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Conceptualité et sensibilité dans la carte sensible (1/2)

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Cette publication est la reprise d’une intervention prononcée à deux voix dans le cadre d’une journée autour des travaux de Jocelyn Benoist, organisée par Raphaël Ehrsam à l’occasion de la parution en poche de Concepts, à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne.

Concepts au prisme de l’épistémologie de la géographie

Elise Olmedo Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Géographie–Cités Equipe EHGO

Jeanne-Marie Roux Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EA 3562 Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne

           « Et pour les multiples choses qui sont belles, hommes, chevaux, vêtements par exemple, ou pour n’importe quelles choses du même genre pouvant être dites égales, ou belles […] ? Est-ce qu’elles restent les mêmes ? Ou bien […] ne sont-elles pour ainsi dire jamais et en aucune façon les mêmes, et pas davantage vis-à-vis d’elles-mêmes que dans les rapports qui les relient les unes aux autres ? »

                                                           Platon, Phédon, 78d-e, trad. M. Dixsaut, GF, 1991

            On sait à quel point le sensible et le conceptuel ont été opposés dans l’histoire des sciences. On a longtemps suspecté que le conceptuel, quand il s’imprimait d’une quelconque sensibilité, se trouvait détourné des voies de la rationalité et que le sensible ne pouvait, en tant que tel,  faire l’objet d’une conceptualisation. De nombreuses rhétoriques ont ainsi contribué à les opposer jusqu’à les rendre incompatibles, et à dessiner une frontière impénétrable entre ces deux pôles. Cet article présente un travail partagé sur la question de la tension entre conceptualité et sensibilité, mêlant la voix d’une philosophe et d’une géographe. En partant d’une expérience de recherche cartographique, la « carte sensible », issue d’un travail de recherche en géographie visant à représenter les espaces vécus des Marocaines d’un quartier de Marrakech (Sidi Youssef Ben Ali), il sera question ici de conceptualisation du sensible et de sensibilisation des concepts. Ce sont certaines des thèses centrales élaborées par Jocelyn Benoist dans Concepts que nous nous proposons par là même d’éprouver.

            Interrogeant dans Concepts la relation du conceptuel et du non-conceptuel, Jocelyn Benoist y dénonce en effet une certaine manière, courante, de les opposer : à rebours de toute « rhétorique de l’inconceptualisable »[1] ou de tout « motif ineffabiliste »[2], l’auteur met l’accent sur la capacité du conceptuel à saisir le non-conceptuel, à avoir prise sur le monde et déconstruit ainsi une certaine conception radicale – qui creuse un fossé entre eux – de la dualité du sensible et du conceptuel, dont il propose une entente renouvelée. Notre projet consiste à éprouver la fécondité théorique de cette conception nouvelle de la distinction entre conceptuel et non-conceptuel sur un objet à plus d’un titre, nous semble-t-il, intrigant théoriquement, et qui constitue, de fait, un nouvel objet de l’univers géographique, la « carte sensible ». Les cartographies du sensible ont en effet fait irruption depuis quelques années dans le monde des géographes. Ces cartes qui sont la plupart du temps produites par des non-géographes sont très éloignées des représentations cartographiques classiques et visent à représenter les spatialités affectives. En s’intéressant aux affects des femmes du quartier dans les espaces de la ville de Marrakech, la carte qui va nourrir cet article visait précisément à comprendre les liens affectifs qu’elles tissent avec les lieux qu’elles traversent quotidiennement.

            Notre proposition ne consiste donc pas en un exposé synthétique sur Concepts ou sur l’œuvre de Jocelyn Benoist – cela a en partie déjà été fait ailleurs –, mais en une sorte de mise en application de certaines des thèses centrales de Concepts à un objet singulier et porteur de questions propres à toute démarche cartographique. C’est l’attirail théorique mis en œuvre dans Concepts pour penser la distinction du conceptuel et du non-conceptuel dont nous souhaitons ainsi éprouver la fécondité. Si l’analyse de la carte sensible semble valider les positions théoriques soutenues dans Concepts, quels aspects de l’ouvrage apparaissent, à cet usage, particulièrement éclairants ? Réciproquement, quelles analyses du texte semblent, dans cette perspective, mériter d’être précisées ou, peut-être plus justement, interprétées avec particulièrement de soin ? Comme nous le verrons, au-delà de la question de la conceptualisation possible du sensible, c’est celle de la matérialisation du conceptuel que nous allons être amenées à mettre en avant.

