Léviathan, la sécurité et le monde liquide

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Le modèle politique construit par Thomas Hobbes au XVIIe siècle constitue-t-il une sorte de préfiguration des théories et des dispositifs sécuritaires qui, à en croire de nombreux observateurs de la vie politique[1], ont progressivement envahi – depuis environ le début des années 2000, et désormais de façon uniforme – aussi bien les débats idéologiques que les pratiques politiques effectivement appliquées dans l’ensemble des sociétés démocratiques occidentales contemporaines ? Ou même, selon une perspective un peu différente, faut-il considérer que ce modèle fournit – comme par anticipation, pour ainsi dire – la matrice adéquate du concept de « sécurité humaine » élaboré par la Commission sur la sécurité humaine (SCO) créée en janvier 2001 à l’initiative du gouvernement japonais, en réponse à l’appel lancé en 2000 lors du Sommet du Millénaire par Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies à l’époque[2] ?

En vérité rien n’est moins sûr, et il peut être intéressant, pour ajuster correctement notre compréhension de Hobbes, de suivre comme fil conducteur de l’analyse l’interprétation de la pensée hobbesienne proposée récemment par Michaël Fœssel dans son livre État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire : « Même chez le penseur que l’on peut croire le plus proche des thèses ‘sécuritaires’ (à savoir Hobbes) », écrit fortement l’auteur, « la sécurité apparaît plus comme un préalable que comme une finalité »[3]. Avant de préciser plus en détail certains éléments internes à la pensée de Hobbes permettant d’éclairer et de justifier une telle affirmation, qu’il nous soit permis d’abord de nous appuyer sur une thèse de Michel Foucault qui pourra nous aider à problématiser les hypothèses de lecture et d’interprétation de la pensée de Hobbes qui seront ici les nôtres.

On se rappelle peut-être que Foucault s’est proposé d’étudier la mise en place, à partir du XVIIIe siècle, d’une technologie nouvelle de pouvoir, distincte selon lui aussi bien de celle à l’œuvre dans les sociétés de souveraineté que de celle à l’œuvre dans les sociétés de discipline, technologie qui prend pour objet propre la société déterminée de manière spécifique comme une « population » qu’il s’agit, à partir de la connaissance la plus précise possible de ses régularités, de préserver des menaces (naturelles ou humaines), tout en tentant d’organiser le plus efficacement en elle la libre circulation des personnes et des biens. Or, à suivre Foucault, la « population » ainsi constituée n’est plus d’abord et avant tout formée de sujets de droit (problème de la souveraineté) ou de corps distingués par leurs performances (problème de la discipline) : elle se définit bien plutôt par les menaces qui la visent et les risques qu’elle encourt. D’où l’introduction d’un problème nouveau de la « sécurité ». Dans les sociétés de contrôle de la population, l’espace n’est en effet plus conçu comme l’organisation d’un territoire (problème de la souveraineté) ou comme l’organisation de milieux d’enfermement (problème de la discipline) ; il se conçoit plutôt comme un espace-temps qu’il faut composer au mieux, selon une estimation adéquate des probabilités, afin de conjurer les effets potentiellement destructeurs de « ce qui peut se passer » :

Disons pour résumer tout cela que, alors que la souveraineté capitalise un territoire, posant le problème majeur du siège du gouvernement, alors que la discipline architecture un espace et se pose comme problème essentiel une distribution hiérarchique et fonctionnelle des éléments, la sécurité va essayer d’aménager un milieu en fonction d’événements ou de séries d’événements ou d’éléments possibles, séries qu’il va falloir régulariser dans un cadre multivalent et transformable. L’espace propre à la sécurité renvoie donc à une série d’événements possibles, il renvoie au temporel et à l’aléatoire, un temporel et un aléatoire qu’il va falloir inscrire dans un espace donné[4].

Si ces analyses sont exactes et que le concept de sécurité, attaché de manière spécifique et indissociable à celui de population, renvoie à l’idée d’une organisation spatio-temporelle de l’anticipation permanente se situant, afin de les gérer au mieux et de conjurer les menaces qu’elles peuvent représenter, au point où « les choses vont se produire, qu’elles soient souhaitables ou qu’elles ne le soient pas »[5], alors Hobbes, penseur des sociétés de souveraineté, n’est pas un penseur de la population et de la sécurité. Pourquoi ? Car il ne s’agit aucunement pour Hobbes de penser des dispositifs de sécurité dont la logique est nécessairement « centrifuge », intégrant sans cesse de nouveaux éléments dans les séries ouvertes des événements possibles à prendre en compte (« la production, la psychologie, les comportements, les manières de faire des producteurs, des acheteurs, des consommateurs, des importateurs, des exportateurs, [du] marché mondial »)[6]. Le but et la fonction des sociétés de souveraineté ne sont pas de « gérer la vie » selon une technologie politique du gouvernement des populations qui cherche, au moins tendanciellement, à prendre sur elle tous les prédicats de l’omniscient ; ils sont seulement, comme l’indique Gilles Deleuze commentant les thèses foucaldiennes, de pouvoir, en dernière instance, « décider de la mort » suivant la codification légale du permis et du défendu[7].

Une fin, un bien, un moyen.

