Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[1] Michel Foucault, Espace, savoir et pouvoir, in Dits et écrits, vol. 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto, 1994, p. 1092.

     Arona Moreau - Page 1

Qu’est-ce qu’une architecture des milieux ? 

La formule architecture des milieux nous renvoie à la manière dont se construisent les lieux dans une société. Ce concept a une histoire forte : il est l’un des paramètres critiques les plus pertinents pour mesurer la portée générale de la rationalité politique et gouvernementale pratiquée depuis la fin du XVIIIe siècle dans le monde occidental. On la comprend communément comme un ensemble de techniques acrobatiques, géométriques et artistiques, entre la mesure et le design. Mais se limiter à cette conception naïve de l’architecture c’est se contenter d’une présentation de façade car nos murs, nos routes et bâtiments, nos plages et campagnes, nos écoles et prisons, nos rues, nos coins et recoins ne sortent pas du hasard. Nous le voyons, ils se modifient tous les jours, ils sont en perpétuel mouvement ; et il suffit de comparer les souvenirs proches ou lointains que nous avons d’un lieu à ce que celui-ci est devenu pour bien s’en convaincre. Mais alors, au-delà de l’architecture, que peut bien représenter, une architecture des milieux ? Comment s’est-elle constituée au fil de l’histoire ? Comment se rend-elle politiquement opérationnelle ?

I. De l’architecture à l’architecture des milieux

Il y a un penchant physico-géométrique très fort dans l’architecture, mais qui ne forme que le squelette ou le matériau technique par lequel se définit la pratique architecturale. Les architectes de métier ont besoin de cet outil, mais ce ne sont pas eux qui décident de l’évolution de nos espaces de vie. Ils constituent la main du peintre mais pas son esprit et son tact. Il y a bien évidemment autre chose que le limité et l’illimité, que le stable et l’instable, il y a le contact des couleurs qui dépasse cette conception mécanique de l’objet architectural et qui rend vivant autant l’art que la mesure dans l’architecture. Les ruptures et discontinuités vivantes ne peuvent en aucune façon être appréhendées de manière strictement formelle car elles se fondent sur un ensemble de structures et structurations sociales, culturelles, historiques, humaines, bref, vivantes et politiques. L’art ou la manière de construire nos villes et campagnes, nos lieux de rencontres et d’échanges, nos lieux divers de vie, n’obéit pas au figé, il ne répond pas d’un savoir-faire strict, établi entre formules et théorèmes.

L’architecture n’est pas qu’une mécanique, et le travail de l’architecte ne consiste pas en un montage d’éléments prédisposés. Une architecture des milieux doit, au-delà de la conception classique de l’architecture, se fonder sur l’idée d’une totalité vivante dont la définition nous renverrait à la Population chez Foucault. L’architecture des milieux n’est pas un chapitre de l’architecture, mais une question d’une valeur illustrative exceptionnelle dans l’examen de la gouvernementalité politique moderne. Et entre la forte tendance biopolitique dans le renouveau de la pensée politique et la question de la Biosphère, nul doute qu’elle a de beaux jours devant elle. La valeur critique du concept d’architecture des milieux témoigne de la cotation épistémologique mais également pratique de celui-ci. C’est un concept qui agit autant sur la conception que sur la pratique du métier d’architecte et de l’objet politique. Mais l’architecture des milieux n’est pas un simple concept, elle ne s’inscrit ni dans l’abstrait ni dans le virtuel, elle renvoie à une pratique avant tout politique de la société vivante moderne.

II. L’apparition du concept de ville.

Selon les analyses de Michel Foucault, l’architecture des milieux est apparue vers la fin du XVIIIe siècle avec la découverte de la société comme objet total et vivant du politique et l’émergence conséquente d’une rationalité nouvelle de l’exercice du pouvoir politique dans la société occidentale. « Ce que l’on a découvert à l’époque (et ce fut l’une des grandes découvertes de la pensée politique de la fin du XVIIIe siècle) c’est l’idée de société. A savoir l’idée que le gouvernement doit non seulement administrer un territoire, un domaine et s’occuper de ses sujets, mais aussi traiter avec une réalité complexe et indépendante, qui possède ses propres lois et mécanismes de réaction, ses réglementations ainsi que ses possibilités de désordre ».[1] C’est précisément à ce moment que l’Etat a commencé à intégrer de manière globale la dimension vivante de l’espace comme objet central de son exercice du pouvoir politique. C’est à ce moment qu’apparaît véritablement la ville ou l’urbain comme question politique, le complexe des rapports humains et sociaux dans le cadre d’un espace naturel bien déterminé devient alors un enjeu capital de la pratique politique.

La rationalisation du rapport global à la vie joue un rôle autant entre les hommes qu’entre la société vivante et son espace de vie; et cela dans le sens de l’idéalisme biopolitique. L’architecture des milieux devient alors une composante majeure de la biopolitique. Elle se confond même historiquement avec cette dernière car intégrant en toute plénitude, au-delà de sa rigueur géométrique, ce paradigme entier et absolu de la vie qui alors s’imposa, comme par essence, à la politique. C’est avec la découverte de la société vivante que l’architecture est sortie de son artificialisme esthétique et la pensée comme la pratique politique de leur enfermement dans l’idéalisme contractualiste. Au-delà de l’esthétique de l’espace, tout projet architectural se présente comme un composite de plusieurs facteurs et situations. De nos plans domiciliaires à nos grands édifices urbains, tout dans nos architectures obéit à des composantes extérieures d’ordre bien différent de la matière des architectes. Il n’est plus question de murs et murailles, de lieux et d’espaces, mais d’un milieu vivant qui s’appelle la société. L’architecture devient alors, plus qu’un métier, un outil politique.

