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Les soins pénalement ordonnés en addictologie

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Les soins pénalement ordonnés en addictologie

 

Damien Couet, professeur de philosophie, lycée Mongazon, Angers ; doctorant au CAPHI, Université de Nantes Grégoire Cleirec, Médecin addictologue, Hôpital René Muret (Assistance Publique des Hôpitaux de Paris).

Le cas du soin contraint ou ordonné en addictologie pose des difficultés particulières pour la relation entre le soignant et le patient. Après avoir rappelé les spécificités de cette situation, l’article soutient qu’il est possible de surmonter au moins certaines de ces difficultés en s’appuyant sur une conception spécifique de la liberté et en articulant par le dialogue motivation et raison.

Introduction

L’addictologie a pour objectif la prévention des conduites addictives, la prise en charge précoce, les soins et l’accompagnement des personnes en difficulté avec ces conduites. Selon la Fédération Française d’Addictologie, les conduites addictives (aussi appelées « trouble de l’usage de substance »1) peuvent être définies par trois critères principaux : l’impossibilité répétée de les contrôler, leur poursuite en dépit de la connaissance des conséquences négatives (médicales, psychiques, sociales, etc.) et le fait qu’elles visent à produire du plaisir ou à écarter une sensation de malaise interne2.

Pierre Fouquet, père de l’alcoologie, avait identifié la « perte de liberté de s’abstenir de consommer3 » comme principal symptôme pour diagnostiquer ce trouble. La dépendance physique et psychique a ensuite communément servi à définir l’addiction. Fouquet, en se concentrant sur la consommation, expliquait l’addiction dans les années 1950 comme un trouble du lien entre un individu et un produit. Dans les années 1980, Claude Olivenstein a élargi le modèle explicatif de l’addiction en la définissant comme une « rencontre entre un produit, une personnalité, à un moment socioculturel donné4 ».

La diversité des modèles explicatifs de l’addiction (sociologiques, neurobiologiques, systémiques, psychologiques, philosophiques…) rend compte de la multiplicité des facettes de cet objet. L’addiction met en jeu des composantes inhérentes à l’individu (son fonctionnement psychique, son histoire de vie, sa chimie cérébrale, sa génétique), mais aussi à son environnement, sa famille et même plus largement la société autour de lui. De ce point de vue les relations qu’un patient entretient avec la médecine et la justice interagissent avec ces multiples composantes.

Nous souhaitons traiter ici des prises en charge qui seraient débutées sur l’initiative de la justice. Nous interrogerons la spécificité de cette situation de contrainte tant pour le soignant que pour le patient. Les soins ordonnés par un juge constituent en effet une situation paradoxale qui interroge   le concept de liberté. La finalité du soin pour la justice est de mettre un terme à ce qu’elle considère comme l’origine du comportement délictueux. C’est pour cette raison qu’elle ordonne à la personne de se soigner. L’addictologie cependant considère que les soins ne peuvent pas être efficaces si les patients ne choisissent pas librement d’y participer5. Il semble donc y avoir une contradiction entre justice et médecine alors qu’elles paraissent s’entendre sur la liberté de s’abstenir comme finalité possible de la mesure. Mais est-ce bien le même sens du concept de liberté que visent la justice et la médecine ? En outre, la souffrance est parfois considérée, comme nous le verrons, comme la principale motivation du soigné. S’il est motivé par quelque chose qui est indépendant de sa volonté, il pourrait sembler que le patient ne choisit pas librement de se soigner. Nous voudrions montrer pourtant que, à certaines conditions qui touchent à la fois à la motivation et à la rationalité du patient, la contrainte peut être une opportunité pour le médecin et le patient d’entamer une relation de soin.