On sait que le problème politique, tel qu’il est articulé par Hobbes, consiste à penser les conditions d’une sortie effective et durable hors de l’état de pure nature, c’est-à-dire de cet état fictionnel de désinstitution politico-juridique complète qui, selon Hobbes, se caractérise nécessairement et structurellement par une guerre de tous contre tous ou de chacun contre chacun destructrice de l’humanité. L’établissement, à travers le dispositif de l’édification d’un pouvoir politique souverain absolu, d’un état de sécurité commune et réciproque entre les hommes est ainsi sans conteste aux yeux de Hobbes la finalité politique essentielle : « La fin [end] pour laquelle un homme abandonne le droit de se protéger et de se défendre par sa puissance propre et pour laquelle il s’en dessaisit au profit d’un autre ou des autres, est la sécurité [security] qu’il attend par ce moyen d’être protégé et défendu par ceux au profit de qui il se dessaisit ainsi de ce droit. Et un homme peut compter qu’il est dans l’état de sécurité [the estate of security] lorsqu’il peut prévoir qu’aucune violence ne lui sera faite, dont l’auteur ne serait empêché par le pouvoir de ce souverain à qui les hommes se sont tous assujettis. Et, en l’absence de cette sécurité [without that security], il n’y a aucune raison pour qu’un homme se prive de ses propres avantages et fasse de lui-même une proie pour les autres »[8]. L’« état de sécurité », finalité fondamentale de la politique, passe donc par l’établissement d’une instance souveraine, unique, commune, de pouvoir absolu disposant de manière propre et exclusive du droit ultime de punir[9], donc du droit de mort[10].

Mais l’établissement d’un tel « état de sécurité » n’est aucunement selon Hobbes une fin politique en soi ou un bien suprême valant par et pour lui-même : en réalité, c’est ce que permet de viser et de réaliser l’état de sécurité qui est pour Hobbes l’essentiel, à savoir l’instauration d’une situation dans laquelle les hommes peuvent poursuivre, tous et chacun, leurs désirs de la manière la plus adéquate possible. Les hommes ne souhaitent pas la préservation de la vie pour la préservation de la vie ; en revanche, ils peuvent calculer qu’il est bon pour eux de souhaiter d’abord et d’instaurer adéquatement ensuite les conditions politiques de cette préservation afin de garantir au mieux la possibilité de courir de désir en désir. À l’appui de cette assertion, et en complément des divers arguments rappelés par Michaël Fœssel dans le livre mentionné ci-dessus[11], deux idées fondamentales de Hobbes méritent d’être soigneusement restituées.

1/ Dans la pensée de Hobbes, le pouvoir souverain ne saurait être assujetti aux lois qu’il édicte : en d’autres termes, il est nécessairement « legibus solutus »[12]. Il est toutefois une loi à laquelle le souverain doit se plier impérativement, celle d’assurer le « salut du peuple ». Hobbes, se réappropriant ici une formule cicéronienne[13] (extrêmement courante et commune dans les traités politiques de l’époque[14]), la réinterprète toutefois totalement. Les termes de « salut » et de « peuple » ne sont en effet acceptables pour Hobbes que sous réserve de ne pas les entendre en leur sens ordinaire. Hobbes distingue ainsi soigneusement l’idée de multitude et l’idée de peuple[15]. Pour Hobbes, ce n’est pas le peuple qui fait le pouvoir souverain, mais c’est au contraire le pouvoir souverain qui institue le peuple : le peuple n’a pas d’existence avant et en dehors du pouvoir souverain ; c’est la personnalité du pouvoir souverain qui porte et instaure le peuple. On est donc ici très loin de la distinction opérée par Cicéron entre la multitude et le peuple, qui repose sur l’idée d’une association contractuelle comme essentielle à la définition du peuple[16] : chez Cicéron, l’instituant fait l’institué ; chez Hobbes, c’est au contraire l’institué qui fait l’instituant. Faire le salut du peuple, c’est donc en réalité faire le salut du pouvoir souverain lui-même. Mais de quelle nature est ce salut ? Pour Hobbes, il existe deux types de salut, suivant que l’on est délivré de tel mal particulier ou, « absolument », de tous les maux. Il y a bien en effet pour Hobbes un « salut absolu »[17] : ce sont toutes les « joies de la vie éternelle » que promet, dans le contexte chrétien, l’Écriture sainte aux élus. Mais il appartient entièrement à l’art politique divin, et à lui seul, de le procurer, Dieu, par grâce, protégeant alors les élus de tous les maux, y compris de la mort elle-même[18]. Les républiques civiles, correctement pensées et construites, permettent quant à elles un salut uniquement relatif : elles protègent du risque de mort violente que peut infliger autrui. En d’autres termes, le « salut absolu » pas plus du reste que la damnation absolue ne sauraient aucunement appartenir au pouvoir d’État. Du salut, comme le montre par exemple le De Cive, le pouvoir souverain n’est cependant pas exclu. Si l’on examine de près les textes explicitant ce qu’il convient d’entendre par le mot de « salut », on se rend compte en effet que le salut tel que Hobbes le pense réside dans une inversion de l’état de nature. Dans le De Cive, la démonstration a pour point de départ l’analyse de la formule « salus populi suprema lex », montrant que la considération du salut du peuple est, à la fois, une loi de nature que le souverain doit respecter et une pratique en laquelle il trouve le premier son compte[19]. Mais l’argumentation de Hobbes ne s’arrête pas là. L’État correctement gouverné conduit au salut, c’est-à-dire à tout ce qui s’oppose à l’état de pure nature :

Les commodités des citoyens, qui concernent uniquement cette vie-ci, peuvent se répartir en quatre genres : le premier est qu’ils bénéficient d’une défense contre des ennemis extérieurs ; le deuxième, que la paix intérieure est préservée ; le troisième, qu’ils s’enrichissent autant que cela est compatible avec la sécurité publique ; le quatrième, qu’ils jouissent d’une liberté inoffensive[20].

