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Appel à contribution – Dissymétries, art et science

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COORDINATION : François Chomarat

Docteur en Philosophie des sciences, épistémologie et histoire des sciences, Université Paris Ouest Nanterre.

 

 

RÉSUMÉ. Quand l’asymétrie désigne l’absence pure et simple de symétrie, la dissymétrie nomme plutôt l’absence d’une symétrie déterminée, celle que l’on attendrait devoir régir la situation considérée. Ce concept a l’intérêt de nous forcer à penser les symétries au pluriel, puisque si une symétrie manque c’est que d’autres sont présentes. La pensée de la dissymétrie incite à prendre ce que le mot suggère pour une exigence, dans la mesure où elle complexifie ou enrichit le seul face-à-face du même et de l’autre, nous suggérant qu’il y a différentes manières d’être différents et d’être semblables. On devrait alors écrire dissymétries, au pluriel toujours. Ce terme, provenant des domaines de la cristallographie et de la chimie, s’est diffusé dans la langue sans jamais voir sa signification strictement fixée. L’occasion nous est donnée d’explorer ce qu’il peut avoir d’heuristique, concept nomade entre les disciplines, pour saisir l’articulation des différences par-delà une pensée qui se limiterait à la polarité ou l’opposition des contraires, ou encore à la complémentarité. Plus particulièrement, entre l’art et la science, quelles sont les dissymétries fécondes ?

Les contributions attendues s’attacheront tout autant à cerner l’emploi possible de ce terme de dissymétrie dans un champ disciplinaire spécifique, qu’à en éprouver la valeur de transversalité et d’articulation entre les disciplines, particulièrement entre l’art et la science.

CALENDRIER :

31 octobre : date limite de réception des propositions d’articles.

                                    Proposition d’une à deux pages. Les coordonnées et rattachements sont à transmettre dans un fichier séparé. La proposition est à faire parvenir à cette adresse : redaction@implications-philosophiques.org

                        15 novembre : notification d’acceptation ou de refus

                        15 janvier : réception des articles définitifs

                        Courant mars : publication du dossier.

 ARGUMENTAIRE.

 

De la symétrie aux dissymétries

En un sens très général, on nomme aujourd’hui symétrie toute transformation qui laisse invariante la configuration sur laquelle elle opère : par exemple, une permutation des variables d’un polynôme, en mathématiques, un changement de signes des charges électriques dans un système physique, une permutation des termes dans une relation de parenté, en anthropologie, dans la mesure où elles laisseraient la disposition dont il est question identique à elle-même. Au minimum, on peut considérer qu’une transformation de symétrie est celle qui fait d’un système régi par un certain nombre de règles, un autre système régi par les mêmes règles : il en est ainsi en mécanique, si la suite des états après transformation constitue encore un mouvement possible, c’est-à-dire un système régi par les mêmes lois d’évolution que le système initial. On est alors en présence d’un autre qui revient au même, mais l’objectif poursuivi n’est pas tant l’affirmation d’une évidente identité que la découverte de celle-ci et de toutes ses dimensions : la mise en œuvre des symétries revient à sonder le degré d’objectivité ou de stabilité de l’objet en considération, l’indépendance de son identité par rapport à tout ce qui est susceptible de la mettre en défaut. Longtemps synonyme d’équilibre et d’harmonie, la symétrie serait plutôt aujourd’hui un instrument d’investigation d’identités complexes.

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C’est à ce niveau qu’intervient la notion de dissymétrie, non pas l’absence de toute symétrie, mais l’écart par rapport à une symétrie initialement envisagée ou attendue. Le fait qu’une des symétries possibles ne soit pas présente est significatif et fertile. Elle peut rendre possible un devenir ou une émergence qu’une plus grande symétrie bloquerait. Elle permet aussi à un être dissymétrique d’être porteur de relations spécifiques, d’interactions orientées avec son environnement, telle une clé qui ne s’adapte plus à toutes les serrures. Est-ce un éloge de la dysharmonie ? Bien plutôt la cartographie de tout ce qui est susceptible de produire une différence significative, la saisie des conditions rationnelles de l’émergence du nouveau.