I. Le cadre politique et juridique des soins ordonnés en addictologie

Le cadre juridique de l’addictologie comporte deux dispositifs nommés respectivement « obligation de soin » et « injonction thérapeutique ». Dans chaque cas, il s’agit d’un ordre donné par un juge de se soigner. L’obligation de soin est prévue par le code pénal (article 132-45) et est mise en place par un juge dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’un aménagement de peine ou d’une mise à l’épreuve, tandis que l’injonction thérapeutique est inscrite au code de santé publique (articles L. 3413-1 à L. 3413-4). Elle nécessite une évaluation par un professionnel de santé assermenté par l’Agence Régionale de Santé et s’inscrit dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire.

L’idée d’obliger à se soigner date des années 19506. Ce sont les lois du 24 décembre 1953 et du 15 avril 1954 qui ont introduit l’idée d’obligation de soin, l’une en raison de l’acte délictueux consistant à consommer un produit, l’autre pour prévenir un danger. La loi de 1953 ne fut jamais appliquée et celle de 1954 fut depuis abrogée. Elles ont tout de même défini les statuts résultants d’une obligation de soin : être considéré à la fois comme délinquant et comme malade. Elles ont préparé en cela la loi de 1970, spécifique aux « toxicomanes », inscrite au code de santé publique. La loi de 1970 a fait du traitement une alternative à l’incarcération. Le plus souvent aujourd’hui, c’est un prérequis aux aménagements de peine lorsque l’infraction a impliqué des substances psychoactives.

La loi de 2007 sur la prévention de la délinquance a élargi les possibilités d’injonction thérapeutique à d’autres comportements délictueux compris comme des conséquences de maladie, tels que l’usage d’alcool ou les violences sexuelles.

Le cadre politique et juridique des soins judiciairement ordonnés en addictologie montre que celui à qui s’adresse cet ordre n’est ni libre de se considérer comme malade ou non, ni libre d’accepter ou de refuser les soins qu’on lui ordonne. Mais la médecine de son côté maintient pour elle-même l’exigence de donner des soins librement consentis. En effet, la première condition d’une relation de soin est le consentement au soin. Le cadre politique et juridique actuel de l’exercice professionnel donne une importance accrue à l’autonomie de la personne et donc à son consentement. Les lois de 2002 notamment ont entériné cette norme de l’attention à l’avis et à la décision du patient ou de l’accompagné7. La relation de confiance ne peut être établie que par ce respect de la personne du patient. Ces directives fournissent des outils conçus pour matérialiser cette attention et ce respect tels que le projet et le contrat. À l’entrée d’un établissement de santé ou médico-social, un contrat de soin (parfois plus simplement appelé règlement du service) décrivant les modalités, le cadre et les limites de ce soin s’établit entre le patient et l’équipe soignante. Il est signé par le patient, ce qui symbolise et garantit tout à la fois son consentement à respecter ce contrat ou règlement. Dans cas contraire, son hospitalisation peut prendre fin. Au contrat peut s’ajouter un projet de vie du résidant qui implique de sa part une réflexion sur sa place au sein de l’établissement. « Pour les professionnels, le consentement devient, en principe, la pierre angulaire de leur pratique.8»

Il faut donc envisager les difficultés posées par ces dispositifs de soins ordonnés à la fois du point de vue du patient et du point de vue du soignant. Ils doivent tous deux faire face à une contrainte de justice alors qu’ils sont aussi censés s’engager librement dans la relation de soin.

Du côté du soignant, un paradoxe communément relevé de l’obligation de soin est qu’elle fait du juge un prescripteur de soin, et que des soignants peuvent se sentir transformés en auxiliaires de justice9. On ne peut pas attendre du juge qu’il ait réalisé un diagnostic de trouble de l’usage de substance, et encore moins qu’il ait évalué la motivation d’une personne dépendante à initier une prise en charge médicale. Il existe un contre-pouvoir, puisqu’un soignant en addictologie peut lever un soin pénalement ordonné s’il le juge non pertinent. Le juge peut donc être prescripteur et le médecin peut s’opposer sur des bases médicales à cette prescription.