C’est que, précise encore Hobbes, « par salut, il ne faut pas entendre la seule préservation de la vie, quelle qu’elle soit, mais une vie heureuse autant qu’il se peut. Car c’est dans ce but que les hommes se sont volontairement réunis à l’intérieur d’États institués, afin de pouvoir vivre aussi agréablement que la condition humaine le permet »[21]. Dans le Behemoth, Hobbes défendra même l’idée que la seule « loi fondamentale » (fundamental law) pour le souverain est « le salus populi », c’est-à-dire la « sécurité » (safety) et le « bien-être » (well-being) de son peuple[22] ; c’est là la raison pour laquelle l’impératif du salus populi est, à lui seul, ce qui rend légales les actions du souverain[23]. Concluons : si Hobbes avait eu pour unique souci de justifier la sécurité que doit permettre la toute-puissance de l’État sans se préoccuper des conséquences d’une telle doctrine, il eût été peu compréhensible qu’il prît la peine d’indiquer ce qu’est une « bonne loi » en en ressaisissant la nature dans la maxime cicéronienne du salus populi[24]. En réalité, c’est parce que l’absolutisme du pouvoir souverain ne se justifie que par la visée du contrat politique, qu’il est nécessaire pour Hobbes de préciser comment un tel pouvoir souverain se trouve dans une position de subordination vis-à-vis de la loi de nature et se démarque ainsi de toute tyrannie. Quant à l’état de sécurité que le pouvoir d’État doit établir, il ne doit être qu’un moyen au service du bien-être[25]. Mais, en ce sens, il serait peut-être hasardeux de faire du concept hobbesien de sécurité une sorte de préfiguration du concept onusien de « sécurité humaine ». Selon Amartya Sen, le mérite du concept de « sécurité humaine » serait de pouvoir surmonter le caractère formel et abstrait des droits subjectifs : permettant de désigner de manière réaliste le minimum exigible en matière de dignité de la personne humaine, il réunit sous un seul et même terme tout ce qui est politiquement souhaitable[26]. La pensée hobbesienne du salus populi et du bien-être montre que la sécurité ne saurait saturer, à elle seule, l’horizon du politique.

2/ Il convient toutefois de ne pas se tromper au sujet de la signification du bien-être. Et, ici, il est nécessaire de faire droit à une deuxième idée fondamentale de la philosophie hobbesienne. Hobbes récuse, de façon constante dans toute son œuvre, l’idée de bien suprême[27]. De cette récusation, il convient de tirer toutes les conclusions qui s’imposent nettement : on voit très mal comment la préservation de soi et la sécurité pourraient en quelque façon que ce soit constituer pour Hobbes quelque chose comme un summum bonum. Bien sûr, le philosophe ne déprécie certes pas le souci de la conservation, il en fait même « le premier des biens »[28], mais c’est au sens où la conservation de la vie peut être la condition sine qua non de la poursuite du désir. Pour Hobbes, la préservation de soi n’est en aucun cas un bien suprême et n’est donc pas valorisée à ce titre. Il faut d’ailleurs souligner que, selon Hobbes, le désir de continuer à vivre peut fort bien ne pas l’emporter sur le désir de mourir. En certaines circonstances, pour préserver leur honneur, des jeunes filles peuvent, par exemple, parfaitement dédaigner la vie au point de se pendre[29]. Cela signifie qu’un désir plus fort que le désir de vivre l’a emporté dans la délibération qui conduit ces jeunes filles à se tuer. Dans le Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England, Hobbes indique certes que le « félon de soi » (felo de se), c’est-à-dire celui qui intente volontairement à sa propre vie ou qui commet un acte illégal et malveillant dont la conséquence est sa propre mort, n’est pas « sain d’esprit » (compos mentis) :

Je ne conçois pas comment un homme peut éprouver animum felleum, assez de malveillance à son propre égard pour se faire volontairement du mal, et encore bien moins se donner la mort ; car par nature et par nécessité l’intention de tout homme vise quelque chose qui est bon pour lui et tend à sa préservation. Et par conséquent, à mon avis, s’il se donne la mort, il est à présumer qu’il n’est pas sain d’esprit, et que par quelque tourment ou terreur intérieure de quelque chose de pire que la mort [worse than death] il est hors de lui[30].

Mais, dans le De Cive, Hobbes remarque que « rien ne provoque davantage la querelle et le conflit que tous les signes de haine et de mépris – de sorte que la plupart des hommes préfèrent renoncer à la vie et a fortiori à la paix plutôt que de subir une offense »[31]. La mort n’apparaît donc pas toujours comme le pire des maux. Dans le De Homine, Hobbes précise encore que « les chagrins de l’existence, si l’on n’en voit pas la fin prochaine, peuvent être capables de faire figurer la mort parmi les biens »[32]. Les peurs engendrées par la vie sont parfois plus redoutables que la mort elle-même. À cette présentation, on objectera la définition hobbesienne du droit de nature comme « liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie [for the preservation of his own Nature ; that is to say, of his own Life], et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin »[33]. Mais il faut souligner que chez Hobbes le droit naturel fait l’objet d’une déduction. Pour qu’elle appartienne au droit naturel, il faut que la fin, à savoir la préservation de soi, soit jugée non déraisonnable. Or, si l’aversion pour la mort est nécessairement présente dans cette bataille psychique qu’est la délibération, elle n’est pas nécessairement toujours victorieuse. Et il ne suffit même pas de placer un homme dans la situation fictive de la guerre de chacun contre chacun pour que la victoire du désir de vivre devienne absolument nécessaire, car il existe des immodérés dans l’état de nature[34]. Concluons : la sécurité est sans conteste une fin ; sans conteste, elle est aussi un bien ; mais en aucun cas elle ne saurait être considérée comme une fin suprême et un souverain bien. La survie n’est pas le but ultime, mais seulement la condition à réaliser pour rester dans la course des désirs. Lorsqu’il arrive à Hobbes de privilégier l’aversion pour la mort, le philosophe propose un calcul : puisque les hommes veulent nécessairement la félicité, ils ne sont pas déraisonnables quand ils songent à éviter ce qui la rend impossible. S’ils le font, ils posent le principe qui permet ensuite de reconstruire un droit et une morale. Ces derniers ne s’occupent ni d’un bien suprême, ni de ce qui constitue pour quelqu’un, à un moment de son existence, un bien supérieur à la vie ; ils se contentent de rappeler à chacun que la préservation de soi est condition de la félicité.

