Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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L’habitat, la perspective et le monde commun 

(à partir d’Hannah Arendt)

Agrégé de philosophie, docteur en philosophie morale et politique, Matthieu Lahure enseigne en lycée et comme chargé de cours à l'université de Paris IV (niveau master 1 et 2).

Les termes « habitat » et « habiter »[1] chez H. Arendt ne traduisent pas à première vue des considérations architecturales, urbanistiques ou géographiques. Habiter doit être entendu dans un sens proche de celui utilisé par Heidegger dans deux articles célèbres[2] pour décrire une certaine présence au monde. Il n’y aurait pas de pensée spécifique de l’habitat chez Arendt mais la reprise de l’hypothèse[3] selon laquelle il existe une relation ontologique entre les hommes et l’espace qu’ils occupent. Tentons de dépasser ce constat initial en confrontant la notion d’habitat à la typologie des activités humaines élaborée dans Condition de l’homme moderne[4].

Du point de vue du travail, l’habitat se limite aux exigences naturelles. Le travail correspond au processus biologique par lequel le corps assure sa survie en consommant ce qu’il produit[5]. L’habitat est pris dans le cycle de la vie et n’a pas de réalité spécifique, il lie l’individu à son propre corps sans l’intermédiaire d’un monde. Sous cette forme, habiter signifie mettre son corps en sûreté quelque part.

Il en va autrement du point de vue de l’œuvre, qui fournit un monde artificiel d’objets non-destinés à être immédiatement consommés par le cycle biologique. Le produit de l’œuvre s’ajoute au monde. Comme œuvre de nos mains[6], nos maisons et nos édifices donnent un sens spécifiquement humain à l’habitat par la projection d’intentions : utilité, durabilité, beauté. Habiter ne consiste plus seulement à occuper la Terre mais à fabriquer un monde[7].

Du point de vue de l’action enfin il est difficile de déterminer une manière d’habiter. Arendt définit l’action comme l’activité mettant directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire d’objets naturels ou construits. Elle correspond aux actes, paroles et pensées n’ayant de réalité qu’à travers la reconnaissance qui en est faite par autrui. L’action réclame un espace d’apparition et un effort de conservation mémorielle pour exister. Cette existence est relative à l’espace entre les hommes ce en quoi l’action est spécifiquement politique[8]. Comme l’action ne produit pas un monde d’objets, l’habitat ne peut avoir qu’un sens métaphorique et général : habiter signifie participer au monde commun, lequel constitue un horizon pour la reconnaissance de nos actes et de nos paroles.

En résumé, l’habitat aurait un sens naturel (survivre) et un sens technique (rendre habitable par des œuvres durables, utiles et belles), mais aussi un sens introuvable du point de vue de l’action où l’homme révèle pourtant sa spécificité et actualise sa liberté. L’habitat n’est pas une forme d’agir, il est une modalité du faire et comme tel, il n’atteint pas à la spécificité du politique. L’espace d’apparition qui concerne l’action est entre les hommes et non l’œuvre de leurs mains. Dans le partage antique entre le privé et le public, l’habitat concerne l’entretien de la vie et non l’engagement dans le monde commun. Il a un rapport avec le propre et le caché, il donne un lieu pour soi mais il n’est pas lié à la forme la plus accomplie de l’existence humaine.

Pourtant, les différentes activités sont conditionnées entre elles. L’entretien de la vie est nécessaire à l’émergence d’un monde d’objets, lesquels stabilisent la vie sous une forme typiquement humaine par opposition avec le cycle indifférent de la nature[9]. Or, ce que l’œuvre donne à l’homme comme être vivant (et travaillant) elle le donne également à la sphère précaire de l’action. La reconnaissance de l’action passe par la mémoire qui implique elle-même une réification sans laquelle « les activités vivantes d’action, de parole et de pensée perdraient leur réalité à chaque pause et disparaîtraient comme si elles n’avaient jamais été »[10]. Pour être réel le monde des actions humaines dépend de la présence d’autrui et de la transformation de l’intangible en objets concrets[11] : écrits, tableaux, monuments.