Les architectes, tout en gardant leur potentiel technique, sont conduits à travailler avec d’autres matières et d’autres métiers. L’architecte n’est plus que le maillon esthético-géométrique d’une chaîne active qui va du conseil des décideurs au chantier des manœuvres. Mais il reste incontournable dans ce dispositif, il n’est ni le géomètre ni le cadastreur ni l’entrepreneur, il occupe une place transversale à toutes ces fonctions et se retrouve ainsi au cœur de l’entreprise vivante de la cité. Des questions pratiques se posent ainsi au pouvoir politique, à savoir la construction d’une ville ou d’une quelconque agglomération à la lumière de cette rationalité nouvelle sur laquelle se fonde l’exercice du pouvoir politique. La politique cherche avec l’architecture à concevoir une société bien ordonnée. Cet ordre, comme la vie, reste un complexe de choses qui renvoient en termes pratiques à la mise en place d’un dispositif stratégique prenant en compte la dynamique sociale dans sa globalité et faisant usage d’une multitude de paramètres d’appréhension et d’action. En s’interrogeant sur la manière de construire la ville, des plus petites ruelles aux plus grands monuments, des segments privés habités aux espaces publics fréquentés, des lieux de savoir aux lieux de loisirs, des lieux de culte aux cimetières, des bureaux aux usines, et en agissant sur l’action individuelle et collective dans le sens d’entretenir et de promouvoir la vie de tout ce monde dynamique, la politique adopte l’architecture comme un outil majeur et irremplaçable dans l’exercice objectif du pouvoir qui lui est assigné. De l’architecte au politique, l’architecture se métamorphose car obéissant avant tout à un projet de vie, à un projet social.

L’architecture des milieux nous présente sans aucun doute l’un des tableaux les plus complets de la pratique gouvernementale. A s’y intéresser davantage, on verrait qu'elle révèle, entre cas et exemples divers et entre savoir et savoir-faire, goûts esthétiques et priorités sociales, potentialités physiques et créations expertes, technologies disciplinaires et sécuritaires, une vitrine presque parfaite de la pratique politique. Mais le terme décisif dans la formule architecture des milieux reste le milieu. L’architecture obéit à cette matière objective sur laquelle elle doit agir. C’est de celle-ci que dépend entièrement la nature de son action. La politique commence ainsi à se poser des questions plus concrètes mais vivantes et réelles, des questions, pourrait-on dire, domestiques. C’est comme le maître qui prend l’initiative de réaménager sa classe, des murs au sol, du bureau aux rangées d’élèves, du tableau au fond de classe, après avoir jugé qu’une telle action pourrait rendre les écoliers plus motivés et plus performants. Si dans cet exemple, la finalité de l’action de refaire la classe reste la performance de l’élève, dans le cas du politique la finalité de cette architecture du milieu devient la vie. Comment, au-delà des institutions et des lois, organiser la vie de la cité ? La vie de la cité, ce n’est rien d’autre que le monde des gens avec leurs pratiques et usages. L’Etat agit alors sur la quotidienneté sociale.

La découverte de la société a complètement bouleversé le politique au point que l’Etat ne se limite plus à simplement gouverner, il gouvernemente. On gouverne avec des lois, mais on gouvernemente avec des actes, des chaussées. L’Etat n’est plus dans sa tour d'ivoire, il descend dans les vies. Il se surprend, au-delà des noms et symboles rattachés aux localités, à se demander : qu’est-ce qu’une ville ? Comment la construire suivant l’idéal imaginaire qui lui est associé ? Comment agir sur le milieu physique de la ville en accord avec la vie de la société ? Mais se pose alors la question de savoir ce qu'est la vie d’une ville, d’une Population. L’Etat devient tout autant philosophe qu’artisan. Agir sur la vie de la cité devient son serment le plus entier et pertinent. Or, la vie de la population dans son appréhension politique ne saurait désobéir au cadre physique ou territorial en question.

L’Etat ne s’occupe plus de l’intégrité du territoire, désormais, il se préoccupe foncièrement de la vie de la population dans celui-ci. La vie de la société tient à un éventail illimité de lieux et milieux, de pratiques et d’usages, des foyers aux offices, des espaces de liberté à ceux d’internement, que la politique se doit d’intégrer. C’est avec la question de la ville que commence réellement une architecture des milieux. Cela n’exclut pas de la grille la campagne. La ville n’est pas à prendre au pied de la lettre, l’Etat moderne se soucie tout autant de la ville que de la campagne, ce qui devient décisif dans sa rationalité gouvernementale nouvelle c’est le concept de Vie auquel l’a conduit sa découverte de la société. L’architecture des milieux ne devrait pas être seulement une histoire de l’architecture, elle ne saurait non plus être confondue avec la sociologie urbaine ni avec l’histoire des villes. Certes, le champ historique de l’architecture des milieux ne saurait être délimité à l’écart de l’histoire de l’architecture, des trois principes fondateurs de Vitruve au premier siècle (beauté, solidité, utilité) aux cinq points du mouvement moderne et encore vivant de Le Corbusier (les pilotis, le toit terrasse, le plan libre, la fenêtre-bandeau, la façade libre); certes, aussi, la problématique centrale d’une architecture des milieux ne saurait être dégagée en dehors de la grande nébuleuse qu’est devenue la ville, mais la singularité qui distingue celle-ci autant de l’architecture que de la sociologie urbaine c’est que l’architecture et la ville deviennent dans le champ analytique de l’architecture des milieux respectivement outil de travail et objet de travail pour le politique.


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