Une anthropologie de la peur ?

Le désir de sécurité, dira-t-on toutefois, doit pourtant se définir comme un fait proprement naturel, car la peur des autres dans l’état de pur nature, où règne nécessairement une situation de « défiance perpétuelle »[35], est à ce point généralisée que c’est elle qui commande la plupart de nos actes. La proposition anthropologique fondamentale de Hobbes n’est-elle pas que « la passion sur laquelle il convient de compter, c’est la peur »[36] ? Mais Hobbes le dit tout aussi explicitement : la peur n’est pas la seule passion qui pousse les hommes à vouloir sortir de l’état de guerre ; il y a aussi, et de façon tout aussi fondamentale, « le désir des choses nécessaires à une vie agréable » et « l’espoir de les obtenir par leur industrie »[37]. L’une des accusations que Hobbes porte contre l’état de nature est qu’il menace la culture : « Pas de connaissances de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d’arts ; pas de lettres ; pas de société »[38]. Inversement, Hobbes considère le désir de culture comme l’un des facteurs qui inspirent l’instauration de Léviathan : la culture requiert loisir et confort ; ceux-ci nécessitent la paix et la sécurité, lesquelles exigent la soumission à l’État : « Le désir du savoir et des arts pacifiques incline les hommes à obéir à un pouvoir commun ; car un tel désir implique le désir de loisirs, et par conséquent de la protection dispensée par quelque autre pouvoir que celui dont on dispose personnellement »[39]. Ce point est décisif, car il invite à ne pas simplifier sommairement la complexité de l’anthropologie hobbesienne.

Ainsi, est-il légitime de dire que l’homme de Hobbes serait un homme parfaitement dénué de toute générosité et de toute magnanimité ? À bien des égards, selon Hobbes, un recours à la foi en la grandeur des choses humaines peut au contraire s’avérer nécessaire pour vaincre certains périls et soulever certaines montagnes. Cette foi est générée chez certains individus – Sidney Godolphin, par exemple[40] – par un type particulier d’orgueil : non pas celui qui pousse les hommes à se mettre à la place de Dieu[41], mais celui qui les pousse à l’imiter[42], pourrait-on dire en termes augustiniens. Cette forme de l’orgueil moralisé, comme le dit Michael Oakeshott[43], est la magnanimité, dont la motivation essentielle est la peur de déchoir à ses propres yeux[44]. Un homme magnanime s’abstiendra en effet de faire du tort aux autres, non par crainte des représailles, mais parce qu’une telle attitude serait indigne de l’image qu’il a de lui-même. Au chapitre XV du Leviathan, Hobbes peut ainsi écrire :

Ce qui donne aux actions humaines la saveur caractéristique de la justice, c’est une certaine noblesse [Noblenesse] ou générosité [Gallantnesse] (qui se rencontre rarement) du tempérament [courage], par laquelle un homme dédaigne d’envisager, pour la satisfaction de son existence, le recours à la fraude ou à la violation de ses promesses. C’est de cette justice des mœurs qu’on entend parler quand on appelle la justice une vertu [Vertue][45].

Hobbes reconnaît en outre qu’un homme peut tenir sa parole, non pas simplement parce qu’il a peur des conséquences de sa violation, mais à cause « d’une gloire, d’un orgueil de ne pas paraître avoir besoin de la violer »[46]. Ainsi compris, l’orgueil est parfaitement compatible avec la paix politique et sociale ; il en constitue peut-être même une garantie bien plus solide que la peur de l’autorité du pouvoir d’État. Car quiconque ne se soumet à l’ordre établi que par crainte, sera facilement porté à agir de manière injuste chaque fois qu’il pensera pouvoir échapper à la punition. L’homme magnanime, qui est lui-même son propre gardien, ne cédera pas à cette tentation, et préfèrera perdre la vie plutôt que d’éprouver la honte d’agir injustement.

À nouveau, en complément des analyses de Michaël Fœssel[47], ajoutons un élément d’analyse. Les hommes modérés que décrit Hobbes ne sont certes pas nécessairement des hommes magnanimes, mais les hommes magnanimes sont certainement des hommes modérés. Or, il est permis de se demander si ces deux figures ne seraient pas essentielles à la théorie du pacte politique. Au sujet de la présence des hommes modérés dans la théorie de Hobbes, Gabriella Slomp n’hésite pas à parler d’une sorte de « mystère » (« The Mysterious Non-Glory-seekers ») : leur caractère et leur comportement n’impliquant pas l’instauration d’un Léviathan, de tels hommes ne concerneraient en effet pas vraiment la théorie politique ; « leur pure existence est autant réconfortante pour le philosophe moral qu’elle est non pertinente pour le théoricien politique »[48]. Cette conclusion est cependant peut-être quelque peu forcée, car, de fait, les hommes modérés et les hommes magnanimes jouent bien un rôle important dans l’argumentation politique de Hobbes, au moins à un triple niveau.

1/ Tout d’abord, au niveau de la théorie de l’état de pure nature : dans l’état de pure nature, les hommes modérés sont contraints d’entrer dans la spirale de l’accumulation de la violence. C’est précisément ce qui fait basculer cet état en un état de guerre de tous contre tous : c’est avec l’entrée des modérés dans la conflictualité que s’opère la transformation de l’état de pure nature en un état dans lequel la montée aux extrêmes de la violence devient possible.

