La biométrie

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La biométrie, un cas d’espèce de l’entrelacement entre sécurité et liberté ?

Introduction

L’analyse des enjeux soulevés par les nouvelles technologies biométriques d’identification des individus, qui prennent une place croissante tant dans les domaines commerciaux que dans le champ étatique, ainsi que des discours qu’elles suscitent, permet d’éclairer les relations entre la sécurité et la liberté et d’approfondir la compréhension que nous avons de ces concepts. La biométrie constitue à cet égard un objet intéressant, d’abord parce qu’elle se place à l’intersection de deux puissantes logiques contemporaines, la traçabilité et l’identification des individus, ensuite parce qu’elle revêt une dimension ambivalente. Elle est, en effet, à la fois une menace à l’égard du droit à la vie privée, constitutif des libertés fondamentales, et un moyen de protéger celui-ci en renforçant la confidentialité des communications, des échanges et, de façon plus générale, en protégeant l’identité civile contre toute tentative d’usurpation. Cette ambiguïté permet à certains de prétendre que la biométrie pourrait concilier sécurité et libertés ; de là à dire qu’elle permettrait de surmonter l’opposition généralement admise  entre ces deux concepts, il n’y a qu’un pas, aisément franchi.

Après une brève présentation générale de la biométrie (I), nous rappellerons d’abord les termes du débat, c’est-à-dire les arguments invoqués. La première position est une critique de la généralisation de cette technique, critique se fondant sur la thèse primordiale selon laquelle celle-ci menacerait nos libertés, en premier lieu desquelles notre droit à la vie privée. La deuxième justifie au contraire son usage, alors légitimé par les périls inédits auxquels nous serions aujourd’hui confrontés – risques nouveaux suscités par la mondialisation.(II). Nous verrons ensuite comment on a tenté de concilier sécurité et liberté dans l’implémentation effective des dispositifs biométriques, voire de surmonter l’opposition sécurité/libertés (III). La critique des réponses, juridiques et techniques, apportées afin de résoudre le dilemme sécurité/libertés, nous permettra, en conclusion, de caractériser la singularité de la biométrie à l’égard des « identités de papier » historiques et de proposer une définition de la liberté et de la personne reposant sur une conception plurielle de l’identité, mise à mal par la biométrie.

Présentation générale de la biométrie

La biométrie est une technique d’identification recourant aux caractéristiques physiologiques (empreintes digitales, géométrie de la main, iris, visage, ADN, etc.) ou/et comportementales (démarche, manière de taper sur un clavier, et toute attitude idiosyncratique). Cette définition générale ne permet cependant pas de distinguer entre les usages, lesquels comportent des risques différenciés: chaque technologie comporte ses avantages (fiabilité, capacité de discrimination entre les individus, ou singularisation, adaptation à des terrains divers, temps d’analyse, etc.) et ses risques. D’abord, certaines caractéristiques biométriques peuvent révéler des données de santé, et donc être utilisées à d’autres fins que celles visant à l’identification. Ensuite, la CNIL distingue entre les technologies « à trace » (empreintes digitales, ADN) et les autres (contour de la main) :  celles-là nous exposent à un risque accru d’usurpation d’identité, au sens où nous n’avons pas la maîtrise de cette caractéristique que nous déposons dans notre environnement à chaque instant.

Par ailleurs, l’usage d’une technologie biométrique peut viser deux fins distinctes, qui constituent des aspects importants du débat sécurité/libertés: la biométrie permet d’une part de vérifier l’identité du sujet, auquel cas on compare les caractéristiques biométriques du sujet à celles, déjà enregistrées, de la personne que ce sujet prétend être;  d’autre part, elle permet d’identifier le sujet, c’est-à-dire de comparer ses empreintes à une base de données afin de le reconnaître. Dans le premier cas, on a affaire à une comparaison 1 à 1, et la constitution d’une base de données n’est pas nécessaire (les caractéristiques biométriques peuvent être stockées sur un badge ou une clé USB détenu par le sujet) ; dans le second cas, on effectue une comparaison un-à-plusieurs (1 à x) afin d’identifier une personne inconnue : une base de données centralisée est alors nécessaire (c’est le procédé de la watch-list, ou encore le système utilisé par EURODAC pour repérer les personnes ayant déposé des demandes d’asile dans deux États différents de l’UE, sous des noms différents).

L’opposition sécurité/libertés est-elle suffisante pour analyser le débat sur la biométrie?

