Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[13] HEIDEGGER, Martin, "Lettre sur l’humanisme", Questions III et IV, Gallimard, collection TEL, p. 112. Traduction modifiée.

[14] Pour traduire le mot Ereignis, qui signifie ordinairement événement, certains traducteurs utilisent le terme « appropriation », qui a le mérite d’insister sur le lien que fait Heidegger entre Ereignis et eigen, « propre ». Mais le sens ordinaire du mot « appropriation » implique une idée d’accaparement qui n’est pas présente dans l’entente heideggerienne du terme. On peut alors recourir au terme « appropriement », qui existe notamment en Belgique, mais celui-ci signifie l’action de rendre propre, au sens de « nettoiement ». Le terme « appropriement » est certes assez rare pour qu’une telle connotation soit vraiment gênante : au prix d’une grande torsion de son sens ordinaire, il nous semble donc possible d’utiliser « appropriement » pour traduire Ereignis. Mais nous proposons plutôt d’utiliser le terme « accord », parce que celui-ci est nettement plus courant et plus riche : apparenté au mot « cœur », mais également influencé par le mot « corde » auquel il n’est pas lié étymologiquement, il nous semble particulièrement apte à traduire l’idée d’une chose venant au monde depuis le retrait, et susceptible d’être inscrite par l’œil humain dans un cadre de donation. Devant une telle singularité, ses propriétés intrinsèques (essence), ou même le fait qu’elle soit (existence), comptent moins que son adéquation au monde et son exposition à l’homme.

[15] Op. cit., p. 14 et 481.

[16] Op. cit., p. 464.

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« Sauver la Terre ? » 

À défaut de pouvoir analyser patiemment ces textes, contentons-nous de leur apporter deux remarques. Premièrement, il faut dissiper l’apparence de contradiction que peut produire le rapprochement entre ces deux passages. Heidegger écrit d’abord qu’il arrive que le dieu paraisse « au présent » ou « dans sa présence » (in seiner Gegenwart) ; puis il écrit ensuite que le dieu ne doit pas être confondu « avec ce qui entre en présence » (mit dem Anwesenden). Les deux formes de présence doivent être nettement distinguées : le terme das Anwesende désigne ici ce qui se déploie devant le regard humain, d’une manière temporelle et sensible ; en revanche, le terme die Gegenwart désigne ici un mode de présentation manifeste (par opposition avec une présentation qui resterait voilée), mais qui n’est pas réductible à celui des autres choses du monde. Ainsi, même quand il ne se dérobe pas « derrière son voile », le dieu paraît au présent avec son voile, à la différence des choses dont la présence vient s’offrir immédiatement au regard. Le dieu « paraît au présent » lorsqu’il se montre à travers des signes tenus pour divins. Le dieu « se dérobe derrière son voile » lorsqu’il ne donne plus de signes, ou que la provenance divine des signes n’est pas reconnue. Notre propre époque se distingue à cet égard d’une autre, passée ou à venir, où les hommes sont familiers de la présence des dieux ; mais en aucun temps les dieux ne se montrent à la manière des autres choses du monde.

La deuxième remarque est que ces passages ont de toute façon une intention commune : rapporter le dieu à « la déité » (die Gottheit). Les signes apportés aux hommes sont transmis par les dieux, mais proviennent d’une dimension encore antérieure, douée d’un « commandement » (Walten) « saint » (heilig) et « caché » (verborgen). Le lecteur serait en droit de demander ici quelques éclaircissements à propos de la déité, mais ces articles n’en apportent pas. Un passage célèbre de la Lettre sur l’humanisme énonce en revanche : « Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’être que se laisse penser l’essence du saint. Ce n’est qu’à partir de l’essence du saint qu’est à penser l’essence de la déité. Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la déité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot "dieu"[13] ». Pour comprendre ce qu’est la déité, il faudrait donc revenir au saint, puis à la vérité de l’être. Or, comme l’indiquent tous les textes tardifs de Heidegger, la vérité de l’être ne s’éclaire elle-même qu’avec la pensée de l’accord (Ereignis[14]).