 I.     Le statut épistémologique de la carte sensible

 

Cartographier le sensible

 

            La recherche géographique présentée ici a conduit à la réalisation d’une carte sensible en tissu (ou carte textile). Cette recherche est issue d’un travail de Master 1 en géographie, réalisé durant l’année 2009-2010 sous la direction des géographes Marianne Blidon et Béatrice Collignon, qui avait pour objectif d’étudier comment certains lieux font l’objet d’un attachement ou au contraire font figure de repoussoir pour les femmes de Sidi Youssef Ben Ali (plus couramment appelé « Sidi Yusf »). Au cours de celle-ci, s’est posée la question de la pertinence de la représentation cartographique de ces espaces vécus, question plutôt coutumière pour un géographe. Ont ainsi surgi tout un ensemble de problèmes autour de la figuration de données sensibles et qualitatives, qui n’apparaissent habituellement pas dans les cartes. Cette cartographie du sensible se présente comme l’inverse des cartes habituelles qui se prétendent neutres, abstraites générales et sont comme « désensibilisées » au sens où elles sont coupées de la sensibilité particulière des auteurs qui les élaborent. En effet, il a été admis et entériné par les sciences positivistes du XIXème siècle que la carte doit se référer à la réalité extérieure qu’est l’organisation matérielle de l’espace. Le champ de pertinence du mot « carte » a alors été considérablement réduit puisque ne pouvait être désigné par ce terme que certaines images spatiales euclidiennes et géométriques, ce qui évacuait toutes les autres types de représentations et toutes les autres spatialités, dont celles du sensible. Au XXème siècle, les innovations cartographiques contemporaines ont poursuivi dans ce sens, encouragées par le développement d’une géographie quantitative intéressée notamment par la représentation statistique des phénomènes culturels. Un verrouillage du terme de carte et de cartographie s’est opéré depuis lors, nous incitant à penser qu’une carte, pour être vraie, doit reporter proportionnellement les éléments matériels présents sur le terrain (bâtiments, routes, villes…). A l’opposé de ce mouvement « positiviste »,  la représentation des valeurs affectives dans ce travail a nécessité une émancipation complète de la spatialité topographique, matérielle et euclidienne. Cette cartographie représente en effet l’espace selon Naïma, cas exemplaire de l’échantillon des femmes enquêtées, et tente ainsi de montrer la configuration à la fois mentale, cognitive et affective d’un espace de vie. Cette représentation individuelle est nécessairement relative à l’histoire de vie de la personne dont il est question, à sa mémoire, à ses capacités cognitives pour déchiffrer l’espace urbain. Notamment, Naïma, en tant que femme analphabète, construit des repères qui lui sont particuliers.

Les données sensibles recueillies pendant l’enquête de terrain sont le fruit d’entretiens semi-directifs et d’observations participantes focalisés sur les espaces de vie, les lieux fréquentés et non-fréquentés, les lieux de bien-être et d’attachement affectif. Pour tenter de rationaliser et de synthétiser la représentation de ces espaces de vie féminins, de nombreux croquis analytiques, fidèles au départ à l’organisation spatiale matérielle existante, ont été réalisés. Au fur et à mesure, il est apparu de plus en plus clairement que la configuration matérielle existante se superposait difficilement à une spatialité affective car, dans la représentation de la spatialité affective, les localisations euclidiennes des lieux sont comme « déformées ». Plutôt que de représenter la distance proportionnelle et métrique entre les espaces, choisir une échelle affective permettait de représenter la distance ou la proximité affective que Naïma créait avec les lieux. C’est ainsi que certains lieux ont été comme expulsés de la carte, et que d’autres y prennent une place particulièrement importante. Par exemple, les rives de l’Oued Issil qui bordent le quartier à l’Est, considérées comme dangereuses, sont délaissées par les femmes et ne sont pas représentées. En revanche, la maison est le lieu où Naïma passe la majeure partie de son temps, ainsi sa représentation occupe une majeure partie du pôle domestique de la carte.