Du côté du patient, la principale difficulté est son double statut de patient et de délinquant. Car le patient peut en tant que délinquant pénalisé obéir à l’ordre qui lui est fait de se soigner seulement pour se débarrasser de la mesure sans véritablement chercher à changer de comportement10. Il manque alors l’occasion de se soigner en tant que patient et risque une récidive. Cette attitude peut être notamment motivée par la dimension de contrôle moral et social que revêtent ces dispositifs pour certains. La médicalisation de la déviance d’un comportement par rapport à la norme dominante fut perçue depuis l’origine par des médecins et des usagers de substances comme étant potentiellement au service d’un ordre moral11. Certains patients ne voient pas pourquoi ils devraient se soumettre à cet ordre. Ils y voient une atteinte portée à leur mode de vie librement choisi. Il en va aussi d’une forme de contrôle social. Car l’idéal de ces politiques semble bien de faire en sorte que les individus membres de groupes à risque choisissent de ne plus faire courir de risque à eux-mêmes ou aux autres. Cependant, les patients ne voient pas toujours les choses de cette manière. Il peut arriver qu’ils ne partagent pas le point de vue de la justice sur les risques encourus du fait de leur comportement ou de leur consommation.

L’interaction avec le médecin intervient après celle avec la justice.  La justice a assigné l’individu à l’identité de malade dont les troubles font courir des risques à lui-même et aux autres. La relation avec le médecin a alors aussi pour enjeu la reconduction de l’image de lui-même que la justice a renvoyé au patient. Il y a une forme d’ « assujettissement12 » du patient de la part du médecin prévu implicitement par la mesure. Le patient ne peut devenir quelqu’un dans ce cadre qu’en s’avouant malade. Il est privé de la liberté d’être reconnu autrement.

Nous nous trouvons donc face à une problématique qui concerne la liberté, tant pour la justice que pour le soignant et pour le soigné. La privation de liberté est motivée pour la justice par les risques que le délinquant fait courir à lui-même et aux autres. Mais il ne se soignera vraiment que s’il s’engage librement dans une démarche, si ce n’est d’abstinence, au moins de réduction des risques. Or sa liberté, à la fois d’effectuer des comportements qui dévient de la norme dominante et de refuser de se soumettre au soin pénalement ordonné, est aussi une des raisons qu’il peut invoquer pour ne pas se soigner. Il nous semble donc nécessaire d’examiner de plus près ce concept de liberté.

II. L’autonomie dans un contexte hétéronome

La conception de la liberté supposée et encouragée par ces dispositifs en particulier, et le cadre des politiques sociales et de santé en général, est la liberté entendue comme autonomie. Elle peut être définie comme la capacité de se donner des règles et de les suivre13. La valorisation de l’autonomie dans la relation d’aide et de soin doit être comprise par la place qu’occupe l’autonomie dans nos sociétés. Car cette attente envers le patient est plus généralement une attente sociale. L’éthique du Care et la neurobiologie ont pour une part relativisé cette attente, pour des raisons différentes cependant14.   L’éthique du Carea montré qu’elle était survalorisée par la philosophie et la science alors que nous devons aussi souvent faire face à des situations nous confrontant à la réalité de notre dépendance plutôt qu’à celle de notre autonomie. En outre, la neurobiologie a montré que pour des raisons liées à sa chimie cérébrale un individu peut perdre le contrôle de ses idées ou de ses désirs. Elle a fait de cette perte de contrôle le propre de l’usage troublé d’une ou plusieurs substances. Des traitements médicamenteux agissant précisément sur cette chimie sont alors des aides possibles.