Sans exclusive, les contributions attendues pour ce dossier thématique pourront se régler selon les 3 axes suivants.

Axe 1. Par-delà les polarités : la dissymétrie

Le terme de symétrie évoque immédiatement l’équilibre, l’ordre et l’harmonie, une juste proportion, mais tout autant une inquiétante équivalence génératrice de conflits. Cette équivocité s’est transmise à son antonyme supposé,  un terme qui n’est précisément pas tout à fait l’opposé du premier mais plutôt son subtile décalé, la dissymétrie. S’agit-il d’un défaut, d’une brisure ou d’une mutilation, d’un refus de la réciprocité, ou plutôt du jeu nécessaire pour que quelque chose se passe et qu’une forme émerge, empêchant les êtres de se figer en un face-à-face mortifère ?

Il est de fait que la signification précise de « dissymétrie » dans la langue commune ne semble pas vraiment fixée. Il semblerait que le dis- latin, de la séparation ou de l’opposition, se soit fondu dans les esprits avec le dys- grec, qui exprime une anomalie ou une difficulté. Mais ceci consonne avec la signification de ce terme riche en harmoniques : peut-être nous force-t-il précisément à penser non seulement la coexistence de la similitude et du dissemblable, mais plus encore leur nécessaire liaison. Dans le langage courant, dissymétrie est souvent confondu avec asymétrie ou l’absence de symétrie, ce dernier terme gardant un sens assez flou d’ailleurs : c’est ainsi que l’on parlera aussi bien de la symétrie du masculin et du féminin, que de leur asymétrie, ou de leur dissymétrie, selon que l’on veuille mettre l’accent sur ce qu’ils ont de commun, de différent, d’opposé, de complémentaire, sans toujours prendre soin de préciser la nuance. Dans le domaine des sciences, ces deux termes d’asymétrie et de dissymétrie doivent pourtant être soigneusement distingués. Le premier désigne l’absence de toute symétrie ; le second, sur lequel nous voulons ici pointer l’attention, désigne l’absence de certains éléments de symétrie : ce qui veut dire que la présence de certaines symétries vont nécessairement de pair avec la présence de certaines dissymétries.

Au-delà d’un binarisme têtu, symétrie contre asymétrie, la dissymétrie fait donc signe vers l’existence de relations plus riches, impliquant souvent des dimensions supplémentaires, tout autant spatiales que temporelles. D’ailleurs, géométriquement, entre deux formes dissymétriques qui ne se superposent pas dans l’espace ordinaire (comme la main gauche et la main droite, des figures dites énantiomorphes), on peut supposer la possibilité de cette dimension supplémentaire où elles viendraient à superposition. La dissymétrie pourrait donc aussi être vue comme l’absence du plan de recouvrement de réalités similaires, de façon à créer entre elles la torsion ou la profondeur d’une identification impossible mais cherchée à titre d’idéal régulateur.

Les philosophes connaissent bien le problème mis à jour par Kant des parties homologues incongruentes : les deux mains ne se superposent pas, constatation d’apparence triviale d’abord faite par les naturalistes et particulièrement Buffon au sujet des parties latérales des animaux supérieurs, mais à partir de laquelle Kant va déployer toute la distinction entre le conceptuel et le sensible, puisque cette dissymétrie de chacune des deux mains renvoie selon lui à la persistance d’une différence sensible non conceptualisable par l’entendement (Kant, 1768). C’est donc du statut de l’espace sensible et du corps qu’il est question ici (Deleuze, 1968. Van Cleve, 1991. Richir, 2005. Dokic, 2005). Mais plus largement, et à la suite des premières tentatives philosophiques d’Albert Lautman (Lautman, 1946), la dissymétrie apparaît comme un point d’ancrage possible pour l’élaboration d’une philosophie de la relation (Bitbol, 2010). En effet, à partir de cette réflexion sur la non-congruence des figures, se pose la question de la différence et de l’articulation entre propriétés intrinsèques et propriétés relationnelles des êtres ; une question qui se pose en mathématiques (avec la notion de variété en géométrie différentielle) tout autant qu’en physique, en chimie et en biologie, comme le montre l’analyse par Gilbert Simondon des propriétés génétiques comme propriétés de limite, modalités de la relation entre un être et le milieu qui lui a donné naissance (Simondon, 1995).