2/ Ensuite, au niveau de la théorie du pacte politique : pour enrayer la spirale de l’accumulation de la violence, les hommes qui prennent la décision d’établir entre eux un pacte politique de souveraineté doivent savoir calculer la modération nécessaire pour pouvoir s’entendre.

3/ Michael Oakeshott suggère même qu’une forme de confiance réciproque, et donc de magnanimité, est peut-être une condition de possibilité et, surtout, de réalité indispensable à la conclusion des pactes à effets différés[49].

Toutefois, dans ces conditions, pourquoi Hobbes affirme-t-il que « la passion sur laquelle il convient de compter, c’est la peur » ? Pourquoi l’édifice politique, tant d’un point de vue théorique que d’un point de vue pratique, ne pourrait-il pas reposer sur la magnanimité ? À cause de la pénurie des caractères nobles : « Ceci », affirme Hobbes, « est une générosité qui se rencontre trop rarement pour que l’on puisse présumer de son existence, spécialement chez ceux qui poursuivent la richesse, le commandement et le plaisir sensuel ; or, ils composent la plus grande partie du genre humain »[50]. Commentaire de Oakeshott : « Hobbes percevait que les hommes manquent de passion plutôt que de raison, et qu’ils manquent, par-dessus tout, de cette passion »[51].

Léviathan noyé ? Quelle ordination du multiple à l’un dans la modernité liquide ?

La pensée de Hobbes peut-elle éclairer en quoi que ce soit les termes du débat contemporain qui se développe dans les sociétés démocratiques occidentales au sujet de la sécurité et de la peur ? Les nombreux travaux de Zygmunt Bauman l’ont amplement montré[52] : la modernité est en train de passer d’une phase « solide » à une phase « liquide », dans laquelle les formes sociales et politiques (les structures qui limitent les choix individuels, les institutions qui veillent au maintien des traditions, les modes de comportement acceptables) se décomposent désormais en moins de temps qu’il ne leur en faut pour être forgées et se solidifier. Le monde de la « mondialisation », c’est-à-dire de la libéralisation des échanges et de la désétatisation des sociétés, est porté par un imaginaire océanique du flux, de la fluidité générale, de la liquidation des frontières, où il s’agirait de naviguer sans plus obéir à aucun nomos. En même temps, une telle déterritorialisation liquide engendre de nouvelles incertitudes et de nouvelles peurs : dans un monde liquide et mobile qui ne cesse de s’écouler et de circuler le plus vite possible, on vit nécessairement dans une insécurité perpétuelle. Cette insécurité est à l’origine d’une réaction : la constitution de territoires sécurisants et sécurisés qui protégeraient de la noyade et de la disparition. D’où le développement actuel, parfaitement symétrique à l’imaginaire du flux, d’un imaginaire de la clôture territoriale, du cloisonnement, de l’État protecteur.

Mais ce monde liquide désinstitué et dérégulé dissocie en réalité toujours plus ce que Hobbes a tenté de lier adéquatement : le pouvoir et la politique, à travers le mécanisme de la représentation par transfert des auteurs (les individus qui pactisent entre eux) à l’acteur (l’État), les premiers pouvant dès lors se reconnaître positivement dans les paroles et les actions du second. « Le pouvoir – l’efficacité d’action dont jouissait auparavant l’État moderne – se disperse actuellement dans l’espace politiquement incontrôlé (et souvent extraterritorial), tandis que la politique – la faculté d’imposer à l’action une orientation et un objectif – ne peut opérer efficacement au niveau planétaire puisqu’elle reste, comme autrefois, locale. L’absence de contrôle politique fait des pouvoirs émancipés depuis peu une source d’incertitude profonde et théoriquement insurmontable, tandis que la perte de pouvoir rend les institutions politiques, leurs initiatives et leurs mesures de moins en moins pertinentes pour les problèmes existentiels des habitants de l’État-nation »[53].

