Nature contre culture

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Par Nolwenn Picoche. Vous pouvez réagir ici.

Mots-clés : nature contre culture, conte philosophique, définition de l’homme.

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Le détachement de la nature

L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement.[1]

L’ouvrage de Vercors s’appelant Les animaux dénaturés, il faut comprendre que le thème de la nature va être central dans la définition de l’homme. L’homme moderne se définit par sa liberté, par sa capacité à s’arracher à ses besoins naturels et aux déterminations de son histoire. Dans la Bible, au récit de la Genèse est écrit « remplissez la terre et dominez-la ». L’homme a un statut à part dans la création étant donné qu’il est à l’image de Dieu. Cependant le texte explique que l’homme a des droits et des devoirs envers la nature. Il n’est pas question de transformer la nature. La domination de l’homme n’est pas inconditionnelle. Ces textes influencent les écrits de Descartes qui définit l’homme comme maître et possesseur de la nature. Le développement des sciences, le recul de la religion vont transformer cette vision de la nature. La nature devient ce qu’il faut combattre.

Toutefois il existe de nombreux philosophes qui critiquent la culture. Freud, dans L’avenir d’une illusion, explique que le but de la  culture est de résoudre le problème de l’insatisfaction des besoins des hommes. Le problème est que la culture demande plus de sacrifice q’elle n’apporte de bienfait. Elle apparaît comme une fonction d’interdiction. Définir l’homme sur un point négatif semble difficile. De plus la notion même de culture pose problème. Chez les hommes existe-t-il une culture qui rassemblerait un ensemble de caractères développés par tous les hommes ? La culture serait « une auto-éducation de l’humanité à l’Universel par la fréquentation des œuvres de langue et de pensée »[2]. Ou existe-t-il plusieurs cultures comprises comme des ensembles de différences significatives entre groupes humains ?

Rousseau, dans la préface de L’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, explique que la nature humaine est fuyante, insaisissable. L’histoire a creusé un gouffre entre l’homme naturel et l’homme civilisé. Ce qu’il y a de naturel dans l’homme c’est son arrachement progressif à la nature, son éloignement progressif de l’état primitif. La culture a à ce point transformé l’homme qu’il serait vain de chercher dans l’état de nature les traits de l’homme civilisé. Il définit l’homme actuel par tout ce à quoi il diffère de l’homme primitif. L’homme est l’œuvre de son histoire et non de la nature. Rousseau définit l’homme par sa capacité à se redéfinir continuellement, ce qui suppose la liberté et la perfectibilité. Les deux sont interdépendantes. La perfectibilité est la faculté qui permet toutes les autres à l’aide de hasards. A travers ses circonstances se développent la raison. La perfectibilité va séparer l’homme de la nature et l’enraciner définitivement dans la culture.

Nietzsche explique que l’homme n’est pas si différent de l’animal : « nous ne sortons pas d’ordinaire de l’animalité, nous sommes nous-mêmes ces animaux qui semblent souffrir sans raison »[3]. La recherche du bonheur consiste à satisfaire l’animal qui est en nous. La différence entre l’homme et l’animal est que l’homme prend conscience de l’absurdité d’une telle recherche. Cette prise de conscience métaphysique passe par la communauté des hommes véritables (philosophes, artistes, saints) qui se sont arrachés à l’animalité en découvrant d’autres devoirs. La conscience n’appartient pas à l’individu mais « à tout ce qui fait de lui une nature communautaire et grégaire ». Ainsi l’homme se définit comme un être de culture. Mais Nietzsche critique la culture telle qu’elle est perçue par les Lumières.

La technique

Au dessous d’un certain niveau d’industrie, il est difficile de savoir à première vue s’il s’agit d’instinct ou d’intelligence.[4]

Le sens moderne de la technique provient à la fois d’une révolution intellectuelle et d’une révolution industrielle. La première s’est réalisée sous l’influence de Descartes qui a introduit une nouvelle définition notamment dans Le Discours de la méthode. La technique est associée à une science universelle, unifiée, qui permet un progrès et qui a pour but la domination de la nature. La technique devient une science appliquée. Elle permet à l’homme de s’arracher à la nature alors que la « techné » d’Aristote ne faisait que prolonger le mouvement de la nature. La technique devient une façon pour l’homme de transformer la nature. Cette thèse sera défendue essentiellement par les Lumières et possède toujours une grande influence sur la philosophie. L’homme accède à la liberté par le détachement à la nature et cela grâce à la technique. Ainsi l’homme ne se définit pas parce qu’il détient la technique. La technique est un moyen pour l’homme d’aboutir à la liberté qui est ce qui le définit.