Dans L’Empire des cartes[3], Christian Jacob explicite bien le fait que la carte « met en ordre » un réel qui se présente de manière relativement désordonnée. Cette carte sensible en tissu est née d’une nécessité, celle de comprendre, de rationaliser et de reconstruire intellectuellement la spatialité affective des Marocaines de « Sidi Yusf ». Pour cette opération, la cartographie s’est imposée comme une herméneutique. Elle permettait de croiser et d’interpréter des données sensibles récoltées durant près de trois mois, et fut ici un vecteur de pensée, le support de l’opération de rationalisation des espaces vécus. Elle a permis de conceptualiser le rapport affectif des Marocaines au quartier de Sidi Yusf et à la ville de Marrakech. On aurait pu classiquement utiliser le langage verbal, réaliser un croquis de synthèse avec légende comme les géographes le font habituellement. Mais la plupart des enquêtées étant analphabètes, il s’agissait d’élaborer un langage plastique qu’elles puissent comprendre sans aucun bagage théorique. La couture est une activité structurante dans leur vie, elles l’apprennent par le biais d’une association. Le tissu fut choisi  car il possède une signification pour elles. Pour bien comprendre cette carte, il faudra donc aussi saisir les valeurs culturelles des tissus qu’elle contient.

Cette carte se présente donc d’abord comme une recherche, une tentative de représenter des données sensibles. Si elle peut, de prime abord, paraître étrange et surprenante, elle déroute simplement son lecteur parce que celui-ci n’en possède pas encore le code. Tout le travail cartographique a été de trouver un langage pour traduire d’autres types de données en conservant leur nature qualitative et sensible afin de figurer synthétiquement les espaces vécus. Les clefs de son déchiffrement ne pourront se livrer qu’à condition d’explorer le processus et le contexte qui ont présidés à sa production.

Film : « Représenter l’univers d’une femme marocaine à travers une carte sensible.  »

http://vimeo.com/28730700

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Croquis préparatoire, mars 2010, E. Olmedo

 

Géographie du vécu de Naïma[4]

            Naïma est une femme du quartier du Sidi Youssef Ben Ali. Elle fait partie d’une frange très pauvre de la population. Son travail est informel comme celui de la majeure partie de la population active de son quartier, irrégulier et spatialement éclaté. Il faut bien dire que sa condition de femme lui donne un accès restreint aux espaces publics de la ville, qu’elle fréquente le jour essentiellement. Cette carte présente donc une géographie diurne.

            La carte distingue deux grands espaces dans la géographie de Naïma : l’espace de travail et l’espace domestique représentés cartographiquement par deux grandes pièces de tissu circulaires, reliées par un nœud de ruban symbolisant le point de passage entre l’espace de travail et l’espace domestique : la place Jemaâ-El Fna. L’espace de travail représente les quartiers riches du centre de la ville de Marrakech, comme la Médina ou le Guéliz, où elle se rend pour réaliser des services ménagers. Ce travail est irrégulier et s’effectue par intermittence, car les riches Marocains font appel à elle par relation d’interconnaissance, pour faire le ménage, servir ou faire la cuisine dans des mariages. Il n’y a donc pas de lieux de travail habituels repérables. La surface de cet espace est donc relativement indistincte, parsemée de manière indicative de boutons brodés répartis sporadiquement pour représenter les lieux de service ménager. Le tissu employé, habituellement utilisé pour des mariages, est orné de fleurs brodées avec des tons vifs. Par contraste, le tissu choisi pour le pôle domestique est utilisé pour coudre des Djellabah, vêtement quotidien des Marocaines. L’aspect est beaucoup plus souple et évoque une certaine simplicité. Les deux tissus n’ont pas la même plasticité. Ils tentent de désigner deux réalités géographiques différentes pour Naïma, deux espaces dont la traversée ne sollicite pas les mêmes capacités cognitives. L’espace géographique du pôle domestique fait partie du monde connu et familier pour elle. Elle connaît son quartier à force de l’avoir pratiqué seule ou accompagnée. Il nous faut préciser que « son quartier » est celui où se situe l’espace domestique et l’extérieur immédiat de ce lieu. Il ne se superpose pas à la délimitation institutionnelle de Sidi Youssef Ben Ali mais représente une partie du quartier, celle du vieux Sidi Yusf, prenant la forme typique d’un derb, reconnaissable par son plan anarchique et ses rues tortueuses héritées de l’habitat spontané. A contrario, Naïma travaille presque exclusivement à l’extérieur de Sidi Yusf. Du fait qu’elle mène une vie de labeur, elle possède peu de temps libre pour se familiariser avec les espaces urbains en dehors de ceux de son quartier. Elle doit nécessairement y demander son chemin et retenir ce que le passant lui donne comme indications orales pour se rendre sur des lieux de travail chaque fois différents. Ces espaces lui paraissent complexes et difficiles à appréhender du fait de son analphabétisme. Elle trouve des points de repères stables comme la ligne du bus n°6 ou la place Jemaâ-El Fna, qui fait figure de point de passage entre les deux pôles.

