Philosophie de la corrida (2)

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Par François Carrière.

Une telle distinction permet à Wolff d’introduire son deuxième principe, le plus intéressant ; dit de différenciation, qui se divise en deux sous principes, le principe d’ajustement et le principe d’adaptation. Ce second principe nous permet de distinguer, selon le degré de familiarité, entre les animaux auxquels nous devons un traitement en tant qu’ils sont membres d’une espèce, et ceux auxquels nous devons un traitement individualisé.

Le premier sous-principe se résume dans cette maxime « Traite toujours l’animal familier sur un mode qui s’accorde avec les rapports de réciprocité qui ont été noués avec l’espèce dont il fait partie et avec les relations affectives qui en découlent »1. Ainsi notre rapport moral avec un animal dépend de ce qu’il est pour nous, de la nature des relations que nous entretenons avec lui. Nos relations avec un chien ne sont pas du même ordre que nos rapports avec un cheval, un souris ou un taureau de combat. Alors« il faudrait (…) pouvoir être capable de déterminer, dans chaque cas, quel type singulier de relation « affective » s’établit entre un homme et un animal particulier »2. Mais cette conduite envers les animaux doit aussi dépendre de ce qu’ils sont, il s’agit de tenir compte, dans nos relations avec eux de ce qu’ils sont en eux-mêmes. Tel est le deuxième sous-principe dont la maxime s’énonce ainsi : « Traite l’animal familier sur un mode qui contrevienne le moins possible à sa nature »3.

Wolff en appelle donc à la fois aux sentiments, aux affects et à la connaissance, aux savoirs que nous possédons sur telle ou telle espèce animale. Respecter un animal c’est aussi respecter, par exemple son « désir » de dépendance ou d’indépendance et cela se détermine par un savoir positif. Nous voyons alors que nous sommes face à une éthique déontologique : pour chaque cas il s’agit de déterminer une règle s’énonçant sous la forme d’un impératif. Éthique déontologique en ce qui concerne nos rapports aux animaux, nous verrons qu’il en va différemment lorsqu’il s’agit de penser une éthique humaine.

Une fois ce point acquis sur nos devoirs vis à vis des animaux en général qu’en est-il du taureau de combat et de la corrida ? Selon Wolff, la corrida s’explique tout entière par la notion de bravoure (bravura). Le principe d’ajustement et le principe d’adaptation se rejoignent en cette notion. Le taureau de corrida est bravo (brave), c’est une caractéristique « zootechnique » générale d’une espèce se traduisant par son hostilité innée à l’égard de tout ce qui est étranger ; principe d’adaptation, le taureau est en lui même bravo. Et par suite la corrida permet « à la nature du taureau de s’exprimer »4. Mais ces taureaux sont élevés pour rester bravo – l’homme les veut tels, entretient un rapport avec eux sur ce mode. Cette caractéristique innée, loin d’être bridée par l’homme est au contraire entretenue ainsi « la bravura est dans la nature du taureau ce que son acculturation par l’homme en a fait »5.

La bravoure implique un certain type de rapport, elle est un troisième terme entre le sauvage et le domestique. Non pas vraiment sauvage, non pas non plus tout à fait domestique le taureau de combat est bravo. Le principe d’ajustement se manifeste alors dans un affect particulier, celui que l’on réserve à l’adversaire. Ainsi la corrida respecte ce qu’est le taureau pour nous.

les taureaux de combat sont donc traités avant, pendant et après le combat, conformément à ce qu’ils sont pour l’homme : avec l’égard que l’on doit à l’adversaire, avec l’admiration que l’on doit au brave 6.

Passons sur l’argument comprenant la corrida comme moyen de protéger une espèce qui sans cela n’existerait pas ou plus, passons également sur l’argument de la constante anthropologique ainsi que sur la question de savoir si ce respect accordé au taureau est bien réel ; acceptons pour un temps ses conclusions pour nous tourner plus avant sur sa stratégie argumentative, en particulier lorsqu’il écrit : « la corrida n’aurait ni intérêt, ni sens, ni valeur, si le taureau n’était pas supposé « naturellement » combatif»7. Et ajoute :

Ce statut éthique de l’animal que nous tentons de dégager de la corrida, nous ne le tirons pas seulement des représentations ou des discours, mais des pratiques mêmes et de leur normes. Cette éthique est inscrite implicitement dans les règles du combat  8.

