Philosophie de la corrida (3)
Par François Carrière.
Lorsque Wolff comprend son éthique comme éthique de la vertu, à quel bien, à quelle valeur accorde-t-il l’importance ? Quelle valeur doit se trouver intégrée à la forme que doit prendre toute vie humaine ? En quoi est elle un bien et digne d’être intrinsèquement réalisée ? La dernière partie de l’article s’intitule « De la nature du taureau et de l’éthique qui s’en déduit » et la notion de bravoure devient un critère normatif, pour le taureau comme pour l’homme.
La bravura est la « vertu par laquelle la taureau est supposé conforme à sa propre nature en lui » p86 il sera considéré comme plus ou moins brave, c’est à dire comme plus ou moins conforme à sa nature, comme actualisant plus ou moins ce qu’il est en puissance. Pour être pleinement ce qu’il doit être, pour actualiser la nature qu’il a en lui, le taureau doit être brave. C’est en ce point que réside la morale pour Wolff : correspondre à ce que nous sommes . Ainsi écrit il « Le bien pour un homme ne consiste pas à faire ce qui est permis et à s’abstenir de faire ce qui est interdit, mais à être homme, au sens plein du terme, à être enfin ce qui le définit depuis toujours »1.
Il y aurait donc, à suivre ce raisonnement, des degrés de réalisation de ce que nous sommes. Il est vrai que nous disons souvent d’un individu, après qu’il se soit comporté de telle ou telle manière, qu’il est particulièrement humain ou inhumain. Nous avons donc bien, lorsque nous énonçons un pareil jugement, un critère de ce qu’est la vertu d’humanité, nous en avons l’Idée.
Certes, mais qu’est ce qu’être homme justement pour Wolff ? Et quel rapport alors avec le taureau ? Si Wolff voulait nous expliquer pareille chose, que l’homme, comme le taureau, peut être plus ou moins conforme à ce qu’il « est », quelle obligation de nous parler du taureau ? C’est que pour Wolff la bravura du taureau vaut pour l’homme. « A la bravura du taureau répond le courage de l’homme et à la loyauté de l’homme correspond « la noblesse » du taureau »2. Le taureau n’est alors pas un objet, il est même, dans une perspective kantienne un analogon de l’homme.
Rappelons ici, avant de poursuivre plus avant, notre définition de l’éthique de la vertu. Posséder une vertu et agir vertueusement cela revient à chercher, par son action, à réaliser des conditions humaines que l’on juge intrinséquement bonnes et dignes d’être réalisées. Cette éthique permet également de répondre à la question qui suis je ? et surtout qui veux je être ? Or sur ces deux points la perspective de Wolff a de quoi susciter quelques interrogations. Lorsqu’il la résume sous cette formule « Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux » nous sommes a priori d’accord, présenté comme cela … Mais lorsque la vie se trouve exaltée, dans une perspective nietzschéenne, nous commençons à avoir de sérieux doute. La fin de son article ne parle plus d’homme et de taureau mais d’être vivant. Et voilà ce qu’il nous en dit :
si l’être vivant n’était pas d’abord un être qui peut se battre pour vivre avant d’être un être qui évite à tout prix la douleur, il ne serait tout simplement pas vivant 3.
Ainsi également « même si elle n’est plus de mise à l’heure du moralisme compassionnel et du « avant tout zéro mort », cette éthique ne mérite-t-elle pas, parfois, d’être mise en avant, et même, de temps en temps de retrouver un peu de vigueur ? »4.
Il a le mérite de poser la question. Passons sur la nostalgie (n’est plus de mise), pour noter l’aspect quelque peu critique aussi vis à vis de la démocratie. Wolff bien sûr est un démocrate, mais lorsque il estime le spectacle démocratique et populaire (la corrida) dans lequel les vertus aristocratiques se réalisent, il pense donc que les valeurs démocratiques ne se suffisent pas à elles mêmes. Cela mériterait débat. Pourquoi faudrait il des vertus aristocratiques dans nos démocraties ? Parce que ces dernières brident la vie, étouffent sa puissance, défendent une conception faible et appauvrie de ce qu’est un individu, de ce qu’il doit être ?
Wolff aime la corrida pour son éthique, pour la vertu qu’elle contient, chevaleresque et aristocratique. Alors peut on l’aimer si l’on comprend l’homme et ce qu’il doit être de façon différente. Parler d’éthique de la vertu suppose que l’individu recherche à atteindre, par ses actions cette vertu, qu’elle devienne un projet de vie, une disposition constante et ferme dans son existence en bref qu’elle réponde à la question de qui je veux être. Pour Wolff il nous faut vouloir être, à l’image du taureau bravo, courageux. Peut-on vraiment voir dans cela des conditions humaines intrinsèquement dignes d’êtres réalisées ? Le débat est ouvert.
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BIBLIOGRAPHIE :
● DENT, Nicolas, « Vertu, éthique de la vertu », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Canto Sperber, Monique, Quadrige, Dico poche, Puf, quatrième édition, 2004, p.2011- 2019.
● RENAUT, Alain, « L’esprit de la corrida » in La règle du jeu, Printemps 1972 n°6.
● SIGAUT, François, « Critique de la notion de domestication » in L’homme, Octobre/Décembre 1988, n°108, p.59-71.
● WOLFF, Françis, Philosophie de la corrida, Paris, fayard, 2007.
● WOLFF, Françis, « Ne mettez pas à mort la corrida », journal Libération, 29/08/07 .
● WOLFF, Françis, « Le statut éthique de l’animal dans la corrida » in Cahiers philosophique, n°101, avril 2005.
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