Faut-il alors en appeler à un retour à Hobbes contre la « mondialisation », à l’État souverain contre les flux infinis, à la terre contre la mer ? Mais le paradoxe est que, si un monde trop liquide est dangereux, un monde qui ne l’est pas assez peut l’être également[54]. Il est en revanche un point de la pensée de Hobbes que Michaël Fœssel a bien mis en lumière et qu’il faudrait méditer sérieusement : « Dans ce cadre classique [= celui posé par Hobbes], la sécurité est peut-être la finalité première de la politique, elle n’en demeure pas moins relative au cadre institutionnel qui la rend effective »[55]. Dit autrement, la pensée de la sécurité ne peut se comprendre chez Hobbes qu’en lien avec la pensée d’une institution juridico-politique de la vie qui seule l’articule et lui donne son sens : « […] de toute évidence, l’objectif de sécurité ne suffit pas à fonder la légitimité du lien politique qui exige encore que les sujets intériorisent l’action que l’État mène en leur nom »[56]. Or, face au monde liquide, c’est précisément d’une pensée renouvelée de l’institution de la vie dont nous manquons, c’est-à-dire d’une pensée renouvelée de l’ordination du multiple à l’un dans des reconfigurations spatiales concrètes permettant de freiner et calmer les flux[57]. Peut-être est-ce d’ailleurs là, mais il faudrait approfondir et vérifier plus amplement ce point, l’un des points aveugles des doctrines de la déconstruction de la souveraineté[58] aussi bien que des doctrines actuelles de la multitude[59]. « Instituer la vie », « vitam instituere » : cette formule appartient à la longue histoire du droit romain jusqu’au XIXe siècle. Elle fait écho à des formules classiques, avec le sens d’établir, régler ou ordonner la vie[60]. Au versant du droit, elle tire son origine d’un fragment de Marcien, jurisconsulte du IIIe siècle, extrait du premier livre de ses Institutiones, qui cite en grec un passage de Démosthène[61]. Or, que dit le texte de Marcien ? Il donne une définition générale du pacte commun de la cité, dont les prescriptions ordonnent la vie de tous ceux qui résident en cette cité. Tel est bien le sens de toute institutionnalité : instituer l’être humain, c’est, au sens premier du mot, le mettre sur pied, le faire tenir debout, en l’inscrivant dans une communauté de sens qui le lie à ses semblables. Le problème des sociétés occidentales contemporaines n’est-il pas dès lors précisément le suivant : qu’elles ne parviennent plus à reconnaître et à attacher une véritable normativité, contraignante et instauratrice de la vie de l’humanité, à des institutions ordonnant les multiplicités à des unités concrètes et légitimes de sens et de droit ? Toute institution impose à notre corps, même dans ses structures involontaires, une série de modèles, et donne à notre intelligence un savoir, une possibilité de prévision comme de projet. Formulons alors une hypothèse : l’exigence légitime de sécurité sera autre chose que l’expression d’une supposée « obsession sécuritaire » si nous parvenons à penser et à mettre en œuvre de manière renouvelée, dans le monde liquide, une normativité politique instituant la vie par ordination des multiplicités à des unités. De la « gestion » de la vie, pour reprendre la caractérisation foucaldienne des technologies politiques du gouvernement des populations, à de nouvelles « institutions » de la vie : c’est peut-être au prix de ce déplacement qu’il sera possible de répondre adéquatement aux revendications de sécurité sans sombrer dans les idéologies du « sécuritaire » ; ce sont peut-être là les enseignements de Hobbes qu’il convient de penser à nouveaux frais.

Dominique Weber


[1] Le lecteur consultera avec un très grand profit le livre récent important de Michaël Fœssel, État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Lormont, Le Bord de l’Eau Éditions, 2010. Il pourra aussi se reporter, par exemple, aux travaux de Marc Crépon, La Culture de la peur, Paris, Galilée, 2008, t. 1 (Démocratie, identité, sécurité) et 2010, t. 2 (La Guerre des civilisations).

[2] La Sécurité humaine maintenant. Rapport de la Commission sur la sécurité humaine, trad. fr. Fauvette Vanderschoot, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. À l’origine, cette Commission était présidée par Sadako Ogata, ancienne Haute-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, et Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998 ; elle se composait de dix autres membres, dont Bronislaw Geremek, ancien Ministre des Affaires étrangères de Pologne, Sonia Picado Sotela, Présidente du Conseil des directeurs de l’Institut inter-américain des droits humains, Surin Pitsuwan, député et ancien Ministre des Affaires étrangères de Thaïlande, Peter Sutherland, ancien Directeur-général du GATT et de l’Organisation mondiale du commerce, et Albert Tevoedjire, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Côte d’Ivoire.

[3] État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, op. cit., p. 64. L’auteur constitue cette idée en thèse, au-delà même du commentaire de la philosophie politique de Hobbes : « Mais, pour en rester au registre de l’élémentaire, il n’est pas inutile de rappeler que la sécurité est le préalable de la démocratie, pas son horizon » (p. 120).

[4] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Michel Senellart (éd.), Paris, Gallimard/Seuil, 2004, Leçon du 11 janvier 1978, p. 21-22.

[5] Ibid., Leçon du 18 janvier 1978, p. 48.

[6] Ibid., p. 46.

[7] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (1990), dans Pourparlers, 1972-1990, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 240.

[8] The Elements of law natural and politic (1640) – abr. : EL –, II, I, 5, Ferdinand Tönnies (éd.), Londres, Simpkin, Marshall & Co., 1889, réimpression Londres, Frank Cass & Co., 1969, p. 110.

[9] EL, II, I, 19 (p. 117).

[10] Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 175 sqq.

[11] État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, op. cit., p. 27-31, p. 64-77.

[12] EL, II, I, 12 (p. 113).

[13] Cicéron, De legibus, III, III, 8, trad. fr. Georges de Plinval, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 85, où la maxime fait référence aux fonctions des consuls idéaux : « […] ollis salus populi suprema lex esto », « […] que pour eux le salut du peuple soit la loi suprême ».

[14] John Wiedhofft Gough, L’Idée de loi fondamentale dans l’Histoire constitutionnelle anglaise (1955), trad. fr. Charles Griou, Paris, PUF, 1992, p. 110.

[15] De Cive (16421, 16472, version latine) – abr. : DCi –, VI, 1, Rem., Howard Warrender (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 136-137 / trad. fr. Philippe Crignon, Paris, GF-Flammarion, 2010, p. 166-168 ; DCi, XII, 8 (p. 190 / p. 247-248).

[16] Cicéron, De re publica, I, XXV, 39, trad. fr. Esther Bréguet, Paris, Gallimard, 1994, p. 35 : « […] la république, c’est la chose du peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts ».

[17] Leviathan (1651, version anglaise) – abr. : Lev. –, XXXVIII, Crawford Brough Macpherson (éd.), Harmondsworth, Pelican Books, 1968, p. 491 / trad. fr. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 485 : « […] Salvation absolute ».

[18] Lev., XXXVIII (p. 490 / p. 484).

[19] DCi, XIII, 2 (p. 195 / p. 255-256).

[20] DCi, XIII, 6 (p. 197 / p. 257-258).