Ce respect dû au taureau est présent dans la corrida, dans sa codification, par exemple dans la ritualisation de la mise à mort. Aussi un toréro ne peut, face à la bravoure du taureau, se comporter d’une manière visant à l’humilier. Wolff choisit d’argumenter depuis l’intérieur de la corrida, de ses règles de ses normes. Ainsi la corrida est en elle-même porteuse d’une éthique animalière et cela se révèle dans les valeurs dont le taureau est investi comme dans les normes régissant cette discipline.

Nous pourrions répondre qu’à prendre un « objet d’amour comme objet de pensée » il pouvait difficilement en être autrement. Comment un amoureux d’une discipline, à moins de se revendiquer sadique et de s’assumer tel, en viendrait à la considérer comme barbare ou tortionnaire ? Cependant il nous paraît injuste et infondé de considérer les aficionados comme des individus prenant plaisir à contempler un supposé spectacle de torture. Une dernière remarque enfin. Certains peuples mangent, par exemple les chiens, leur relation à cet animal est par conséquent différent du nôtre. Ce geste est peut être aussi porteur de valeur pour ceux qui le pratique, peut être aussi les chiens occupent une place importante et ne sont aucunement considérés comme des objets. Et on ne voit pas trop comment les deux grands principes éthiques que nous propose Wolff nous permettent, si nous en avions besoin, un discours critique.

C’est un peu comme si connaître le sens d’une pratique, d’une relation suffisait à la légitimer. Ainsi de la corrida, nous ne la connaissons pas alors nous la condamnons. Comment ne pas légitimer en conséquence tout ce qui se pratique à partir du moment où cela a du sens pour l’être humain et ne contrevient pas à la nature de l’animal (dont d’ailleurs la connaissance dépend pour un part de la culture et pour une autre part de la pratique et du sens qu’on lui donne) ?

De plus si, comme le défend Wolff, les règles et les normes régissant les pratiques de la corrida sont porteuses de valeurs, peut on pour autant écarter de la réflexion que ces règles et ces normes ne sont pas toujours incarnées dans les pratiques. « (…) à la bravura du taureau répond le courage de l’homme et à la loyauté de l’homme correspond la « noblesse » du taureau »9 peut être, admettons ; mais que penser alors lorsque un toréro manque de courage et que, par exemple lors de la mise à mort, ne prend pas les risques qu’il devrait, ne provoque-t-il pas des souffrances inutiles ? Peut-on rejeter tout critère de souffrance ? Si oui au nom de quels principes, de quel modèle éthique ?

Si tout individu extérieur à la corrida en vient à la condamner comme une pratique barbare ou tortionnaire et qu’un aficionado peut y voir une éthique possible pour l’homme, c’est peut être qu’il s’y joue quelque chose d’essentiel ; une certaine conception de ce qu’est l’homme et de ce qu’il doit être – conception pouvant expliquer les débats passionnés dans laquelle elle se trouve plongée.

Après tout, les conditions d’élevage, pratiques choquantes et critiquables, ne semblent pas soumises à des débats si passionnés. Prenons l’exemple de la pique. Geste inutile infligeant une souffrance au taureau, (vision doloriste de la corrida, éthique de la souffrance), pour un aficionado il permet de mesurer le courage du taureau. Plus le taureau combat et plus il se blesse, et plus il se blesse plus il manifeste son courage car il « met la valeur de son combat au dessus de sa propre souffrance ».

Revenons, pour éclaircir ce point, à la question fondamentale de l’identification. Wolff, dans cet article, s’oppose à différentes formes d’éthiques : l’éthique de la vie, l’éthique environnementale, l’éthique contractualiste … mais la principale cible reste l’éthique de la compassion, celle qui trouve son fondement dans le critère de la souffrance. Si le taureau apparaît comme un être naturellement souffrant aux partisans de cette éthique compassionnelle il est, pour les aficionados, un être naturellement combattant. Alors, si dans toute éthique se trouve une vision de l’homme et de ce qui fait sa valeur, l’homme, aux yeux des partisans de cette éthique compassionnelle ne serait pensé que par le prisme de la souffrance, là où pour Wolff l’homme est bien plus que cela.