Selon ce premier axe, les contributions pourront chercher à saisir dans différents champs comment une pensée plus complexe que celle des polarités se cherche ainsi, pour penser le devenir et les formes du monde, de la vie, du psychisme.

Axe 2. Histoire des sciences et épistémologie

Un autre trait que nous souhaitons mettre en avant réside dans l’intérêt qu’il y a à retourner à l’histoire proprement scientifique du concept de dissymétrie.

L’origine de ce terme est bien attestée. Elle renvoie à l’emploi que décida d’en faire le cristallographe et chimiste Louis Pasteur pour désigner l’existence de formes droites et gauches remarquées dans une certaine classe de cristaux (les cristallographes parlaient d’hémiédrie), puis postulées dans les molécules organiques qui les constituaient, et qu’il nommera « dissymétrie moléculaire ». Il affirma sur cette base la dissymétrie du vivant, anticipant ce qui s’appelle aujourd’hui l’homochiralité du vivant, tout se passant comme si la vie ne retenait toujours préférentiellement qu’une de ces formes au détriment de l’autre. Pasteur en vint même à écrire, en 1884 : « La dissymétrie, je la vois partout dans l’univers ». Le débat reste ouvert pour l’explication de cette particularité.

De fait, aujourd’hui, la dissymétrie est souvent posée au niveau cosmologique, identifiée à la rupture d’équivalence entre matière et antimatière. Comment expliquer cette disparition de l’antimatière ? Une question connexe, posée au sein du modèle standard de la physique des particules, est de savoir pourquoi les neutrinos observés sont toujours « gauchers », et si son antiparticule est un neutrino « droitier » (Klein, 2013 : 156-158).

D’abord en chimie puis dans les autres disciplines, le vocabulaire de la dissymétrie a cédé sa place, à partir d’un terme forgé par Lord Kelvin à la fin du XIXe siècle et emprunté à la topologie des nœuds, au vocabulaire de la chiralité (Cintas, 2007. Savostinoff, 2012). La condition de son existence, là encore, est non pas l’absence d’éléments de symétrie, mais plus spécifiquement l’absence d’éléments de symétrie inverse, plan, centre ou axe impropre (réflexion + rotation) qui transforment un objet en son image spéculaire. Historiquement, la considération de la dissymétrie moléculaire ou de la chiralité a forcé les chimistes à penser en trois dimensions et à problématiser de manière fine les questions d’identité (Hoffmann, 1995). De même, et là encore à partir de données cristallographiques, la découverte de la structure en double hélice de l’ADN résulte d’une intuition spatiale analogue. Cependant, on peut se demander si la métaphore du « code » génétique n’a pas historiquement masqué cette problématique du déploiement des structures vivantes dans l’espace, centrale dans les questions de développement (McManus, 2003). Dès lors, ne peut-on pas opposer, sur cette base, un paradigme de la figure au paradigme du code qui oublie que la linéarité –  dominante aujourd’hui dans la conception de l’information -, fait l’impasse sur tout ce qu’une dimension supplémentaire rend possible ? Autrement dit : de quel type de messages l’espace est-il porteur ?

Selon une autre voie, on peut aussi penser qu’une dissymétrie est à l’œuvre chaque fois qu’à la place de l’expression moyenne d’un ensemble de phénomènes élémentaires, où les effets se compensent, a lieu la sortie d’un effet particulier, par sélection, tri, émergence. Pierre Curie, le célèbre physicien lui aussi cristallographe de formation comme Pasteur, en tira son fameux principe : « c’est la dissymétrie qui crée le phénomène » (Curie, 1894). On dira aujourd’hui qu’une brisure spontanée de symétrie est essentielle pour l’existence ou l’émergence des systèmes, ou encore, que la symétrie des états physiques ou des solutions individuelles des équations est moindre que celle de l’équation dynamique ou de la loi (Castellani, 2013). La combinaison des défauts de symétrie et du chaos temporel pourrait rendre compte de façon satisfaisante de la complexité observée dans la nature (Chossat, 1996. 73).  Si l’on considère la question de la temporalité, la dissymétrie permet aussi de penser les notions d’origine et de création, d’émergence et d’irréversibilité, notamment dans ses liens avec l’entropie (Horwich, 1987).