            L’espace domestique est complexe et on doit s’efforcer de le comprendre du point de vue de l’appropriation, car la dichotomie usuelle privé/public n’a aucun sens dans notre cas d’étude. Naïma loue une chambre dans un ancien hôtel relativement délabré, où chaque pièce a été transformée en un foyer pour une famille. La promiscuité et le contrôle social sont le lot quotidien. Tout ce qui s’y passe est soumis au regard extérieur des voisins. Naïma, en tant que mère de famille de quatre enfants, habite (vit, mange, dort et réalise les activités quotidiennes) avec sa famille dans cette pièce d’environ 9 m2. Cette densité de l’espace habité nous fait dire que la sphère domestique n’est pas réductible à la sphère de l’intimité. L’espace domestique est composé d’espaces emboîtés aux statuts et fonctions diverses que l’on peut résumer par cette typologie :

L’espace domestique familial (le foyer privé, une pièce carrée) qui empiète sur la partie collective de l’espace domestique. Quand une dispute éclate, les paroles, les bruits, se répandent partout dans la cour de l’immeuble depuis le foyer.

–   L’espace domestique collectif empiète sur l’espace domestique personnel. La cour offre un accès à toutes les maisons. Quand on se place au milieu de cette cour, étant donné sa taille relativement réduite, on voit les intérieurs de chaque foyer. Le regard peut donc entrer dans la maison depuis la cour, ce qui peut constituer une intrusion dans la sphère intime.

            L’espace domestique est un lieu familier, un repère affectif pour Naïma, ce qui ne signifie pas que cet espace soit entièrement connoté positivement pour elle. En effet, loin de ressembler à « la coquille » dont parle Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace, ou à une quelconque bulle protégée, il s’y déroule des moments qu’elle considère comme douloureux et qu’elle ne m’a livré qu’après de nombreuses semaines. En effet, la sphère intime est aussi la sphère conjugale. Dans la campagne environnante de Marrakech, à proximité d’Aït Ourir, Naïma a été mariée dès sa jeune adolescence à un mari violent duquel elle obtint de divorcer quelques années après. Après cet épisode de sa vie, elle migra à Marrakech dans la perspective d’un nouveau mariage, et son frère la fit épouser un nouveau mari, d’environ quinze ans son aîné, qu’elle caractérise comme un homme très absent et parfois violent. L’espace domestique familial est donc un espace de souffrances, représenté sur la carte par un carré de tissu suturé de parts en parts, et traversé de lignes de couture telles des cicatrices.

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La carte textile. E. Olmedo, 2011.

 

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Légende de la carte textile. E. Olmedo, 2011.