Dès lors l’œuvre n’est pas totalement étrangère à la reconnaissance de l’action et il devient possible d’envisager une fonction politique de l’habitat. Il faut distinguer celle-ci de la simple vocation sociale à organiser la coexistence des individus[12] et la relier à ce qui est politique pour Arendt, la constitution d’un espace commun où les individus peuvent paraître aux yeux de la pluralité. Cela est manifeste dans la dimension esthétique qui peut caractériser l’habitat comme œuvre de nos mains puisque « en raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels » [13]. Les monuments que les hommes bâtissent ont une durabilité supérieure à ce qu’exige la fonction de logement de nos maisons. Dans l’intégration d’une dimension esthétique, les œuvres d’architecture montrent que l’habitat dépasse la fonction de rendre la Terre habitable pour la vie. L’habitat vise une durabilité[14] qui diffère de l’utilité sociale et ne peut avoir rapport qu’avec l’action en quête de reconnaissance mémorielle.

En ce sens, l’historien de l’art D. Arasse[15] affirme que la naissance de la perspective dans la peinture italienne de la fin du Moyen Age n’est pas étrangère à des considérations politiques[16]. Ce sont essentiellement des architectes[17] qui ont élaboré la perspective géométrique et l’invention de celle-ci est contemporaine de la construction des premières places publiques à ordonnance symétrique[18], lesquelles sont, par excellence, le lieu de la liberté politique[19]. Si on ajoute que les premières perspectives géométriques en peinture représentent des pavements[20], motif urbain typique des places de ville, on comprend qu’une certaine conception de l’action politique est en jeu. L’apparition de la perspective géométrique révèle une préoccupation architecturale et urbanistique essentielle : il faut donner un lieu à l’action politique, une place pour que l’histoire se fasse en commun[21]. Et si cette préoccupation contamine la peinture –art par excellence de notre être au monde- c’est que la représentation de la place publique comme espace politique est elle même nécessaire à la prise de conscience par les citoyens de leur liberté politique. La perspective géométrique en peinture est l’outil réflexif par lequel l’espace d’apparition politique qu’est la place publique est rendu visible, comme en une mise en abyme de l’apparaître qui caractérise l’action.


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Notes et remarques

[1] Le terme anglais utilisé par Arendt est « inhabit ». On le trouve par exemple dans The Human Condition : « inhabit the world » (p 7 et p 236), ou encore « a world inhabited » (p 22). ARENDT Hannah, The Human Condition, Chicago, Chicago University Press, 1958, 1998 pour la seconde édition.

Voir ARENDT H., Condition de l’homme moderne, Paris, édition Pocket, 1994, traduction de Georges Fradier, pour la traduction française. Les citations mentionnées dans la suite de l’article sont tirées de cette édition française avec l’abréviation CHM.

[2] HEIDEGGER Martin, « Bauen, Wohnen, Denken », Conférence du 5 août 1951 dans le cadre du II° entretien de Darmstadt, publiée dans Neuer Darmstadter Verlagsanhalt, 1952. «Dichterisch wohnt der Mensch», Conférence du 6 octobre 1951 sur la « Colline Bühler », publiée dans Akzente, cahier 1, 1954. Voir HEIDEGGER M., « Bâtir, habiter, penser » et « l’Homme habite en poète », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, collection Tel, 2004, traduction d’André Préau, pp 170-194 et pp 224-248.

[3] Hypothèse impliquée par toute pensée d’inspiration phénoménologique ; le terme « habiter » présentant l’intérêt de pouvoir jouer de son sens actif et de son sens passif : nous habitons l'espace et l’espace nous habite

[4] Voir notamment CHM, pp 41-46. Par exemple : « Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu mais aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses produits –le décor humain- confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire. » CHM, p 43.

[5] Par exemple, l’animal (re)fabrique en permanence son abri ou cherche chaque nuit un lieu pour dormir et échapper à ses prédateurs.