Dans le cadre des soins pénalement ordonnés, les soignants sont semble-t-il dans une situation paradoxale si, au nom de l’autonomie que le patient doit retrouver, on le prive de l’autonomie de s’engager dans une relation de soin. Il y a pourtant des contraintes, ou privations d’autonomie, que nous concevons comme justes, par exemple dans l’éducation, et qui témoignent d’une part du fait que l’autonomie n’est pas la seule condition de l’être humain et d’autre part que, pour apprendre à être autonome, il faut parfois être contraint. Le fait qu’une contrainte soit considérée ou non comme juste dans la relation semble être lié à la nature de la relation. Une relation de domination ne sera jamais considérée comme bonne ou juste. En revanche, une relation de pouvoir doit être potentiellement juste sinon aucune relation d’aide ou de soin ne serait juste. Qu’est-ce qui distingue alors la relation de pouvoir de la relation de domination ? La relation de pouvoir est potentiellement juste à deux conditions. Dès lors que celui qui a le pouvoir est dans une position telle qu’on puisse lui contester ce pouvoir, alors ce pouvoir est déjà en partie juste. Mais il faut de plus que ce pouvoir puisse aussi être confié à un autre, qu’il puisse être échangeable, voire même révocable. Le choix de son médecin par exemple (en droit commun) est un droit très important qui conditionne l’absence de domination et donc de contrainte injuste. Car le risque est que la relation de soin prenne une forme paternaliste où le médecin se positionne comme celui qui sait ce qui est bien pour le patient. Cette position empêche l’autonomie en ne permettant pas au patient de se donner lui-même la règle qui gouverne sa conduite. Le bien visé, ce qu’il est bien de faire, doit être fixé avec le patient.

Dans le cas des soins ordonnés, il est possible de confier le pouvoir du médecin à un autre : le patient peut choisir son médecin et en changer. En revanche, il n’est pas vraiment possible de contester le pouvoir du médecin. Mais ce pouvoir s’exerce au nom de la collectivité et de son droit à protéger ses membres lorsqu’ils sont menacés15. La légitimité de l’articulation entre justice et médecine se trouve en effet dans le devoir fondamental de ne pas nuire à autrui. Le rôle de la justice n’est pas de soigner. Elle ne s’intéresse pas à la souffrance des délinquants, mais elle vise à protéger la société. La justice n’est donc légitime à contraindre une personne à se soigner que si ses troubles représentent un danger pour autrui. De même, le rôle de la médecine n’est pas de faire respecter le droit, mais de prendre soin des personnes malades. Dans cette perspective, l’idéal d’autonomie implique que le consentement éclairé de la personne contrainte soit tout de même recherché.

Ainsi, pour la commission nationale consultative des Droits de l’Homme, le principe de référence permettant de clarifier la question du positionnement professionnel en contexte de soins « ordonnés » est l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme: « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.16 » Dans le cadre des soins ordonnés, la nuisance avérée ou potentielle de l’usager de substance envers d’autres membres de la communauté légitime l’intervention de la justice au motif possible d’un recouvrement du pouvoir de se donner des règles et de les suivre.

Puisque ce pouvoir est couramment conçu comme une forme de liberté, nous pouvons interroger son fondement politique en interrogeant la conception de la liberté comme autonomie. Cette conception donne un contenu à la liberté et peut donc en cela être considérée comme une conception de la liberté dite « positive », par distinction avec une conception de la liberté dite « négative »17. La liberté négative s’appelle ainsi car elle ne donne aucun contenu positif à la liberté. Selon cette conception, on est libre tant qu’on n’est pas empêché physiquement d’agir. De ce point de vue, seules les contraintes physiques empêchent d’être libre. Elles seraient donc les seules à être contradictoires avec le projet de soin et d’aide qui viserait l’autonomie. Les contraintes morales ou psychologiques seraient au contraire légitimes au nom de l’autonomie future. La conception négative de la liberté légitime donc des moyens tels que les menaces et les tentatives d’intimidation dans un tel cadre. Ce sont les moyens communément employés par le juge, mais sont-ils légitimes pour un médecin ? Ne s’agit-il pas plutôt pour lui d’éclaircir par l’expertise le niveau de risque et de dommage encouru pour l’usager de substance ?