 

 

            Enfin, Naïma effectue des allers-retours fréquents en dehors du foyer, dans l’extérieur immédiat, c’est-à-dire l’espace public autour du foyer. Dans cet espace, seuls trois lieux sont habituels mais non quotidiens : le boucher, l’épicier, le hammam. Elle se rend quotidiennement au souk de la Msallah pour s’approvisionner en nourriture. Elle fait d’abord le tour du souk afin de trouver le meilleur rapport qualité-prix pour les produits qu’elle achète. Elle s’approvisionne en général chez les vendeurs ambulants qui fournissent des prix peu élevés. Cet espace se caractérise par une flexibilité. Contrairement à l’intérieur du souk où les vendeurs louent de petits stands, les emplacements des vendeurs ambulants ne sont pas fixes. Les prix et les produits évoluent en fonction des saisons et des arrivages. Ils sont représentés par de petits modules de tissu que l’on peut déplacer sur une bande scratch. Les déplacements de Naïma, symbolisés par le ruban jaune, ne suivent pas un itinéraire précis et rigide, ils sont intentionnellement flexibles par stratégie économique.

 

Le sensible, un objet scientifique ?

 

Cette carte est pleinement empreinte du contexte dans lequel elle a été produite et porte les marques de sa propre fabrication. Il ne faudrait surtout pas lire cette carte comme la représentation généralisée, immuable et figée des espaces vécus des femmes de Sidi Yusf, d’une part car l’échantillon d’enquête reste trop réduit pour être généralisé, d’autre part car cette carte se donne comme une « tentative de représentation », la recherche d’un langage, beaucoup plus que comme un objet parachevé ne devant subir aucun amendement. Bien loin de chercher la neutralité, cet objet assume ses propres limites de généralisation. De ce point de vue, cette carte est avant tout un projet scientifique, qui dessine et pose les jalons en 2009 de ce qui sera l’objet d’une thèse commencée en 2011[5]. Cette carte sensible est donc, semble-t il, par nature « intrigante ». L’apprenti-chercheur qui l’a produite l’a conçue comme une tentative de réponse à un problème épistémologique crucial sur lequel elle met le doigt, invitant par là même le géographe comme le philosophe à interroger à nouveau des pans de la science ayant pu être négligés, et que l’on peut résumer ainsi : (1) Peut-on faire du sensible un objet de science ? (2) Comment peut-on traiter scientifiquement du sensible sans le vider de son contenu émotionnel ? Intégrer des données sensibles dans un parcours de recherche scientifique semble en effet, à certains égards, présenter le risque de désensibiliser ces données.

Pour ne pas rester du côté d’un discours intellectuel, formalisé par ailleurs dans le texte écrit du mémoire de Master, la tentative de réponse à cette question a pris la forme concrète et synthétique d’une carte. Plus particulièrement, cette réponse s’est élaborée dans le geste cartographique réalisé : par un geste circulaire, il trace les contours de l’espace vécu de Naïma, dessine une ligne incluant ou excluant certains lieux de la représentation de son espace vécu et circonscrit ainsi la spatialité affective de cette femme marocaine. À la question, « peut-on faire du sensible un objet de recherche en géographie ? », la carte textile se donne comme une réponse performative, car elle donne à voir un objet de science au sens concret et abstrait du terme. La carte fait exister l’objet de recherche qu’est la spatialité affective et le concrétise dans un objet en trois dimensions. En se présentant devant les géographes comme un objet concret, la carte sensible cerne ainsi un enjeu primordial, l’intérêt que le monde scientifique doit porter aux affects. À la seconde question, la carte textile constitue une réponse qui postule que la cartographie est un médium pouvant permettre le traitement scientifique des données sensibles sans les « désensibiliser » complètement à travers le processus de leur traitement, ménageant ainsi l’enjeu fondamental de la carte sensible.

            Par le geste cartographique de coudre un espace vécu et de le donner à percevoir et à lire par le sens du toucher, la carte textile semble procéder d’une double intention, celle de concrétiser l’idée de faire des affects « un objet d’étude », sans perdre de vue le fait qu’ils sont tirés de l’expérience et du vécu. Ainsi, cette carte traduit avant tout la volonté de ne pas s’absoudre du sensible dans le processus scientifique. Au contraire, il s’agit de tendre un fil de l’abstrait au concret, afin que la recherche des significations affectives de l’espace ne soit pas déconnectée de la réalité de ceux qui la vivent, et que ceux-ci puissent à travers la carte sensible, non en « prendre connaissance », mais en « extraire le sens ».