[21] DCi, XIII, 4 (p. 196 / p. 256) : « Per salutem autem intelligi debet non sola vitae qualitercunque conseruatio, sed quatenus fieri potest vita beata. Nam eo fine homines in ciuitates institutiuas sponte coiere, vt possent, quantum conditio fert humana, iucundissimè viuere ». Voir également EL, II, IX, 1 (p. 179) ; Lev., XXX (p. 376 / p. 357).

[22] Behemoth (v. 1666-1668), II, dans The English Works of Thomas Hobbes of Malmesbury – abr. : EW –, Sir William Molesworth (éd.), Londres, John Bohn, 1839-1845, rééd. photostatique Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1966, t. VI, p. 249 / trad. fr. Luc Borot, Œuvres, Paris, Vrin, 1990, t. IX, p. 107.

[23] B, II (EW, VI, p. 298 / p. 147-148).

[24] Lev., XXX (p. 388 / p. 370).

[25] En ce sens, voir déjà l’interprétation d’Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung (18191, 18442), IV, § 62, dans Sämtliche Werke, Wolfgang Frhr. Von Löhneysen (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, t. 1, p. 472 / Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. fr. Auguste Burdeau revue par Richard Roos, Paris, PUF, 19661, 199815, p. 435 : « Ce n’est donc pas du tout l’égoïsme que vise l’État, mais seulement les conséquences funestes de l’égoïsme ; car, grâce à la multiplicité des individus, qui tous sont égoïstes, il peut surgir de telles conséquences, et chacun est exposé à en souffrir dans son bien-être [Wohlsein] ; c’est ce bien-être [Wohlsein] que l’État a en vue. Aussi Aristote dit-il déjà : Τέλος μὲν οὖν πόλεως τὸ εὖ ζῆν· τοῦτο δ’ ἔστιν τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς [= Les Politiques, III, 9, 1280 b 39]. Hobbes aussi a expliqué de même, dans une analyse exacte et excellente, que là est l’origine, et là est le but, de tout État ; et c’est d’ailleurs ce que montre également le vieux principe de tout ordre public : Salus publica prima lex esto ».

[26] Amartya Sen, « Le développement, les droits et la sécurité humaine », dans La Sécurité humaine maintenant, op. cit.

[27] Voir, par exemple, EL, I, VII, 6-7 (p. 30).

[28] De Homine (1658) – abr. : DHo –, XI, 6, dans Thomae Hobbes Malmesburiensis Opera philosophica quae latine scripsit omnia in unum corpus nunc primum collecta – abr. : OL –, Sir William Molesworth (éd.), Londres, John Bohn, 1839-1845, rééd. photostatique Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1966, t. II, p. 98. Quant à la mort, elle est le « terrible ennemi de la nature » (that terrible enemy of nature) : EL, I, XIV, 6 (p. 71). Avec la « convoitise naturelle » (cupiditatis naturalis), qui pousse à désirer d’avoir en propre l’usage de toutes les choses que la nature a données aux hommes en commun, s’efforcer autant qu’il est possible d’« éviter la mort violente » (mortem violentam euitare), « le plus grand mal de la nature » (summum naturae malum), est l’un des deux principes de la « nature humaine » qui ne sauraient être contredits (duo certissima naturae humanae postulata) : DCi, Ép. déd. (p. 75 / p. 78).

[29] Lev., VIII (p. 142-143 / p. 73). Hobbes emprunte cet exemple à Plutarque, Les Vertus des femmes, « Les Milésiennes », et à Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, XV, 10.

[30] A Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England (texte rédigé en 1664, publié pour la première fois de façon posthume en 1681 à Londres chez William Crooke), IV, dans Writings on Common Law and Hereditary Right, Alan Cromartie et Quentin Skinner (éd.), Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 85 / trad. fr. Lucien et Paulette Carrive, Œuvres, Paris, Vrin, 1990, t. X, p. 115.

[31] DCi, III, 12 (p. 113 / p. 130).

[32] DHo, XI, 6 (OL, II, p. 98).

[33] Lev., XIV (p. 189 / p. 128).

[34] Sur ce point, il convient peut-être dès lors de nuancer l’appréciation de Michaël Fœssel lorsque, commentant « l’identification que, le premier, [Hobbes] opère entre désir de sécurité et droit naturel », il écrit que « la sécurité ne figure donc pas un droit parmi d’autres, encore moins initialement un droit politique, elle est le droit naturel de l’homme parce qu’elle est une exigence ancrée dans sa nature d’être vivant » : État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, op. cit., respectivement p. 99.

[35] EL, I, XIV, 11 (p. 73).

[36] Lev., XIV (p. 200 / p. 140) : « The Passion to be reckoned upon, is Fear ».

[37] Lev., XIII (p. 188 / p. 127).

[38] Lev., XIII (p. 186 / p. 124).

[39] Lev., XI (p. 162 / p. 97).

[40] Lev., Ép. déd. (p. 75 / p. 1) ; Lev., « A Review, and Conclusion » (p. 718 / p. 714) ; Vita Carmine Expressa, Authore Seipso (autobiographie en vers rédigée en 1673, publiée pour la pemière fois par Richard Blackbourne en 1679), OL, I, p. XCVIII. Voir Michael Oakeshott, « The Moral Life in the Writings of Thomas Hobbes » (1960), dans Rationalism in Politics and Other Essays, Londres, Methuen, 1962, p. 248-300 / Timothy Fuller (éd.), Indianapolis, Liberty Fund, 1991, p. 295-350 ; texte également repris dans Hobbes on Civil Association, Oxford, Basil Blackwell, 1975, p. 75-131 / Paul Franco (éd.), Indianapolis, Liberty Fund, 2000 p. 80-140 (nous citerons ce texte dans cette dernière édition), ici p. 132.