L’autre conception de la liberté est dite positive parce qu’elle donne au contraire un contenu à la liberté sous forme, par exemple, de devoirs envers le reste de la communauté politique.  Le philosophe Charles Taylor a défendu cette conception qui repose sur l’idée qu’une personne n’est pas toujours le meilleur juge de sa propre liberté. Nous ne pouvons pas exclure que quelqu’un se trompe sur ce qu’il veut vraiment. Les addictions peuvent servir d’exemple paradigmatique des cas où nous nous trompons sur nos propres désirs. La liberté est alors définie comme « capacité d’agir en vue de finalités importantes pour nous18 » et cette définition s’accompagne de l’idée qu’une personne peut entretenir une conception erronée de ces « finalités ». Cette conception de la liberté repose en dernière instance sur une grande confiance dans notre capacité à nous accorder politiquement sur une hiérarchisation des valeurs en vue desquelles nous pouvons agir. Pouvons-nous tous nous entendre sur la supériorité de la vie sur la mort, du travail sur l’oisiveté, du lien social sur l’individu, etc. ? Il semble en tout cas y avoir un principe faisant l’unanimité : le principe hiérarchiquement supérieur de la dignité de l’être humain en tant qu’elle est inaliénable et incomparable. En cela la contrainte peut être légitimée par la finalité de retrouver cette dignité entendue précisément comme autonomie. La délibération politique est en tout cas l’arbitre ultime de cette hiérarchisation.

Dans une telle perspective, nous pouvons considérer qu’un travail de délibération avec le patient sur ce qui lui semble important dans son existence n’est pas une perte de temps car il permet de clarifier les raisons qu’il a de se soigner. L’entretien motivationnel, une forme d’intervention en addictologie consistant à la mise en place d’une conversation collaborative entre le patient et le soignant, met d’ailleurs l’accent sur l’identification des valeurs sociales ou morales considérées comme importantes par le patient19. Un outil est parfois employé dans cette perspective. Il s’agit d’un jeu de cartes répertoriant quatre-vingt-trois de ces valeurs créées par une équipe universitaire pour aider les patients et les soignants à les mettre à jour20.

La délibération sur les raisons de se soigner semble néanmoins présupposer une motivation à le faire. Nous retrouvons ici le paradoxe des soins ordonnés en addictologie : il suppose une liberté que le patient n’a peut-être pas puisque c’est l’objectif des soins qu’il la retrouve.

III. Les motivations à agir sous la contrainte

Selon la théorie du « toucher le fond », ou hitting the bottom theory, on développe une motivation interne à partir de pressions externes21. Plus l’individu associe la consommation avec des situations de souffrance qu’il a vécues, plus il est susceptible de développer une motivation interne. Et donc si des facteurs externes le font souffrir suffisamment, sa motivation interne se développe. Il prend conscience que sa situation actuelle lui est insupportable, et qu’il doit changer pour être plus heureux. La gravité des problèmes rencontrés par les personnes entrainerait selon certaines études une capacité plus importante à accepter et demander de l’aide22. La difficulté est qu’on ne choisit pas d’agir pour un motif : c’est une cause de notre comportement. En conséquence, ce qui peut interroger dans cette théorie de la motivation c’est la possibilité réelle de susciter la rationalité par la souffrance. Éviter la souffrance est un motif d’action, pas un choix.

La théorie du « toucher le fond » doit être distinguée de l’idée qu’un ordre puisse motiver ou fournir l’occasion d’une motivation grâce à une aide à la délibération. Dans un cas, la souffrance motive ; dans l’autre c’est la raison qui motive. L’idée d’une rationalité « externe » aux inclinations du sujet est forgée sur le modèle kantien23. Dans ce modèle, seule la raison peut motiver la volonté proprement morale ou « volonté bonne ». On peut alors parler de choix et de liberté.