L’essor récent de la biométrie suscite les appréhensions non seulement d’associations de protection des droits de l’homme mais aussi des autorités de protection des données, qui se rejoignent dans le constat commun de l’émergence d’une « société de surveillance » qui risquerait de saper les fondements de la démocratie en annihilant notre capacité d’agir et de se mouvoir dans un anonymat relatif[1]. Le panoptique de Foucault s’associe ainsi au Big Brother d’Orwell pour nous mettre en garde contre un pouvoir omniscient qui détiendrait la capacité de pister tous nos déplacements et violerait ainsi notre droit à la vie privée, lequel exige qu’une certaine part de notre intimité échappe à la surveillance, étatique ou privée. L’exigence de traçabilité vient ainsi heurter de plein fouet la sphère des libertés individuelles, au nom d’un impératif de sécurité[2]. Le Comité consultatif national  d’éthique (CCNE) note ainsi que « chaque personne doit être tatouée, marquée, au nom d’un intérêt collectif. On passe insensiblement d’une identité-droit de l’individu à une identification-obligation ou devoir social. La sécurité dite collective dicte ses exigences au nom des libertés »[3] .

La biométrie est à cet égard particulièrement périlleuse, puisque les caractéristiques biométriques constituent une tentation difficilement résistible pour l’État qui voudrait s’en servir comme « clé d’identification universelle » permettant l’interconnexion des fichiers et donc une centralisation de toutes les informations détenues sur une personne, pouvant être utilisée à des usages policiers[4]. La biométrie, en effet, ne se comprend que située dans le contexte plus global de création d’un système d’information, couplant des bases de données informatisées à des sujets dont l’identité civile n’est plus simplement garantie par des documents, mais par leurs caractéristiques biologiques, supposées moins susceptibles de fraudes. Elle succède ainsi aux techniques traditionnelles d’identification, qui se caractérisaient par le couple registre-passeport[5]. Dans cette mesure, la notion de « système d’information biométrique[6] » (SIB) est plus précise que le simple concept de technologie biométrique, en particulier lorsque celle-ci vise une finalité d’identification et non de simple vérification. Or, si le doute semé sur l’identité des personnes pourrait paraître ne constituer qu’un sujet de comédie de boulevard ou un thème de méditation philosophique[7], une rhétorique de la peur, renforcée depuis les attentats du 11 septembre 2001, fait de l’usurpation d’identité le délit préalable à toute opération terroriste : certifier l’identité des personnes ne relève pas seulement de l’administration de l’État civil, dont le développement présida celui des «  identités de papier » analysées par G. Noiriel et V. Denis, mais aussi d’une préoccupation centrale des politiques sécuritaires contemporaines[8].

On comprend dès lors que le débat concernant la biométrie se soit focalisé sur l’opposition sécurité/libertés. Les uns justifient en effet la surveillance accrue par un nouveau contexte géopolitique, caractérisé par une menace terroriste échappant, par ses traits diffus et globalisés, à toute identification simple et à la distinction aisée de l’ennemi et de l’ami. Ce contexte serait de surcroît aggravé par la « liquéfaction » des identités que la mondialisation provoquerait, ce qui justifierait d’autant plus un contrôle accru de l’État sur l’identité des individus afin de « stabiliser » celle-ci. Les tenants de cet argument renouent avec la rhétorique policière et administrative du XIXe siècle qui s’effrayait de la menace portée par l’augmentation de la circulation des personnes au sein de l’État-nation en formation, nouvelle mobilité qui permettait à chacun d’échapper à la sphère locale d’interconnaissance, ou de reconnaissance par le face-à-face, pour entrer dans l’anonymat de la ville moderne. Il s’agit d’affirmer que l’identification administrative mise en place à cette époque pour des finalités diverses (en premier lieu la distinction des citoyens et des étrangers d’une part, et d’autre part le contrôle des flux de circulation), via les « papiers d’identité », ne suffit plus désormais à jouer son rôle. Dans un contexte de déliquescence de certains États (failed states), de la volonté de restreindre les flux d’immigration en départageant les « bons réfugiés » des « immigrés en situation irrégulière », c’est-à-dire « indésirables », les États modernes devraient assurer eux-mêmes le contrôle de l’identité non seulement de leurs citoyens, ce qui caractérisait le régime classique des « identités de papier », mais aussi celui de toute personne entrant en contact avec eux, refusant en d’autres termes de reconnaître la fiabilité des documents émis par un État tiers.