Conceptualiser et exprimer la spatialité affective en géographie

 

Qu’est ce qu’une spatialité affective ? Il faut bien dire qu’aujourd’hui cette notion est peut-être tout aussi exotique pour le géographe que pour le philosophe. Il convient donc de l’éclairer et de l’expliquer. Il nous faut préciser ce que nous entendons d’abord par « spatialité ». La géographie n’étudie pas l’espace en soi, elle étudie des spatialités. Plus précisément, elle décrit et explique des écritures (graphies) plurielles de la Terre, c’est-à-dire les multiples manières dont les groupes humains conçoivent le monde à travers un langage, des pratiques, une production d’images (de cartographies entres autres) qui véhiculent des savoirs géographiques. La géographie tente de conceptualiser ces spatialités. Elle s’intéresse aux « manières de faire des mondes », pour reprendre l’expression du philosophe de l’art Nelson Goodman. Pluralité des mondes géographiques, pluralité des écritures géographiques, la carte ne désigne pas l’espace en soi, mais une spatialité donnée, c’est-à-dire une manière d’appréhender l’espace. Elle l’appréhende, le schématise en sélectionnant des informations. La carte sensible, comme toute carte, est partielle : elle tente de décrire la spatialité affective comme une spatialité « possible ».

Dans L’homme et la Terre paru en 1952, le géographe Eric Dardel donne une acception possible de ce que pourrait être cette spatialité affective en décrivant une réalité géographique « existentielle », c’est-à-dire l’espace où se déploie la première activité humaine, celle d’habiter. L’espace géographique étudié par le géographe est un espace « pâteux » écrit-il, c’est l’espace du sensible où se déploient d’abord les perceptions. Pour en donner un exemple, la géographe Béatrice Collignon décrit comment la savoir géographique des Inuinnait est construit en relation avec leurs perceptions individuelles et personnelle :

             « (…) chacun construit un savoir personnalisé issu de sa propre expérience. (…) La pratique, l’expérience personnelle, sont les seules véritables mesures des capacités d’un chasseur. (…) Les Innuinait sont liés à leur territoire par une relation où l’émotionnel occupe une place de choix. Peu enclins à partager leurs émotions, à confier leurs sentiments, cette relation se devine plus qu’elle ne s’exprime. (…) La plus grande confidence que j’aie jamais reçue à ce sujet est plus que laconique, mais très significative. Alors que je discutais avec une dizaine de jeunes hommes (18 à 25 ans) de mon sujet de recherche (…), l’un d’eux lâcha comme une sentence : ‘’ ce qui concerne le territoire, c’est très personnel’’ (‘‘When it comes to the land, it’s very personal’’). (Buddy Alikamek, Holman). »[6]

On voit bien à travers cet exemple comment, à travers un savoir géographique, la réalité géographique décrite se place du côté d’une relation personnelle.

Cette question semble de taille pour les géographes. Selon la formule de Lucien Febvre que rappelle Eric Dardel, le géographe est avant tout un « géographe de plein vent », et « la géographie, par sa position, ne peux manquer d’être tiraillée entre la connaissance et l’existence »[7]. Si la géographie a délaissé cette question du sensible pendant plusieurs décennies, lui préférant l’étude des villes et des réseaux, la carte sensible nous remémore à certains égards qu’elle est une science « très » humaine, dont le premier dessein demeure l’approche de la relation entre l’homme et l’espace. Elle ramène aussi clairement à notre esprit que si les géographes sont sans cesse confrontés au monde par les expériences géographiques qu’ils réalisent continuellement sur le terrain, ils ont accordé une grande importance au développement d’outils pour la comprendre et la conceptualiser, telle la cartographie.