Pour approfondir cette distinction entre deux manières de susciter le consentement du patient, nous pouvons nous appuyer sur Aristote selon qui le critère du non volontaire est le chagrin qu’on éprouve à subir un acte forcé qui a son principe hors de nous24. Cela nous donne deux indications sur ce que peut signifier bien agir dans le cadre d’une « mesure quasi forcée25 », c’est-à-dire une mesure ordonnée mais qui, pour fonctionner, requiert le consentement de la personne. La première est qu’obtenir le consentement du patient dans ce cadre signifie faire de l’ordre de se soigner un ordre qu’il se donne à lui-même pour que le « principe de l’action » ne soit plus « hors de lui » selon les termes d’Aristote. C’est un passage de l’hétéronomie à l’autonomie. La seconde indication tirée d’Aristote est qu’en l’absence de véritable consentement on cause un sentiment de peine. C’est sans doute l’objectif du droit pénal que d’obtenir de la motivation par la souffrance, mais la question est de savoir comment cet objectif peut être rendu compatible avec le soin, qui, a priori, a pour objectif l’arrêt ou la diminution de la souffrance physique ou psychique. L’enjeu de l’accompagnement des dispositifs de soins ordonnés est donc de permettre l’éclosion d’une autonomie dans un contexte émotionnel a priori défavorable.

Alors qu’une conception négative de la liberté autoriserait une motivation affective, il nous semble que la conception positive de la liberté, partagée par la justice et la médecine, invite plutôt à faire comprendre au patient que les soins sont justifiés. Consentir signifie toujours consentir àquelque chose : le complément d’objet doit être connu. Il pourrait être envisageable de manipuler affectivement le patient en lui présentant le soin sous telle ou telle description qui le rende désirable. Ce serait une manière d’obtenir la motivation du patient en s’appuyant sur ses sentiments. Au contraire, obtenir son consentement éclairé semble signifier comprendre en quoi les soins sont justifiés pour lui. Il s’agit de lui montrer qu’il y a une finalité qui importe pour lui et qu’il n’a pas assez prise en compte : ne pas nuire à autrui.

La conception de la liberté comme autonomie implique des devoirs vis-à-vis d’autrui. La demande de soin ne vient certes pas du patient. En sollicitant son consentement, on fait en sorte qu’il fasse sienne cette justification. Rien ne garantit que le patient soit motivé à se soigner pour autant. Mais la justification par accusation dans un contexte de peur de la peine n’est pas le registre du médical. Il est plutôt celui du judiciaire. Le médecin fait tout de même bien écho à l’injonction de justice par son interpellation médicalement justifiée à se conduire autrement. Cela n’est pas une contrainte mais plutôt une invitation à une autre construction de soi.

Conclusion

Nous étions partis d’un paradoxe concernant la liberté dans le cadre des soins ordonnés en addictologie. Le paradoxe se dissipe théoriquement en éclaircissant la rationalité immanente à ce cadre. L’ordre de se soigner se justifie par une conception de la liberté comme devoir de ne pas nuire à autrui. Être rappelé à l’ordre ne suffit pas à rendre libre cependant. L’addiction peut être considérée comme une forme de privation de liberté. Se soigner suppose donc de réapprendre à être libre en ce sens. Pour ce faire, un bon point de départ semble d’être sollicité par autrui à l’exercice de ses capacités rationnelles plutôt que motivé par ses propres sentiments ou ceux inspirés par les autres. Cela ne garantit pas pour autant l’adhésion à la mesure de soin ordonné mais respecte l’esprit de la loi.


1American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders(5eédition), Washington DC, 2013.

2Michel Reynaud et Alain Morel, Livre blanc de l’addictologie française. 100 propositions pour réduire les dommages des addictions en France, Fédération Française d’addictologie, 24 mai 2011, p. 6.