Les adversaires de la biométrie soulignent au contraire l’aspect hyperbolique de la menace invoquée, qui ne sert, selon eux, que des projets beaucoup plus anciens d’interconnexion des fichiers et de traçabilité des individus, prolongeant un certain rêve d’ubiquité du pouvoir explicité par les écrits de la police au XVIIIe siècle. Se présentant en tant que défenseurs des libertés, ils opposent à la rhétorique sécuritaire le respect du droit à la vie privée. Renversant par ailleurs l’argument selon lequel l’augmentation de la mobilité au niveau planétaire contraindrait les États à mettre en place des dispositifs d’identification nouveaux afin de réguler les flux d’immigration, certains insistent aussi, non plus tellement sur l’intrusion dans la vie privée exercée par ces technologies, mais sur le lien entre cette volonté étatique de s’assurer de l’identité des étrangers et le durcissement des politiques d’immigration: le contrôle de l’identité civile des personnes est, pour l’État, la condition sine qua non du contrôle et de la restriction de la liberté d’aller et de venir et de la liberté de circulation, mais aussi de la liberté de travailler, etc. Enfin, outre la critique de la fiabilité supposée accrue de la biométrie, ils revendiquent la nécessité d’évaluer les risques posés par l’émergence d’une nouvelle technologie non seulement à ses effets purement techniques, mais aussi à ses possibles conséquences sociales. Reprenant la distinction de P. Ricœur, le CCNE met ainsi en garde contre la réduction de l’ipséité à la mêmeté, réduction que l’identification biométrique favoriserait. On peut contester la validité théorique de cette critique, en ce qu’elle semble confondre mêmeté, corporel et biologique, et passe sous silence le fait que le même reproche pourrait être adressé aux « identités de papier » en général. Elle est néanmoins révélatrice de la crainte de réification du corps suscitée par la généralisation de la biométrie. Si celle-ci réduit en effet l’ipséité à la mêmeté, ce ne serait vraisemblablement pas tant parce qu’elle utilise un élément corporel pour identifier l’individu plutôt qu’un code, un mot de passe ou un document qu’il détiendrait, mais plutôt parce qu’elle nous fait passer du registre de l’attestation, caractéristique de l’ipséité, à celui de la « critériologie », ou de la vérification, lequel se veut tout à fait indépendant de la parole du sujet.

La biométrie paraît ainsi intrinsèquement liée au couple sécurité/libertés: en permettant de substituer aux « identités de papier » un critère considéré comme plus fiable d’identification personnelle, elle préviendrait les délits d’usurpation d’identité, préalables à tout délit d’envergure (grand banditisme ou terrorisme), et, en permettant de contrôler la circulation des sujets, préviendrait à la fois l’immigration irrégulière et le risque terroriste. L’envers de ces promesses, c’est le risque social et politique constitué par la création de bases de données biométriques (ou SIB) à grande échelle, permettant un fichage généralisé via l’interconnexion des données. Le Pentagone lui-même a pu admettre que la transmission des données biométriques, accumulées par l’armée sur les civils en Irak, aux autorités irakiennes pourrait leur fournir une « liste noire » indiquant les cibles à abattre. Évaluer la pertinence de l’usage de la biométrie, ce serait donc soupeser le rapport  que celle-ci apporterait entre les risques, en termes de libertés, et les avantages, en termes de sécurité.

L’implémentation effective de la biométrie: une tentative réussie de surmonter la contradiction sécurité/libertés?

Le calcul utilitariste de la CNIL

Le calcul utilitariste coût/avantages, qui se fonde sur l’opposition sécurité/libertés, est celui qui a en effet été le plus souvent adopté, notamment par la CNIL, pour évaluer la pertinence d’un dispositif biométrique. En délimitant le champ des usages et des technologies autorisés (ainsi la reconnaissance du contour de la main dans les cantines scolaires, plutôt que celle de l’iris; la constitution de bases de données n’étant admise, a priori, que lorsqu’il s’agit d’enjeux importants de sécurité), la CNIL arbitre ainsi entre ces impératifs contradictoires. Malgré les critiques qui lui sont adressées, la régulation de la CNIL revêt une importance indéniable: il suffit de considérer, a contrario, l’exemple du Royaume-Uni, des États-Unis[9] ou de la Malaisie[10] pour s’en convaincre.

