Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[10] Michel Chion, Op.cit., p. 72

[11] Portrait d’un cinéaste en moine poète, Entretien avec Andreï Tarkovski, « Les mardis du cinéma », France-Culture, par Laurence Cossé, 7 Janvier 1986.

[12] Antoine de Baecque, Op.cit., p. 42

[13] Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, p.240

[14] « L’incendie de la maison du Sacrifice, en ce sens, est sa réponse à celle de la grange dans Le Miroir, ou mieux sa réplique renversée: une façon d’ouvrir la demeure – et le séjour dont elle est le lieu – en y intégrant à l’avance la perte à laquelle, fatalement, elle est destinée, et qui sera ainsi comme privée de son objet. ». Petr Kràl "La Maison en feu", Positif, no 304, juin 1986

[15] cité par Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, p. 182

     Pauline Nadrigny - Page 2

Le foyer en exil
Images de la maison dans le cinéma d’Andreï Tarkovski  

La nostalghia : un foyer en exil

L’image du foyer n’est jamais fixe chez Tarkovski ; flottante, fugitive, elle s’apparente à l’image du rêve. Cet inachèvement de l’image du foyer semble trouver sa source dans un problème plus profond. Parallèlement à son insaisissabilité, la maison tarkovskienne est souvent précaire, exposée à la ruine, à la corrosion. De la maison en ruine de l’Enfance d’Ivan, qu’un homme au coq croit encore habiter, à la grange en feu du Miroir, à sa salle d’eau qui s’effondre, aux maisons de Kelvin (Solaris) et Domenico (Nosalghia) dans lesquelles il pleut à torrents, en passant par l'Eglise d'Andrei Roublev, maison de Dieu, assiégée par les Tartares et dans laquelle la neige tombe, jusqu'à la maison en feu du Sacrifice : feu, pluie et neige crèvent les toitures. Or ce que nous proposions d’interpréter comme le signe d’une inscription de la demeure dans les éléments naturels peut aussi se comprendre comme une ouverture de la maison à la possibilité toujours latente de l’exil. Car c’est d’abord la vie même d’Andreï Tarkovski qui est marquée par l’exil : à partir de Nostalghia, il ne tourne plus en URSS mais en Italie puis en Suède. Cet exil douloureux, Tarkovski n’y semble pas contraint seulement pour des raisons politiques. Comme le note Michel Chion, « la relation au passé, à la terre natale et à la famille, si prégnante chez lui, est aussi une prison dont il faut se défaire, (…). »[10]

Cette ambiguïté du foyer s’exprime pleinement dans Nostalghia, film dans lequel se nouent l’histoire de trois exils : celui de Tarkovski, séparé des siens, filmant à l’étranger l’histoire de Gortchakov, lui-même exilé, en proie à la nostalgie de sa terre natale, lancé sur les traces d’un musicien russe du XVIIe siècle, émigré en Italie. La nostalghia est cet état particulier d’une âme pour laquelle l’habiter est devenu impossible, condamnée à une errance dont les raisons tiennent à la structure même de l’existence. L’exil n’est donc pas seulement géographique : « malgré une maison heureuse, (…) l’homme peut souffrir de nostalgie, simplement pace qu’il sent que son âme est limitée, qu’elle ne peut pas se propager comme il l’aurait voulu. »[11]

La remarque inscrite à la fin du Journal, « la maison que je n’habiterai jamais » illustre parfaitement ce fait : « le héros tarkovskien est condamné à voyager à l’intérieur de lui-même »[12]. Condamnation paradoxalement positive, en ce que la nostalghia est la marque d’une « dépendance obsédante à l’égard du passé, comme une infirmité de plus en plus dure à supporter.»[13] Du thème de la dépendance vis-à-vis du foyer à celui d’une nécessaire dépossession, le pas est franchi magistralement dans le Sacrifice, dernière œuvre du réalisateur. Il est dès lors tentant de renvoyer l’incendie final du Sacrifice à celui de la grange du Miroir, comme le fait justement Petr Král dans un article intitulé « La Maison en feu ».[14]

« Je te donnerai tout ce que possède, j’abandonnerai ma propre famille, je détruirai ma maison, j’abandonnerai Petit Garçon. » Tels sont les mots prononcés par. Alexander, qui sacrifie à son Dieu ce qu’il a de plus cher, afin de sauver le monde. Plus que sa propre vie, c’est son foyer qu’Alexander promet ainsi d’immoler, se dépossédant de son âtre, de ce qui le constitue dans son identité. Signe de cette dépossession de soi, l’ambulance qui vient le chercher, alors qu’il court devant l’incendie qu’il a allumé, moins fuyant qu’éperdu. Renonçant à la parole, à la raison, renonçant à soi, Alexander quitte une logique mondaine pour épouser la folie de la foi. Il se débarrasse ainsi de toute limitation de l’âme, mais se perd lui-même par la même occasion, car si le foyer structure, il délimite aussi ce qui est consciemment soi de ce qui ne l’est pas –das Unheimliche.