Derrière cette éthique compassionnelle il est possible de voir le grand théoricien de la libération animale qu’est le philosophe utilitariste Peter Singer. Singer reprend la projet de Bentham pour qui le critère d’utilité (maximiser le plaisir et minimiser la souffrance) doit être étendu à tous les êtres sensibles : « la question n’est pas : peuvent ils raisonner? Ni peuvent ils parler ? Mais bien peuvent ils souffrir? ». Singer n’en appelle toutefois pas aux sentiments, se vante de n’avoir pas d’animaux de compagnie et privilégie des principes rationnels, calculables et universalisables ; qui il est vrai s’enracinent dans le critère de la souffrance, de la sensibilité. Sûrement est ce là la faiblesse de Singer, de ne pas partir de la relation entre un homme et un animal ; et inversement la force de Wolff.

Plus précisément, la force de Wolff est de partir des relations et non de la relation, d’une seule et unique relation, celle que nous entretenons avec nos animaux de compagnie; relation qui peut être est à la base des éthiques animales traditionnelles. Notre auteur voit la chose un peu différemment. La possible faiblesse de Wolff serait en fait de considérer que de la nature du taureau il serait possible de déduire une morale pour l’homme ; morale en tout point opposée à celle véhiculée par l’éthique compassionnelle défendant, à première vue, un homme faible, chétif, sans ambition, ni grandeur. Or déduire de la nature du taureau comme de la relation que nous entretenons avec lui une morale pour l’homme engage dans une direction inverse. Chercher à minimiser la souffrance revient en effet, pour Wolff, à abaisser la valeur de la vie, de l’homme et de la morale, comprise comme réponse à qui dois je être ? Pour les partisans de cette éthique compassionnelle

il n’y a pas d’idéal, pas de vertu, pas d’excellence, il n’y a pas de devoir ni de valeur qui méritent qu’on lui sacrifie quoi que ce soit, il n’y pas de morale en dehors de l’expérience individuelle, présente et immédiate, mesurée au couple plaisir/douleur 10.

Là où la corrida propose un «spectacle populaire dans lequel se réalise l’incarnation démocratique des vertus aristocratiques »11. Wolff nous propose une éthique de la vertu dont le modèle est l’héroïsme, les valeurs chevaleresques, aristocratiques. Réactualisation de la conception aristotélicienne, cette éthique prend pour critère la possession d’une vertu. A la traditionnelle question pourquoi faire cela, pourquoi agir ? elle répond, non pas en invoquant les conséquences bénéfiques de l’action, ni même en se référant à une quelconque loi nous obligeant à l’action. Si j’agis de telle ou telle manière c’est parce que cette action révèle un trait de caractère, elle est celle que ferait tel individu possédant une vertu particulière, et posséder une vertu « c’est reconnaître de façon raisonnée l’importance d’un bien qui peut être obtenu ou préservé par l’action humaine, et accorder à ce bien, dans l’économie de nos pensées, sentiments, souhaits, désirs et activités, la place qui correspond précisément à cette estimation de son importance, en tant que bien à rechercher ou à préserver ».

Aussi « dans les états vertueux, nous réalisons, par le caractère même de notre conduite et de notre attention vertueuse, certaines des conditions humaines qui sont intrinsèquement dignes d’être réalisées ».Et « la principale qualité de l’éthique de la vertu est qu’elle place au centre de la reflexion morale d’une personne la question : quel type de personne est ce que je veux devenir ? »12.

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1« Le statut éthique de l’animal dans la corrida », p.77.

2Ibid, p.76 .

3Ibid, p.78.

4Ibid, p.84.

5Ibid, p.81 .

6Ibid, p.83 .

7Ibid, p.85.

8Ibid, p.88 .

9Ibid, p.87.

10Ibid,p.85 .

11Ibid, p.87.

12Dent, Nicolas, « Vertu » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. M. Canto-Sperber.

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