Qu’une « autorité administrative indépendante » se charge d’un tel arbitrage n’est pas une simple coïncidence: le développement même des AAI a été largement favorisé par une volonté de l’État de créer des organismes semi-autonomes capables de défendre la société contre une trop grande emprise étatique. En ce sens, la formation même des AAI est une tentative de concilier sécurité et libertés, l’État déléguant à des autorités publiques, mais « indépendantes », le soin de garantir l’exercice de certains droits.

La vérification comme renforcement de la liberté et de la sécurité

Un autre discours présente la biométrie non pas comme une menace à l’égard de la vie privée, mais au contraire comme un moyen de la renforcer[11]. La fiabilité de l’identification biométrique permettrait en effet de se protéger efficacement contre les risques d’usurpation d’identité. Appréhendée non plus en tant que technique (souvent étatique) d’identification et de traçabilité, mais dans sa finalité de vérification, la biométrie garantirait ainsi la sécurisation de l’identité, condition de la jouissance individuelle de ses droits et de la protection technique de sa vie privée (confidentialité des communications et authenticité des échanges commerciaux). Non seulement la sécurité ainsi garantie est-elle celle des transactions économiques et des « infrastructures critiques », c’est-à-dire de l’ensemble des infrastructures sur lesquelles reposent la stabilité de nos sociétés[12], mais elle s’étend à chaque individu.  L’identification biométrique ne serait pas seulement le fruit d’un rêve étatique qui voudrait connaître les populations – la « sienne » et celle des autres – à des fins de gestion économique et de surveillance policière. Elle n’assure pas seulement la sécurité de tous en garantissant la stabilité des échanges, mais garantit à chacun une identité stable et unique, un identifiant « infalsifiable » qui lui permet de se poser en tant que sujet individuel, singularisé par ses qualités propres (citoyenneté, statut économique, etc., qui ouvrent à un certain nombre de droits et prestations, en premier lieu desquelles celui de se mouvoir librement dans certains espaces, que ce soit celui de la nation ou celui d’un golf privé[13]).

L’impossible fragmentation de l’objet « biométrie »

Deux voies générales pour surmonter le dilemme sécurité/libertés sont ainsi formulées. D’une part, la CNIL s’efforce de concilier ces deux impératifs, ce qui se traduit, en pratique, par une réglementation des usages de la biométrie: celle-ci n’est pas catégoriquement interdite, mais limitée en fonction des contextes. D’autre part, il s’agit d’insister sur le lien entre la garantie apportée à l’identité civile et le droit à la vie privée: l’identification, exigence d’ordre public, est aussi un droit individuel – cet aspect est explicite dans l’évolution du droit au nom. L’une et l’autre de ces voies parie sur la dissociation des usages de la biométrie, qui seule permet de contourner le dilemme en question: la CNIL adapte ses délibérations en fonction du contexte d’utilisation et de la technologie employée, tandis que de l’autre côté on insiste sur la finalité de vérification, davantage que sur celle d’identification, pour présenter la biométrie comme technologie renforçant l’effectivité du droit à la vie privée.

Une telle fragmentation de l’objet discursif « biométrie », si elle comporte indéniablement des effets réels et une certaine valeur opératoire, appelle cependant de sérieuses réserves. Justifiée sur le plan juridique et politique, dans la mesure où les impératifs d’ordre public et la sécurité du territoire bénéficient, à juste titre comme aime à le dire la doctrine, d’une tolérance plus grande à l’égard des moyens employés, elle perd beaucoup de son sens lorsqu’on adopte une perspective socio-économique, et non plus simplement technique, du « risque » suscité par l’avènement de ces dispositifs biométriques.

Il est en effet impossible de considérer de façon isolée usages privés et publics de la biométrie, dans la mesure où ceux-là dépendent de ceux-ci, pour des raisons économiques (les commandes publiques permettant de soutenir l’industrie[14]) et sociales (la contrainte étatique favorisant l’accoutumance des populations à ces nouveaux modes d’identification). Ceci explique la critique du collectif Pièces et Mains d’Œuvres, pour qui l’action régulatrice de la CNIL ne ferait que légitimer la généralisation de ces technologies, qui nous prépareraient un « techno-monde totalitaire ».

