Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[1] Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, trad. Anne Kichilov, Paris, Cahiers du cinéma, 1993, p. 336

[2] Ibid., p.15 (10 Mai 1970)

[3] Ibid., p. 539 (1986)

[4] Antoine de Baecque, Andreï Tarkovski, Paris, Cahiers du Cinéma. Larissa Tarkovski, Andrei Tarkovski, collab. Luba Jurgenson, Paris, Calmann-Levy, 19998.

[5] « Pour la première fois, j’osai parler avec les moyens du cinéma, directement et spontanément, de ce qui me tenait le plus à cœur, de ce que j’avais de plus sacré. », Andreï Tarkovski, Le Temps scellé : de L'Enfance d'Ivan au Sacrifice, trad. Anne Kichilov, Charles H. de Brantes, Paris, Éditions de l'Étoile/Cahiers du cinéma, 1989. p. 157

[6] Michel Chion, Andreï Tarkovski, Cahiers du cinéma/Le Monde, Grands Cinéastes, 2008, p. 32

[7] Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, éd. PUF, 1961, p. 26

[8] Jean-Christophe Ferrari, le Miroir de Andreï Tarkovski, Yellow Now, Côté Films #14, 2009, p. 27

[9] Antoine de Baecque, Op.cit., p. 76

     Pauline Nadrigny - Page 1

Le foyer en exil
Images de la maison dans le cinéma d’Andreï Tarkovski  

Après un cursus en philosophie contemporaine à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm (mineure en musicologie), elle rédige une thèse en philosophie de la musique sur « la notion d’objet sonore », sous la direction d’André Charrak. Ses recherches portent principalement sur la philosophie de l’art, notamment sur les théories musicales contemporaines, et sur la philosophie de la perception.


« Les volets

Remettre un carreau

Ranger la barque

Enlever le petit pont

Ranger les briques

Planter les arbres

Creuser et nettoyer un puits pour les eaux usées

Colmater la fente

Les trous des souris

La cheminée sur le toit

Un enclos pour les framboisiers »[1]

17 Octobre 1981, Miasnoïé.

Le Journal du cinéaste Andreï Tarkovski recèle une multitude de listes de ce genre : tâches domestiques à accomplir dans sa maison de campagne de Miasnoïé, qu’il acquiert en 1970, à l’époque même où il trace les premières lignes du carnet intitulé « Martyrologue 1 ». Il affirme alors dans un style laconique : « Acheté une maison. Je n’ai plus peur de rien. »[2] Comme si posséder une datcha équivalait à trouver un certain équilibre, une assurance artistique. On comprend dès lors que si l’image de la maison hante l’œuvre de Tarkovski, comme l’illustre la séquence fameuse de l’incendie dans le Sacrifice, cette présence est d’abord présence vécue, souci de la datcha à rénover, souvenir de la datcha d’enfance à jamais quittée. Mais l’achat de Miasnoïé ne clôt nullement le problème que pose l’image même de la maison.

De fait, le Journal se clôt presque sur le dessin d’une autre maison, en marge duquel nous pouvons lire : « La maison que je n’habiterai jamais »[3]. S’il y a une poétique de la maison chez Tarkovski, elle s’exprime ainsi dans l’obsession comme dans l’inachèvement, le refus d’une définition stricte de l’habiter qui n’est pas sans rendre notre tâche délicate. Car, son malentendu avec Sartre nous le rappelle, Tarkovski se méfie de toute approche « philosophique » de son oeuvre, laquelle consisterait selon lui en un acte de violence de l’intellect sur une matière infiniment fluide. Nous refuserons donc de voir dans l’incendie final du Sacrifice l’aboutissement logique d’un mouvement traversant chaque film, par lequel nous irions de la projection du soi dans la maison à la nécessité de se déposséder d’un espace qui n’est plus ontologiquement neutre, qui menace de nous prendre au piège des images mêmes qui l’ont constitué.

Ces thèmes de la possession, de la maison comme « état d’âme », vecteur problématique du rapport au monde, demandent ici à être traités avec précaution. Certes, il y a bien une ligne qui chez Tarkovski va de la datcha du Miroir au brasier qui clôt le Sacrifice, certes ce brasier prend son sens dans la force même de l’imaginaire du foyer, mais ces corrélations sont moins logiques qu’esthétiques.

