropole”, comme Métaponte. Mais il est probable qu’Hippodamos l’a amélioré[18]. On peut voir un tel plan “rationnel” à Priène, non loin de Milet, et, moins nettement, à Milet même, qu’Hippodamos aurait reconstruite après sa destruction par les Perses (495). Les rues spatieuses sont droites, se coupent à angle droit, et à chaque fonction sociale correspond un quartier[19]. Mais l’urbaniste est aussi à sa manière un “utopiste”, qui organise la cité, composée de dix mille personnes, en la divisant en trois (influence pythagoricienne, sans doute[20]) : les artisans, les agriculteurs et les guerriers. Le territoire devait être divisé également en trois : la partie sacrée, la partie commune, la partie privée, ce qui suggère une subtile analyse des fonctions sociales. Il critiquait aussi la procédure pénale athénienne, qui ne permettait que le choix entre la peine proposée par l’accusation et celle proposée par l’accusé[21], et il envisageait de donner la possibilité aux jurés de moduler leur sentence, en ne violant donc pas leur serment de donner une peine qu’ils jugent “juste”. Hippodamos proposait également une loi instituant des récompenses pour ceux qui auraient inventé quelque chose d’avantageux (sunphéros) pour la cité, ce que l’on peut considérer comme un mécanisme d’incitation à l’invention (technique ou autre). Dans son projet, tous les magistrats sont élus (“choisis”) par tout le peuple, ce qui en fait apparemment un démocrate plus proche des modernes que ne l’étaient les démocrates athéniens radicaux, pour qui seul le tirage au sort était non aristocratique[22], et seul garantissait à chaque citoyen la même probabilité d’être “tour a tour gouvernant et gouverné”. Aristote lui objecte que ce projet aboutirait à une suprématie de l’armée, et donc à une oligarchie militaire. Hippodamos prévoyait que les militaires tireraient leur subsistance du domaine public : dès lors, argüe Aristote, les paysans leur seraient inutiles, et, se nourrissant eux-mêmes par le travail de leurs terres, seraient en quelque sorte hors de la cité. La critique repose sans doute sur l’intuition selon laquelle, sans être unifiée à outrance comme la « belle cité » platonicienne, une bonne cité doit rendre chaque classe de citoyens dépendante des autres. Le Stagirite condamne aussi l’idée selon laquelle les juges pourraient délibérer, comme des arbitres dans les affaires privées : ce serait leur donner trop de latitude dans l’interprétation de la loi. Cela montre qu’Hippodamos était prêt à considérer les jurés en droit pénal comme des arbitres délibérant en commun (koinologesthai), ce qui nous paraît “moderne”, mais ce qu’Aristote, par ailleurs grand théoricien de la délibération[23], trouve trop audacieux. Il récuse enfin l’idée de récompenser par des honneurs les innovateurs, craignant une montée en puissance des “sycophantes”, qu’il ne faut peut-être pas traduire ici par “porteurs de fausses accusations”[24], mais par “fraudeurs” : des gens prétendant faussement avoir innové pour le bien de la cité. Aristote semble hostile aux incitations à l’innovation, comme il l’est au prêt à intérêt. Hippodamos paraît plus “moderne”. Mais sa suggestion, poursuit le Stagirite, pourrait entraîner des “changements de la constitution”, des révolutions[25]. Sans doute pense-t-il, comme Platon[26], mais de manière plus nuancée, qu’il ne faut pas favoriser l’innovation politique, au risque d’entraîner des guerres civiles, argument conservateur par excellence. Notons que pour Hippodamos, les artisans sont des citoyens, comme à Athènes, à la différence du sort inférieur que leur réservent Platon et Aristote.



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