[6] C’est l’expression souvent employée par Arendt et qu’elle distingue du travail du corps.

[7] Habiter et rendre habitable forment alors une seule activité : l’humanisation de notre milieu naturel.

[8] Puisque le politique est, pour Arendt, le phénomène directement lié au fait de la pluralité humaine.

[9] « La réalité et la solidité du monde reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins du monde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde ». CHM, p141. Et aussi : « l’animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel du processus vital, éternellement soumis à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut échapper à cette condition qu’en mobilisant une autre faculté humaine, la faculté de faire, fabriquer, produire, celle de l’homo faber qui, fabricant d’outils, non seulement soulage les peines du travail mais aussi édifie un monde de durabilité. La rédemption de la vie entretenue par le travail, c’est l’appartenance au monde entretenu par la fabrication.» CHM, p 301. Voir aussi ARENDT H., Qu’est ce que la politique ?, Paris, édition du Seuil, 1994, collection Points Essais, traduction de Sylvie Courtine-Denamy, p 59. Noté QP dans les indications suivantes.

[10] CHM, 141. voir aussi QP p 135.

[11] « [les hommes de parole et d’action] ont besoin aussi de l’homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l’écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent et qu’ils racontent, ne survivrait pas un instant. Afin d’être ce que le monde est toujours censé être, patrie des hommes durant leur vie sur terre, l’artifice humain doit pouvoir accueillir l’action et la parole, activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles aux nécessités de la vie, mais en outre, diffèrent totalement des multiples activités de fabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu’il contient. » CHM p 230. C’est nous qui surlignons.

[12] C’est-à-dire les « loger ».

[13] CHM, p 223.

[14] « Dans cette permanence, la stabilité même de l’artifice humain qui, habité et utilisé par des mortels, ne saurait être absolue, acquiert une représentation propre. Nulle part la durabilité pure du monde des objets n’apparaît (…) de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d’êtres mortels ». CHM, p 223.

[15] Voir par exemple, ARASSE Daniel, « L’invention de la perspective », et « La règle du jeu » in Histoires de peintures, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 2004. pp 59-71 et pp 125-138. Il s’agit de la transcription d’émissions animées par l’historien de l’art sur France Culture durant l’été 2003.

[16] « A son origine, c’est-à-dire dans les années 1430-1450, la perspective a une dimension politique. C’est un instrument de représentation qui a aussi des résonances politiques ». ARASSE, p 130.

[17] Parmi lesquels, au premier chef, Filippo Brunelleschi (1377-1446) dont on dit qu’il aurait inventé la perspective géométrique pour suppléer à la fastidieuse construction de maquettes.

[18] On trouve par exemple l’affirmation selon laquelle les places urbaines à ordonnance géométrique seraient une invention de la Renaissance italienne dans JESTAZ Bertrand, La Renaissance de l’architecture, Paris, Gallimard, 1995, p 94.

[19] ARASSE, pp 132-133. Arasse se réclame des travaux de Nancy Struever. STRUEVER Nancy, Theory as practice: ethical inquiry in the renaissance, Chicago: University of Chicago Press, 1992.

[20] ARASSE, p 74.

[21] « La perspective construit d’abord un lieu d’architecture, qui est une place, et sur cette place l’Histoire se déroule ». ARASSE, p 63. Pour Alberti (1404-1472), le grand théoricien de la peinture, l’action dans un tableau ne doit pas représenter un « tumulte ». Ce terme évoque un épisode précis à Florence en 1435, à savoir les révoltes populaires de la fin du 14ième siècle, « le tumulte des Ciompi » qui met en danger la liberté politique. Alberti appartient au cercle humaniste florentin se réclamant de Coluccio Salutati (1331-1406), grand chancelier de la ville de Florence. Tout concourt donc à relier l’invention de la perspective en peinture d’une part et la liberté politique dans le sens de l’humanisme civique d’autre part.