La seconde révolution se déroule avec l’apparition de nouvelles machines plus perfectionnées. C’est le triomphe de la raison instrumentale sur la raison pratique. Pour mettre en œuvre la technique l’homme va utiliser des outils. Cf. Annexe sur les outils. Pour Marx l’homme accède à son universalité grâce au processus de production. L’homme produit de nouveaux objets qui transforment ses besoins et désirs, il tend à produire son propre environnement. La nature apparaît comme étant son œuvre. La technique émancipatrice permet l’évolution de l’homme. L’homme accède à lui-même par la production. Ainsi la production technique définit l’homme en tant qu’elle va révéler à l’homme ce qu’il souhaite. Cependant il existe en plus de cette technique émancipatrice, une technique aliénante qui est le résultat du machinisme, ce que Marx explique dans Le Capital. Le travail change dans sa nature même. L’ouvrier n’est plus maître du résultat de son travail ce qui fait qu’il ne peut plus accéder à son universalité par la production. Si la technique permettait à l’homme de parvenir à définir son identité, ce  n’est plus le cas.

Tous les hommes ne disposent pas du même degré de développement technique. Dans une même société tous les individus, même s’ils ont accès aux résultats de la technique, ne sont pas des ingénieurs capables de mettre en œuvre une technique très complexe. La technique serait une affaire d’éducation. Tous les hommes pourraient utiliser une technique poussée s’ils reçoivent l’éducation adéquate. Mais nous savons que tous les hommes ne sont pas égaux dans l’apprentissage. L’homme a su développer la technique bien au-delà de ce qu’ont pu faire les animaux, transmettre cette technique et la faire progresser. L’évolution de la technique est un fait de l’humanité en générale. Ainsi il est difficile de définir l’homme à partir de la technique dès lors que son degré de progression n’est pas le même chez tous les hommes.

Les outils sont au départ très simples. Ils sont d’ailleurs utilisés également par certains animaux. Au fur et à mesure les outils vont devenir plus complexes, servir à la fabrication d’autres outils. Selon la définition de la technique de Marx, la production n’est l’œuvre que des hommes, ce qui exclut que les animaux aient accès à la technique. Pourtant certains pensent que la technique est présente également chez les animaux à travers l’utilisation d’outils. La différence dans la technique entre les hommes et les animaux ne serait qu’une question de degrés. L’évolution de la technique trouverait ses causes dans des éléments extérieurs à la technique (la sociabilité, la transmission du savoir, la morphologie humaine notamment les pouces) qui ne peut donc pas servir de définition pour l’homme puisqu’elle ne possède pas en elle-même ses propres causes de développement.

Le langage

Qu’appelle-t-on langage ? dit Pop. S’il faut pour mériter ce nom une grammaire et une syntaxe, bien des tribus primitives ne savent pas parler.[5]

Le débat sur le langage est toujours ouvert. Les penseurs n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les critères de ce qui fait le langage. Dès l’Antiquité, le langage a une place particulière en tant qu’il est un des trois termes du triangle sémantique avec la pensée et l’extra mental. Le rapport entre les trois diffère selon les penseurs. Pour Platon, le non-être n’existe pas dans le réel, il provient uniquement du discours. Chez Aristote, les paroles sont des signes de l’état de l’âme qui est une ressemblance de l’état des choses. Ainsi le langage n’a pas toujours le même sens et ne joue pas le même rôle selon les théories. Cela rend difficile la possibilité de définir l’homme sur sa capacité à développer un langage. Cf. Annexe sur le langage. Tomasello, dans Les origines culturelles de la cognition humaine, distingue trois types de communication :

– la communication dyadique : échange entre un individu qui se sert de l’autre comme un outil sur un mode utilitaire.

– la communication triadique : elle implique l’attention de deux individus en même temps vers une troisième chose.

– le pointage : l’individu veut partager une source d’intérêt avec un interlocuteur, cela nécessite la possibilité de se projeter dans le point de vue des autres.

Seul le pointage est une caractéristique humaine. La communication dyadique peut être reconnue chez les primates en particulier. L’homme développe une cognition culturelle qui est totalement différente de celle des autres espèces. C’est cette possibilité de pouvoir penser que l’autre nous voit, de savoir qu’on appartient au monde de l’autre, qu’on puisse se mettre à la place de l’autre qui fait que le pointage est propre à l’homme. C’est parce que nous avons cette cognition que nous développons un langage. En ce sens le langage apparaît comme le propre de l’homme. Il reste le problème qu’il existe de multiples langages humains très différents. Est-il possible de les unifier ?

Descartes, dans une lettre du 23 novembre 1646 adressée à William Cavendish, explique :

(…) il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine (…) excepté les paroles (…) la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul (…) il ne s’est jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées (…) on ne peut pas dire qu’elles [les bêtes] parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Dans Le problème d’une fondation ultime de la raison, Apel énumère les quatre conditions de possibilité d’un discours : prétention à la signification, prétention à la vérité, prétention à la véracité, prétention à la justesse. Se soustraire à cette quadruple contrainte c’est renoncer à toute communication. Si un langage répond à ces quatre conditions alors il permet la communication. Cette théorie permet la multitude de langage dès lors qu’ils répondent aux exigences définies par Apel. Cela permet de donner une certaine justification aux différents langages. Toutefois définir l’homme sur un élément aussi variant est problématique. Les différents langages ne permettent pas une communication entre eux et ne sont pas tous construits de la même façon, certains sont plus complexes que d’autres.