[41] Saint Augustin, De civitate Dei (413-427), XIV, 13, 1-2, BA, t. 35, p. 411-417 ; De natura et gratia (415), XXIX, 33, BA, t. 21, p. 305-307. Source scripturaire : Gn 3, 5 (où le serpent dit à Ève : « Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez [du fruit de l’arbre de la connaissance], vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal »).

[42] Saint Augustin, Confessiones (397-401), II, 6, 13, BA, t. 13, p. 351.

[43] « The Moral Life in the Writings of Thomas Hobbes », art. cit., p. 128 : « […] by the moralization of pride itself ».

[44] Lev., VI (p. 123 / p. 52) : « Le désir des choses qui n’aident que de façon minime à la poursuite de nos fins, et la crainte des choses qui n’apportent qu’un petit empêchement, sont appelés PETITESSE D’ESPRIT [PUSILLANIMITY]. Le dédain des secours et empêchements minimes, GRANDEUR D’ÂME [MAGNANIMITY]. La grandeur d’âme, si l’on est en danger de mort ou de blessures, est appelée VALEUR [VALOUR], FORCE D’ÂME [FORTITUDE]. La grandeur d’âme, dans l’usage des richesses, LIBÉRALITÉ [LIBERALITY] ». Voir aussi EL, I, IX, 20 (p. 47).

[45] Lev., XV (p. 207 / p. 149).

[46] Lev., XIV (p. 200 / p. 140) : « […] a Glory, or Pride in appearing not to need to breake it [= la parole donnée] ». Voir aussi Lev., XXVII (p. 343 / p. 320) : « […] excepting some generous natures ».

[47] État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, op. cit., p. 15-17, p. 121-140.

[48] Gabriella Slomp, Thomas Hobbes and the Political Philosophy of Glory, Basingstoke, Macmillan et New York, St. Martin’s Press, 2000, chap. 7 (« The Trajectory of Glory »), 2 (« The Mysterious Non-Glory-seekers »), p. 90 : « I would venture to suggest that the reason why Hobbes did not even attempt to provide a description of the minority of non-glory-seekers is that, because these individuals do not require the towering presence of Leviathan to behave in a non-aggressive manner, their very existence is as reassuring to the moral philosopher as is irrelevant to the political theorist ».

[49] « The Moral Life in the Writings of Thomas Hobbes », Appendix, art. cit., p. 133-140, en particulier p. 140. En ce sens, voir DCi, II, 9-11 (p. 102-103 / p. 114-115).

[50] Lev., XIV (p. 200 / p. 140).

[51] « The Moral Life in the Writings of Thomas Hobbes », art. cit., p. 132. Voir également Michaël Fœssel, État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, op. cit., p. 131.

[52] En particulier : Postmodernity : chance or menace ?, Lancaster, Center for the Study of Cultural Values – Lancaster University, 1991 ; Life in fragments. Essays in postmodern moralities, Oxford, Blackwell, 1995 / La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, trad. fr. Christophe Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2003 ; Liquid modernity, Cambridge, Polity Press, 2000 ; Community : seeking safety in an insecure world, Cambridge, Polity Press, 2001 ; City of fears, city of hopes, Londres, Goldsmith’s College, 2003 ; Identity. Conversations with Benedetto Vecchi, Cambridge, Polity Press, 2004 / Identité, trad. fr. Myriam Dennehy, Paris, L’Herne, 2010 ; Liquid life, Cambridge, Polity Press, 2005 / La Vie liquide, trad. fr. Christophe Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2006 ; Liquid fear, Cambridge, Polity Press, 2006 ; Liquid times. Living in an age of uncertainty, Cambridge, Polity Press, 2007 / Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, trad. fr. Laurent Bury, Paris, Seuil, 2007 (à l’évidence, le titre français est une sur-traduction ; à l’évidence, cette sur-traduction est ici hautement significative). Du même auteur, en traduction française, voir aussi « Pouvoir et insécurité. Une généalogie de la ‘peur officielle’ », Esprit, novembre 2003, p. 39-48.

[53] Zygmunt Bauman, Le présent liquide, op. cit., p. 8.

[54] Ibid., p. 38-39.

[55] État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, op. cit., p. 17 (nous soulignons).

[56] Ibid., p. 77.

[57] À ce sujet, il faut lire Alain Supiot, « L’inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151-170.

[58] Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain, Paris, Galilée, 2008, vol. I (2001-2002), p. 50-55, p. 67-92.

[59] Paolo Virno, Grammatica della moltitudine. Per una analisi delle forme di vita contemporanee, Rome, Derive Approdi, 2002 / Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, trad. fr. Véronique Dassas, Nîmes et Montréal, Éditions de l’Éclat et Conjonctures, 2002.

[60] Voir, par exemple, Salluste, De coniuratione Catilinae, XXXI, 7, trad. fr. Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 54 : « […] ita se ab adulescentia uitam instituisse ».

[61] Sous un titre relatif aux sources du droit (De legibus senatusque consultis et longa consuetudine), ce fragment a été inséré dans le Digeste, ou Pandectes (533), ce recueil des consultations des jurisconsultes romains d’époques diverses, de la République ou de l’Empire, élaboré à la demande de l’empereur byzantin Justinien : Digeste, I, III, 2, dans Corpus Iuris Civilis, Paul Krüger, Theodor Mommsen, Rudolf Schöll et Wilhelm Kroll (éd.), Berlin, Weidmann, 1872-1895, 192013, t. 1, p. 33 b. Voir Pierre Legendre, « Apostille – Sur la formule ‘vitam instituere’ », dans Sur la question dogmatique en Occident. Aspects théoriques, Paris, Fayard, 1999, p. 106-108. Et Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Seuil, 2005, p. 77. Sur l’idée de « gestion », voir Zygmunt Bauman, La Vie liquide, trad. fr. cit., p. 72.