3Pierre Fouquet, « Réflexions cliniques et thérapeutiques sur l’alcoolisme », Évolution psychiatrique, vol.11, 1951, p. 231-251.

4Claude Olievenstein, La drogue ou la vie, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 265.

5Pendant une consultation d’addictologie, le patient ne souhaitant pas participer aux soins ne peut pas être contraint à dire la vérité sur sa situation. Si des médicaments sont prescrits, personne ne pourra l’obliger à les prendre. Une hospitalisation en addictologie contre la volonté du patient n’aurait que peu d’intérêt puisque dès la fin de l’hsopitalisation, s’il ne veut pas rester abstinent, rien ne pourra l’empêcher de reconsommer.

6Thierry Danel, « Aspects historiques de l’injonction de soin dans les addictions », La lettre du psychiatre, vol.6,  n° 3, mai-juin 2010, p. 72-76.

7Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé et loi n° 2002-2 du janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale et fixant de nouvelles règles relatives au droit des personnes.

8Livia Velpry et Pierre A. Vidal-Naquet, « Introduction générale » dans Livia Velpry, Pierre A. Vidal-Naquet et Benoît Eyraud, Contrainte et consentement en santé mentale. Forcer, influencer, coopérer, Presses Universitaires de Rennes, 2018, p. 11.

9Cédric le Bodic, Mannaïg Michelot, Didier Robin, « Les soins pénalement ordonnés (I). Cadre légal et revue de la littérature », Annales Médico-psychologiques, n° 2, vol. 73, 2015, p. 197-202.

10Voir Carlo DiClemente, Debra Schlundt, Leigh Gemmel, “Readiness and Stages of Change in Addiction Treatment”, The American Journal on Addictions, 2004, vol. 13 n° 1, p. 103-119.

11Anne Coppel, « Médecine contre justice : le face à face instauré par la loi de 1970 », SWAPS. Santé, réduction des risques et usage de drogue, n° 60, 2010.

12Voir Guillaume le Blanc, « Etre assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, 2004/2 (n°36), p.45 à 62 où l’assujettissement est défini comme le fait d’ « éprouver sa vie comme s’échappant dans la position sociale qui la redéfinit entièrement » (p. 45).

13Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir sur soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 461-462.

14Voir Marlène Jouan et Sandra Laugier, Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, PUF, 2009.

15Voir l’avis de la commission nationale consultative des droits de l’Homme, « Usage de drogues et droits de l’homme », 8 novembre 2016, p. 35 à 39.

16Voir l’avis de la commission nationale consultative des droits de l’Homme, op. cit.

17Nous empruntons cette distinction à Isaiah Berlin dans Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988.

18Charles Taylor, « What’s wrong with negative liberty » (1977), Philosophy and the Human Sciences. Philosophical Papers 2, Cambridge University Press, 1985, p. 211-229.

19William R. Miller, Stephen Rollnick, L’entretien motivationnel, 2eédition, Paris, InterEditions. 2013.

20https://www.afdem.org/medias/jeudecartes.pdf

21Mylène Magrinelli Orsi, Serge Brochu, « Du sable dans l’engrenage : la motivation des clients sous contrainte judiciaire dans les traitements pour la toxicomanie », Drogues, santé et société, vol. 8 n° 2, décembre 2009, p. 141-185.

22Par contre ces mêmes études n’ont pas établi de corrélation entre un vécu difficile et une capacité plus importante à atteindre des objectifs de soins. Peut-être parce que du fait de problèmes (sociaux, de santé, etc.) justement plus importants, le changement est plus difficile.  Il faut noter que cette théorie ne va pas jusqu’à justifier de créer des situations de souffrance dans le but de développer des motivations à changer chez les personnes.

23Voir en particulier Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction Victor Delbos, Paris, Vrin, 1992.

24Aristote, Éthique à Nicomaque, 1110b10-20.

25Conseil de l’Europe, « L’obligation de soins », Strasbourg, 20 septembre 2012.

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