La datcha, miroir de l’intimité

Quels sont les traits principaux de la poétique tarkovskienne de l’habiter ? D’abord, la nature de l’habitation : la maison tarkovskienne est la datcha, la maison de campagne russe. Moins qu’un symbole folklorique, voire patriotique, elle signifie une certaine authenticité : authenticité de la matière, d’abord, puisque au début de Solaris, dans le Miroir ou à la fin de Nostalghia, la maison est en bois. Le caractère primitif du matériau fait signe vers une double nature de l’habiter, lequel abrite et donne accès. Comme le souligne Antoine de Baecque, la datcha signe une « rencontre harmonieuse de l’homme et de la terre »[4]. La maison inscrit l’homme au cœur d’un monde vis-à-vis duquel elle n’est pas étrangère : ainsi pleut-il souvent dans les maisons tarkovskiennes. Le bois dont elles sont faites continue de vivre, matière intime et organique que caresse Kelvin dans Solaris. Écho, involontaire, à l’habiter comme garde du Geviert?

La datcha prend effectivement sens dans son inscription au creux d’un certain Quadriparti, celui des quatre éléments. Le Miroir en donne une expression frappante par l’image d’une grange en feu sous la pluie. Eau, feu, air, terre sont présents en un seul plan filmé depuis le seuil de la maison domestique, et au centre duquel la grange se consume. La maison est dès lors la marque d’une alliance possible entre l’humain et la nature. En opposition à ce traitement de la maison se situent les décors d’appartements : scènes de la conscience malheureuse parlant dans des pièces vides de présence ou hantées par des personnages illusoires.

Liée à ce thème serait la grande attention portée aux détails de la vie domestique, en ce qu’elle vise à redonner sens à l’intimité vécue. Le Miroir, puisque c’est d’abord dans ce film que la maison se voit accorder toute son importance[5], débute ainsi sur une série de scènes donnant une densité esthétique à des objets, des gestes quotidiens de la domesticité : le repas frugal dans la pièce à vivre, le sommeil dans le lit que partagent les enfants, la toilette à l’aide d’un seau. Tarkovski semble moins viser ces moments comme des marqueurs symboliques du temps humain que comme des occasions de sentir pleinement tout ce que masque la quotidienneté. Ainsi, dans les scènes citées, sommes-nous invités à contempler respectivement l’effet du lait mêlé de pain répandu sur la table en bois rude, le halo des draps blancs dans le clair de lune, la buée sur le miroir de la salle d’eau, effets d’un quotidien dont il s’agit de ressaisir la richesse sensible.

À travers les scènes et les objets les plus triviaux,Tarkovski vise ainsi une saisie hyperesthésique[6] du réel, choix artistique qui n’a rien de paradoxal ni de gratuit pour un cinéaste soucieux d’explorer l’intimité du monde.

Car c’est là un aspect fondamental du foyer tarkovskien. En filmant la datcha du Miroir, Tarkovski propose une « topographie de [l’] être intime »[7]. Une femme attend assise sur une barrière, filmée de dos ; nous voyons son chignon tressé, sa silhouette gracieuse se découpe nettement sur un paysage de campagne. Un homme vient à passer, discute, séduit, repart contre le vent. Ce n’est qu’après cette scène que le plan dévoile son origine : le regard d’un enfant, couché sur un autre dans un hamac, devant une maison en bois. Comme nous le verrons, penser le foyer dans son sens plein (demeure, origine, regard) est ici essentiel. Ce que cette image nous livre cependant, à première vue, c’est l’impression presque brute d’une vie enfantine animale qui sommeille, encore indifférenciée, suspendue. Seul le regard distingue un être singulier. La maison est nid, espace fœtal commençant de se structurer.

Tarkovski s’emploie à filmer ces moments originaires, où la maison est projection d’une vie intime qui prend forme. Ainsi, dans la scène du bain, le délitement du couple parental est-il exprimé par le lent effondrement des murs, du plafond gorgés d’humidité. Expression et non symbole, car la maison tarkovskienne ne renvoie pas à un espace de l’intime qu’elle signifie. Elle est cette intimité même rendue sensible, elle est peut-être cet espace par lequel l’intimité se peuple.

Une telle poétique du foyer a une conséquence : la maison tarkovskienne n’obéit pas à la logique spatio-temporelle. Ainsi des plans travelling usant de miroirs pour mieux diffracter un espace de réflexion à l’infini, ainsi du flottement temporel quant à la visite de la datcha habitée par une autre femme, visitée par une Margarita Terekhova au double rôle. « La datcha » écrit J.C. Ferrari, « est moins un habitat clos qu’un lieu traversé par le regard de la mémoire »[8]. D’où les incessants mouvements de travelling dans l’espace de la maison, traversant les couloirs, passant sans cesse les portes. Le regard de la mémoire n’est jamais arrêté, il ne peut que sonder une matière elle-même fluide, flottante : « infini spéculaire »[9] qui donne son nom au film.


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