Par ailleurs, l’accent mis sur la vérification de l’identité, et donc sur la protection de l’identité de chacun et de sa vie privée, au détriment de l’identification et de la surveillance, est largement artificiel. Non seulement les dispositifs de vérification utilisés à des fins commerciales reposent, pour leur acceptation sociale, sur l’imposition de dispositifs étatiques d’identification, tandis que nombre de dispositifs prétendument installés à des fins de vérification, et ne requérant donc pas, théoriquement, l’installation de bases centralisées de données, mettent néanmoins en place celles-ci (cf. la base VISABIO, « visa biométrique »[15], et le « Graduate Management Admission Test »[16]). Mais surtout, le caractère de « chaîne de l’identité »[17] spécifique aux dispositifs modernes d’identification rend vaine toute tentative d’isoler identification et vérification, puisque la possibilité de celle-là repose sur une identification préalable. Dispositifs de vérification et d’identification sont mis en réseau: non seulement chaque base de données constitue un SIB, mais de plus l’efficacité de ceux-ci dépend de leur entrelacement. Ainsi, dans sa délibération de 2009 autorisant l’usage « d’une application potentiellement de masse » de la biométrie, à savoir la carte VISA biométrique, la CNIL souligne que la phase d’enrôlement des caractéristiques biométriques du porteur d’une carte de paiement  biométrique requiert d’abord la « vérification de l’identité » du client, que la banque ne peut effectuer sans s’appuyer sur des documents étatiques d’identification[18].

Conclusions

Ces objections conduisent à nuancer fortement l’argument des défenseurs de la biométrie, lesquels auraient enfin trouvé un moyen de surpasser la contradiction entre sécurité et libertés en faisant de la garantie biométrique de l’identité civile à la fois la condition de la sûreté de tous et celle de la jouissance de chacun de ses droits individuels et, par conséquent, du respect de la sphère privée. Ce constat doit cependant être élargi à son tour: il ne peut être réduit au simple fait de démasquer le caractère idéologique des discours sécuritaires. En effet, d’une part, le fait de nuancer la valeur de ce dépassement ne lui ôte pas une certaine validité : le progrès technique dans les techniques d’identification ne peut en effet être réduit au simple rêve policier de l’ubiquité. Il va de pair avec le processus d’individualisation qui accompagne la modernité et qui permet de différencier finement chaque individu, en lui accordant un certain nombre de droits et de privilèges, selon une échelle graduée qui ne se réduit pas à la simple opposition citoyen/étranger. D’autre part, l’échec même de l’essai d’un dépassement du dilemme sécurité/libertés est révélateur d’une insuffisance de la conception de la technologie: au lieu de considérer celle-ci, et les risques qu’elle peut présenter, dans ses implications sociales générales, on en reste à un réductionnisme technique, qui se caractérise par la volonté de surmonter les problèmes posés par la technique et les effets sociaux qu’elle provoque sur le plan de la vie privée par un nouveau progrès technique. En bref, on réduit une question sociale et politique à un simple problème technique, en caressant l’ambition dérisoire de résoudre un dilemme théorique par une avancée technologique. Enfin, la volonté juridique de distinguer des sphères d’application de ces technologies, lesquelles seraient régies par des règles différentes, repose sur une opposition contestable entre vie privée et vie publique, et entre la société, ou le marché, et l’État. Prétendre, comme tend à le faire la CNIL, que la menace principale à l’égard de la vie privée ne serait plus, aujourd’hui, constituée par l’omniprésence de l’État, mais par la multiplication des dispositifs privés de surveillance, est aussi réducteur que la vision fantasmatique d’un Big Brother: les dispositifs modernes d’identification prennent leur force de l’entrelacement de micro-dispositifs, pour paraphraser Foucault, lesquels sont aussi bien privés que publics. Nous n’avons pas affaire, en effet, à un seul dispositif étatique d’identification, non plus qu’à une simple multitudes d’appareils biométriques d’identification utilisés dans des contextes commerciaux, mais à la constitution de profils individuels – ou d’identités numériques –  à géométrie variable, lesquels sont garantis, en dernière instance, par l’État, qui seul assure la validité de l’État civil. La connexion entre les usages privés et publics, commerciaux et administratifs, n’est pas seulement conjoncturelle: les uns reposent sur les autres de façon nécessaire. Si la biométrie marque une nouveauté par rapport aux dispositifs traditionnels d’identification, c’est aussi parce qu’en se reposant sur les caractéristiques physiologiques de la personne, elle assure l’unité de son identité dans toutes les manifestations de celle-là: l’usage d’identités multiples, pseudonymes ou hétéronymes, est précisément ce que la biométrie prévient et réprime. Elle oblige chacun à montrer le même visage, quel que soit le contexte de la rencontre, et défait ainsi, d’une certaine façon, le masque social qu’est la personne. En ce sens, on peut soutenir qu’en assurant l’unité de la personne dans toutes ses manifestations, la biométrie est aussi ce qui dissout celle-ci. Dès lors, les réponses juridiques et techniques aux défis qu’elle soulève se révèlent impuissants de par l’approche même qu’elles retiennent: il ne suffit pas d’arbitrer entre sécurité et libertés, de favoriser tel usage, moins intrusif, plutôt que tel autre, réservé pour les cas de lutte contre le terrorisme, ni de minimiser les risques auxquels la vie privée est exposée par des améliorations techniques. C’est le projet social même de la biométrie, projet d’unification des identités plurielles qui nous constituent par la référence au corps individuel, abstrait de toute volonté consciente de se constituer en tant que sujet, qui heurte de plein fouet la conception libérale de la vie privée de l’individu. Il n’est pas absurde de penser la sécurité comme exigeant l’univocité de l’individu, et la liberté comme requérant au contraire une capacité ventriloque, la possibilité de parler à travers de multiples visages. N’est-ce pas, au fond, ce que soulignait Foucault, après Nietzsche, en stigmatisant la « morale de l’État civil »?