Le foyer du regard : filmer la maison

Mais le sacrifice du foyer est-il à prendre de manière aussi littérale ? Il est possible que cette scène du Sacrifice soit à considérer à la lumière d’un mouvement plus complexe. Tarkovski souligne lui-même qu’il a créé avec le Sacrifice un film parabole, ouvert à de multiples interprétations. Aussidevons-nous éviter toute interprétation dialectique, où le sacrifice exprimerait l’acte sans retour par lequel l’homme aliéné par le foyer retrouve une liberté, tout en se perdant lui-même.

Pour miner ce point de vue trop schématique, il serait éclairant de nous concentrer sur la dernière partie de Nostalghia. Le personnage du fou, que Gortchakov fréquente, fait ici écho au sacrifice à venir d’Alexander et en éclaire par avance la signification: Domenico s’immole par le feu sur la place publique, acte isolé, profondément choquant, d’anéantissement de soi. Parallèlement, Gortchakov relève son propre défi: traverser une piscine en préservant la flamme d’une bougie allumée. Au terme de cette difficile épreuve, il s’écroule dans la boue. C’est alors que, dans une vision onirique, la datcha de son enfance, écho d’un autre film, d’une autre vie, s’inscrit dans le paysage de la Toscane. C’est dire que le sens profond de l’exil n’est pas la rupture avec le foyer, mais l’exploration du foyer qu’est l’intimité même : seule cette exploration patiente de l’intime permet au foyer de reprendre corps dans l’exil. Mais ce foyer retrouvé, au prix du sacrifice et au risque de la perte de soi, est un foyer vital, celui-là même qui trouve pour Tarkovski un écho chez Goethe, par-delà la question de la traduction: « Qui veut comprendre un poète doit se rendre au pays de ce poète »[15]

La maison de Gortchakov au bord de la rivière exprime combien l’épreuve de la solitude fait de notre intimité notre foyer. Ainsi, dans Solaris, s’agissait-il déjà de quitter la maison de la terre pour explorer un Océan qui n’est autre que notre propre espace mental.

Il ne s’agit donc pas chez Tarkovski de se déposséder simplement du foyer : du moins cette dépossession a pour finalité l’exploration d’une intériorité. Le foyer n’est dès lors plus seulement demeure de l’être mais origine, regard.

Pour illustrer ce cheminement allant de l’intimé du foyer au foyer à partir duquel l’intimité est filmée, nous prendrons l’exemple d’une photographie particulièrement intéressante. En arrière plan, nous y trouvons la maison filmée dans le Sacrifice, comme posée sur la lande marécageuse du Gotland. Au premier plan se trouve sa maquette minuscule, utilisée pour des plans aériens qui auraient été trop coûteux au cinéaste, elle aussi posée dans une flaque boueuse qui figure bien la terre environnante. L’intérêt profond de cette photographie réside dans le sens de l’échelle. Le foyer se fait focale, objectif qui structure, organise le monde du film.

Se libérer de la possession d’une maison, est-ce seulement risquer de se perdre ? Assurément non, si nous déplaçons le foyer à partir duquel rayonne notre compréhension du monde dans le regard du réalisateur, si nous pesons réellement l’idée d’un foyer comme principe structurant de notre rapport au monde. Le thème tarkovskien illustrant le plus nettement cette interprétation serait la Zone, point central du film Stalker.

La Zone est cet espace dans lequel le Stalker conduit les hommes, à la recherche d’une chambre magique qui réaliserait leurs vœux. Cette zone, Tarkovski l’affirme clairement, « n’existe pas. C’est le Stalker lui-même qui a inventé sa Zone. » Ainsi le Stalker quitte le foyer domestique, femme et enfant, pour arpenter sa Zone, qui n’est autre que l’espace même du film.

P. Nadrigny