              Mais comment représenter la relation avec l’homme et l’espace ? Pour ce faire, la carte sensible procède par des rapports de correspondance. Dans la carte, l’apprésentation de la matière nous permet en effet d’évoquer le concept : en ce sens, pour reprendre l’expression de René Char, ce serait une « matière-émotion ».Comme dans toute métaphore, il y a en effet un déplacement opéré d’une entité à une autre, mais le sens est préservé dans le mouvement. Par exemple, dans notre carte sensible, la métaphore des « loisirs qui se situent dans les interstices du travail » s’incarne et se concrétise par des interstices en tissu dont la portée plastique et visuelle vise à concrétiser le concept. La matière incarnant le concept offre une surprenante concrétisation de l’idée et lui donne corps.

            Conceptualiser la carte sensible, c’est construire un lien fort entre une matière et un concept. A ce sujet, la lecture de Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari peut éclairer la carte textile. Le chapitre intitulé « Le lisse et le strié »[8] offre une analyse très poussée de la texture de deux types de tissus : le feutre auquel correspond le concept du « lisse » et le tissu formé par une trame qui renvoie au concept du « strié ». Les auteurs travaillent de manière très approfondie la question de la plasticité de la matière et le potentiel de significations qu’on peut lui attribuer jusqu’à déterminer que le matériau serait le double analogique du concept. A ce sujet – mais nous reviendrons sur ces problèmes – l’ouvrage de Jocelyn Benoist, Concepts, réfute le lien puissant entre matériau et concept tel qu’il est déterminé par Gilles Deleuze et Félix Guattari : relativement à Concepts, leur conception est problématique en cela qu’ils attribuent à la matérialité une forme de naturalité conceptuelle, comme si sa conceptualité lui était consubstantielle. Au contraire, Concepts nous offre l’occasion de réfléchir sur le caractère contextuel de la conceptualité. En tout cas, et c’est le cœur de ce que nous voulons dire ici, pour comprendre le cadre théorique de la carte sensible, il faut conserver l’idée d’une forme de plasticité des concepts, qui sont le produit d’une opération intellectuelle, mais que l’on peut exprimer par des correspondances matérielles.

En définitive, cette cartographie du sensible semble nous interroger sur deux points importants, sur lesquels nous allons revenir dans la suite de l’article. La carte sensible nous renvoie d’abord à la question de la conceptualisation du sensible à travers une écriture géographique de la spatialité affective. Mais, ce faisant, c’est le statut de la carte qu’elle nous mène à interroger. Car si la carte est traditionnellement pensée dans les termes de la géométrie euclidienne, quel peut être le statut d’une représentation d’une réalité géographique aux contours bien plus invisibles ? Par son originalité, la carte sensible nous plonge donc dans un questionnement relatif à ce qu’est une carte, cette originalité ne constituant évidemment a priori aucune restriction valable pour dire qu’elle ne peut en être une. La méfiance que cette carte sensible suscite nous semble en réalité surtout révéler un fait particulièrement signifiant, celui d’une défiance envers la conceptualisation de la spatialité affective qu’elle désigne.


[1] BENOIST, Jocelyn, Concepts. Introduction à l’analyse, Paris, Cerf, 2010, p. 31.

[2] Ibid., p. 84.

[3] JACOB, Christian, L’Empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992.

[4] La description de la carte sensible reprend et/ou complète certains éléments explicités dans les publications suivantes :

– OLMEDO, Elise, « Femmes de Marrakech. Pour une cartographie émotionnelle des récits des femmes de Sidi Youssef Ben Ali, Marrakech, Maroc. », Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, [À paraître].

– OLMEDO Elise, « Cartographie sensible, émotion et imaginaire », site Visions Cartographiques, Blog du Monde Diplomatique, septembre 2011. URL : http://blog.mondediplo.net/2011-09-19-Cartographie-sensible-emotions-et-imaginaire

[5] OLMEDO, Elise, Thèse de doctorat en cours sous la direction de Jean-Marc Besse « Le geste, la trace. Cartographier le sensible », Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, UMR Géographie-Cités.

[6] COLLIGNON, Béatrice, Le savoir géographique des Inuinnait. Thèse de doctorat sous la direction de Denise Pumain, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 1994.

[7] DARDEL, Eric, L’homme et la terre, Paris, CTHS, 1952, p. 109 et p. 133.

[8] DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 592-625.

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