Samson David


[1] Ligue des droits de l’homme (2009); G29, « Document de travail sur la biométrie », adopté le 1er août 2003; CCNE (Comité consultatif national d’éthique), avis n°98 « Biométrie, données identifiantes et droits de l’homme », 20 juin 2007; CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme), avis du 1er juin 2006, « Problèmes posés par l’inclusion d’éléments biométriques dans la carte nationale d’identité: contribution de la CNCDH au débat. »; Agamben, Giorgio (2004)

[2] A cet égard, la notion de « traçabilité » s’étend aussi bien aux choses (sécurité sanitaire et alimentaire, etc.) qu’aux personnes.

[3] CCNE, ibid.

[4] La tentation d’utiliser les données biométriques, basées sur des probabilités, comme identifiant universel, à la manière du NIR (ou numéro de Sécurité sociale) a cependant été critiquée par le Contrôleur européen à la protection des données (CEPD, 2006); la CNIL a explicitement comparé l’empreinte digitale au NIR (CNIL, 2001, p.108).

[5] Cf. en particulier les travaux de G. Noiriel, V. Denis et J. Torpey.

[6] Nous reprenons l’idée de D. Lyon, qui suggère de parler de « systèmes de documents d’identité biométrique » plutôt que de simples « cartes » ou « documents » biométriques: en effet, celles-ci n’ont d’intérêt qu’en tant qu’elles sont couplées aux bases de données. Cf. Lyon, David, Rule, James B., et Combet, Etienne (2004).

[7] Si celui-ci suscitait l’étonnement de Montaigne, c’était néanmoins à la faveur d’une affaire judiciaire. Cf. Zemon Davis, Natalie (1982).

[8] Denis, Vincent (2008; 2006), Noiriel, Gérard (2006; 1998)

[9] Cf. par ex. la technologie Digital Dining, utilisée dans certains fast-foods (« DigitalPersona to Unveil POS Software Featuring Fingerprint Biometrics Technology », 10 février 2010.).

[10] La MyKad stocke photographies et empreintes digitales sur une puce, dotée d’une signature électronique, la carte biométrique malaisienne valant en tant que titre d’identité et de voyage, permis de conduire, carte de crédit, carte de santé, etc.

[11] On pourrait tracer un parallèle avec la cryptographie, si ce n’est que celle-ci pose un problème de sécurité à l’État en l’empêchant précisément de surveiller les communications.

[12] Cf. ESRIF (European Security Research and Innovation Forum), Final report, déc. 2009, 324 p., qui définit ces « infrastructures critiques » et comporte d’ailleurs tout un volet de recherche sur la biométrie.

[13] Cf. les analyses d’O. Razac (2009).

[14] Voir la préface du rapport de l’Institute for Prospective Technological Studies (IPTS), JRC Commission européenne (2005)

[15] Décret n°2007-1560 du 2 novembre 2007

[16] CNIL, Délib. n°2009-360 du 18 juin 2009

[17] Lecerf, Jean-René (dir.) (2005)

[18] CNIL, Délibération n°2009-700 du 17 décembre 2009 autorisant Banque Accord à mettre en place à titre expérimental un système de paiement sans contact avec authentification biométrique du payeur