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Réponses de Jocelyn Benoist (fin)

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Jocelyn Benoist, Professeur des Universités, Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Les textes ci dessous sont les réponses de Jocelyn Benoist à la publication des actes de la journée organisée par Raphaël Ehrsam, le 4 juillet 2013.

L’essai de Fausto Fraisopi pose la question de la possibilité d’étendre la perspective contextualiste en philosophie de l’esprit (contextualisme des concepts) au niveau des théories mêmes, dans un retour critique et positif sur la philosophie des sciences.

Cette question n’a rien de trivial, car, de toute évidence, il ne s’agit pas d’entités de même nature. Il est certainement définitionnel de toute théorie de mettre en œuvre des concepts : l’idée de théorie renvoie au minimum à un savoir conceptuel – même si le fait d’être conceptuel ne suffit pas à constituer celui-ci en théorie. Il ne semble cependant pas pour autant justifié de dire qu’une théorie soit « faite de concepts ». Le caractère contextuel des concepts ne suffit donc pas, a priori, pour inférer celui des théories.

Bien sûr, si l’on prend au sérieux l’idée d’une « théorie » en tant que « système déductif », telle qu’on peut l’hériter par exemple de Husserl, il en est peut-être autrement. Alors, suivant la perspective inférentialiste que j’ai esquissée dans ma réponse à Florian Forestier, il est possible de dire si ce n’est qu’une « théorie » est faite de concepts, en tout cas que, par son réseau d’inférences, elle institue un certain nombre de concepts. Mais alors la contextualité desdits concepts s’identifie précisément à leur inhérence dans le réseau de preuves qui constitue une telle « théorie ». Les dé-contextualiser – et les perdre – c’est les retirer à ce réseau de preuves.

S’agit-il exactement de ce que Fausto a en vue au titre de la contextualité des théories ? Je ne le pense pas. Son analyse, si je la comprends bien, vise la finitude des théories elles-mêmes, plutôt que de leurs termes : le fait que chacune présuppose toujours plus que ce qui est représenté en elle, et met en jeu comme allant de soi notre capacité de faire certaines choses qui ne sont pas réductibles aux seuls actes – aux seules procédures – de cette théorie. Il n’est pas forcément illégitime d’identifier une théorie à un système de preuves. Mais pour prouver quoi que ce soit, il faut toujours aussi être capable de, et effectivement faire autre chose que prouver. Nos preuves ont toujours un arrière-plan de cheminement silencieux dans la réalité. Si les preuves sont comme des chemins, alors il faut rendre sa profondeur de réalité à cette métaphore et prendre en vue le prix qu’il y a à se frayer chaque chemin – ou chaque réseau de chemins – dans sa particularité. Penser, et faire une théorie aussi, ne se fait pas en dehors de la réalité.

Vers quelle « philosophie des sciences », ou en tout cas « philosophie des théories », nous conduirait une telle perspective ? Fausto insiste sur le fait que la critique de l’illusion encyclopédique n’implique pas la renonciation au projet encyclopédique, une fois celui-ci expurgé de son fantasme totalisant et décontextualisant. Il a raison bien sûr : rien de plus beau que l’idée d’une encyclopédie, pourvu qu’elle soit conçue comme un guide pour le voyageur qui s’arrête à des endroits divers et écartés les uns des autres, et non une somme à l’usage de celui qui ne veut rien lâcher et ne tient donc en définitive rien dans ses mains.

Comment une telle encyclopédie ayant pris la mesure de la nature contextuelle du savoir et des savoirs se présenterait-elle ? Le modèle qui me vient immédiatement à l’esprit est celui de Bolzano : non pas un livre de la science, mais des livres de la science, distingués et articulés suivant leurs arêtes naturelles, c’est-à-dire aussi l’historicité des savoirs qui y sont exposés, qui résultent toujours d’une interaction déterminée avec le monde. Les « théories » dont on dispose ne se déduisent pas a priori : elles se reconstruisent, en faisant fond sur la réalité d’un savoir historiquement constitué et inséparable aussi de sa tradition. On prend toujours le savoir en un certain état.

Cependant, Fausto veut plus que cela. Il veut la méta-théorie, qui représente théoriquement les arêtes de ce savoir, d’une façon qui tienne à la fois compte de la contextualité des différentes parties de ce savoir (des différentes « théories ») et de celle de leur mise en ordre méta-théorique elle-même. Cela au-delà du fantasme moderne d’une déduction a priori, acontextuelle, des différentes formes possibles du savoir depuis la formalité de « l’objet en général » (cela, ce serait ce que j’appellerais « la métaphysique dans la philosophie des sciences »).

Une telle recherche, parfaitement légitime, n’est pas, là encore, sans rappeler le projet de la Wissenschaftslehre bolzanienne, qui, tout en arrachant parodiquement son titre à la plus extrême des tentatives de fondation transcendantale de la science, lui tourne radicalement le dos, et entreprend une analyse de la science dans sa facticité, c’est-à-dire aussi sa diversité, qui se trouve dans les livres et non dans un énoncé soustrait par principe à l’historicité du savoir – ce genre d’énoncés qui ne s’écrivent pas. Une telle historicité, Bolzano l’avait compris, ne menace à aucun titre l’idéalité du contenu de chaque théorie, en tant que système (déductif) de vérités. En bonne grammaire, les deux choses n’ont purement et simplement rien à voir.

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