Au gré de ces médiations successives, la notion heideggerienne d’habitation renvoie donc à celle d’accord. Un accord advient en effet lorsqu’une chose, issue provisoirement du retrait, entre en présence aux yeux d’un homme, et lorsque celui-ci ne la réduit pas à autre chose qu’elle-même, mais la considère en tant que telle, selon sa dépendance propre avec le retrait et son propre ajustement avec le monde. Dans ces conditions, « habiter la terre » pour un homme, c’est rapporter la chose qui paraît au monde auquel elle appartient, et se souvenir, ou s’émouvoir, du fait qu’elle soit accordée au monde avant d’être disponible pour l’exploitation humaine. Enfin, « sauver la terre », c’est juger qu’une telle primauté doit être défendue comme un droit. On comprend que le regard d’un poète puisse ouvrir un tel horizon.

Dans le contexte du formidable développement de la pensée scientifique depuis quatre siècles, l’affaiblissement de la notion de Dieu créateur rend certes difficilement concevable un tel accord : l’idée même de donation semble nécessairement renvoyer à une volonté suprême transcendant le monde. On pourrait d’ailleurs interpréter cette association d’idées avec Pascal Boyer, comme une activité incoercible de l’esprit. Toutefois, l’affaiblissement de la notion de Créateur a aussi le grand avantage d’exiger une meilleure expression de ce que nous devons avoir en vue. L’apport de la phénoménologie relativement à cette question est de rendre pensable un mode d’être manifeste pour notre réceptivité finie, mais que la notion d’état mental ne suffit pas à décrire. Du point de vue phénoménologique, on pourrait alors se risquer à définir les dieux comme l’ensemble des rapports que l’homme a la possibilité d’entretenir avec des figures infiniment plus hautes que lui-même et susceptibles de fournir autant de règles pour ses relations avec les choses. Il serait alors ironique de lire sous la plume de Pascal Boyer une référence à Shakespeare disant de la poésie « qu’elle donne une demeure et un nom à des riens aériens[15] ». S’ils habitent la poésie, les dieux sont des « riens » qu’il est vain de vouloir réduire à néant. Ils ne seraient certes plus rien si toute intelligence venait à disparaître, mais, comme sources d’espoir, de beauté, de sens, ne sont-ils pas immortels et d’une tout autre qualité que nous-mêmes ?

La limite de la perspective anthropologique est la conséquence nécessaire de sa méthode consistant à reconduire l’homme aux causes qui expliquent son état. Celle-ci conduit sans doute à négliger la rupture avec les autres espèces qu’implique, sur les plans intellectuel et émotionnel, le pouvoir de considération globale dont dispose la pensée humaine. Pour autant, les hypothèses de Darwin et des autres grands scientifiques, ne sauraient plus être dénigrées, ou qualifiées complaisamment d’exactes, comme le fait Heidegger. Sans nier la tension qui les relie, il est temps de reconnaître la complémentarité des approches explicatives et phénoménologiques.

Pour définir l’habitation, la tension pourrait se résumer ainsi : du point de vue anthropologique, l’habitat est la façon dont l’homme s’inscrit dans son « environnement » ; étant donné la situation écologique actuelle, la condition pour que l’habitation demeure vivable est de trouver un mode de développement moins consommateur d’énergie et moins déstructurant pour le climat ; la découverte d’une telle organisation pourrait être décrite comme une nouvelle phase évolutive. Au contraire, dans la perspective heideggerienne, habiter veut dire : vivre en mortel, en devenant attentif au surgissement propre des choses ; étant donné le destin dominant notre temps, la condition pour mener une vie digne serait de se soumettre librement à la normativité qui se manifeste en chaque accord ; la volonté d’une telle soumission pourrait constituer un « nouveau commencement ».

À l’instar de Pascal Boyer, qui s’étonnait qu’avec un cerveau organisé semblablement, certains hommes soient croyants et d’autres ne le soient pas[16], il faudrait alors se demander pourquoi certains hommes se sentent infiniment redevables pour la vie, tandis que d’autres semblent au contraire ne pas souffrir de n’avoir aucune instance à remercier. La gratitude à l’égard de la provenance des choses – aspect fondamental de toutes les religions dont Pascal Boyer, quant à lui, ne parle pas – semble en effet diviser non seulement la communauté philosophique mais l’humanité elle-même. S’il revient à l’anthropologie de nous éclairer davantage sur les causes d’une telle scission, il appartient à la phénoménologie de produire les descriptions qui convaincront les plus sceptiques.

Clément Layet

Université Blaise Pascal

Clermont II