Le rire

D’abord il savent rire, et si le rire est le propre de l’homme, alors ils sont humains, comme vous et moi.[6]

Selon Nietzsche, « l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire ». Pourtant des études ont montré que tous les humains savent rire dès la naissance. Il s’agit d’une caractéristique innée de l’homme. Les causes du rire sont diverses : l’humour, les chatouilles, le stress, le rire d’autres personnes, des substances chimiques. D’un point de vue physique, le rire est un mouvement réflexe, enchaînant de petites expirations saccadées qui contractent les muscles du visage, et qui s’accompagne d’une vocalisation, provoquée par des mouvements d’inspiration et d’expiration du diaphragme. De nombreux muscles, du visage, du cou et du tronc, peuvent être sollicités. Même si tous les hommes sont capables physiquement de rire, ils ne vont pas tous rire de la même chose. De plus, il a été démontré qu’un homme rit douze fois plus quand il est en compagnie d’autres personnes que quand il est seul.

Au Moyen Âge, le rire fut un enjeu idéologique d’importance. En effet, le rire faisait l’objet de deux définitions contradictoires. La première, héritée des Pères de l’Église grecque et largement diffusée dans l’Occident latin, condamne le rire. La seconde, qu’on trouve d’abord chez le philosophe Aristote puis relayée par tous les grands auteurs chrétiens du Moyen Âge, affirme, à l’inverse, que le rire est le propre de l’homme. Il en résulte une controverse entre théologiens. Au rire s’oppose la vraie joie, l’extase réservée à une petite élite monastique. Cette joie exclut le rire. Le rire est le propre de l’homme, mais c’est l’homme déchu et pécheur : le rire lui-même est un péché. Le rire autorisé, désinhibé voire prescrit dans un contexte socioculturel du Moyen âge va laisser place au rire joyeux et épicurien de la Renaissance. Il exprimerait la joie de vivre et serait inhérent aux plaisirs sensoriels. Il emprunte à Aristote la conception d’une spécificité humaine. Plus tard Voltaire affirme « l’homme est le seul animal qui rit et qui pleure ». Kant voit dans la plaisanterie une harmonie entre l’esprit et le corps.

Aristote n’a pas dit que le rire est le propre de l’homme mais que l’homme est le seul animal à rire. Cette affirmation semble difficile à tenir aujourd’hui. Des études sur certains animaux comme les chimpanzés, les rats, les dauphins tendraient à prouver qu’ils ont également une capacité qui s’apparente au rire humain. Certains psychologues comportementaux affirment toutefois que le vrai rire nécessite des pré-requis tels que la conscience de soi ou l’aptitude à s’identifier à autrui, et qu’en conséquence les animaux ne rient pas de la même manière que nous. Cela vaut pour le rire culturel qui vient du partage d’un humour particulier mais pas pour un rire réflexe (qui trouve sa cause dans le corps). Des scientifiques ont découvert que les orangs-outangs disposent d’un sens de l’empathie et du don de l’imitation. Nous observons que des expressions faciales comme une bouche très ouverte ressemblant manifestement au rire étaient récupérées et copiées par des orangs-outangs. La vitesse à laquelle l’imitation avait lieu lors des expériences suggère que ces expressions étaient manifestement involontaires.

Ces remarques montrent que ce qui serait le propre de l’homme n’est pas le rire mais l’humour. Toutefois la définition de l’humour est tout aussi problématique que celle du rire. Il existe de multiples formes d’humour. Selon sa culture, son environnement, son caractère, un homme ne va pas répondre aux mêmes formes d’humour que son voisin. De plus, tous les hommes ne sont pas dotés du sens de l’humour. Il existe des personnes qui ont perdu la capacité de rire pour des raisons médicales. Pourtant nous les considérons comme étant des hommes au même titre que les autres. L’humour et le rire sont des notions insuffisantes pour définir l’homme même si ce n’est pas pour les mêmes raisons.

Lire la suite :

L’esprit religieux

Conclusion


[1] Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1952, p. 195.

[2] Baraquin, Noëlla (1995), « Culture », in Russ J. (dir.), Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin, 2000, p. 70.

[3] Nietzsche, Friedrich, Considérations inactuelles, trad. fr. H. A. Baatsch, Paris, Gallimard, 1988, pp. 52-57.

[4] Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1952, p. 55.

[5] Idem, p. 57.

[6] Idem, p. 62.

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