Dans l’ensemble de cet axe 2, la question reste celle du rapport existant entre les structures et les formes observables de notre expérience, et les lois fondamentales de la nature. Selon l’ancienne interrogation de Lalande : la réalité est-elle en opposition avec la loi de la réalité ? (Lalande, 1930. 347). Outre un retour sur la dissymétrie dans l’histoire des sciences, les contributions pourront s’attacher à décrire ce qu’il en est de la situation épistémologique contemporaine et ce qui subsiste de cette interrogation dans les différents champs du savoir. Car, au niveau de la pensée du fondamental, les scientifiques sont à la recherche des structures profondes par la voie de la symétrie. Mais, dans le même temps, ils admettent que ce monde-ci, ou ce que l’on peut en observer, est le siège de brisures de symétrie, de symétries perdues, ou ce que le phénoménologue et écrivain Eric Clémens appelle « les brisures du réel » (Clémens, 2010), le monde étant en quelque manière l’expression d’une « dis-parution ».

 

Axe 3. Les chemins possibles d’un concept nomade

La dissymétrie ne s’est jamais cantonnée dans son domaine scientifique d’origine. Évoquons notamment ici les travaux inspirés par le « principe de dissymétrie » dans le champ des études littéraires et artistiques : les travaux sur les rythmes en poésie de Pius Servien, qui mobilise explicitement le principe de Curie dans son ouvrage Les rythmes comme introduction physique à l’esthétique (Servien, 1930) ; ou encore la tentative de Roger Caillois d’une esthétique généralisée, qui s’expose particulièrement dans La Dissymétrie (Caillois, 1973).

Dès le Dix-Huitième siècle, les jardins chinois avaient attiré l’attention par un ordonnancement subtile irréductible tout autant au désordre qu’à la symétrie classique, le fameux « effet-Sharawaggi » cher à William Temple (Baltrušaitis, 1995). On connaît également l’analyse par Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, de la manière dont les Caduveo trouvent à exprimer et dépasser leurs contradictions sociales, particulièrement à travers les formes de leurs peintures faciales (Lévi-Strauss, 1955) Celles-ci constitueraient l’expression artistique de la tension entre une symétrie sociale postulée et une asymétrie réelle, par l’utilisation de motifs avec des symétries axiales semblables à celles de nos cartes à jouer. Cependant, là encore, ce sont les deux seuls termes de « symétrie » et d’ « asymétrie » qui ont le plus souvent été mobilisés, là où une analyse des dissymétries seraient plus féconde encore. Reprenant l’analyse de ce type de motifs, Els Lagrou – qui parle d’une « symétrie déguisée en asymétrie » -, rattache ces configurations à la spécificité de la pensée amérindienne, où l’idée du double implique la différence, et où la « dualité dans la singularité est possible, mais l’égalité dupliquée ne l’est pas. » (Lagrou, 2011. 79).

Il nous semble donc, plus généralement, qu’une esthétique des formes et des forces pourrait s’appuyer sur ce concept renouvelé de dissymétrie, en relation avec la question de la différence et de la reproduction.

Bien souvent, le terme de dissymétrie est confondu avec celui d’asymétrie dans la langue commune. Cette dernière se réduit le plus souvent à distinguer ce qui est symétrique de ce qui ne l’est pas, elle n’interroge pas les degrés de la symétrie, les dissymétries qui sont des symétries spécifiques. Sans toujours préciser suffisamment en quel sens précis elles mobilisent ce terme, de nombreuses recherches témoignent pourtant du besoin d’un troisième terme outre la symétrie et l’asymétrie, pour penser plus finement ce dont il est question.

Un premier exemple peut être emprunté au champ de la psychanalyse. Dans sa « théorie de la séduction généralisée », Jean Laplanche a insisté sur la « dissymétrie » entre l’adulte et le petit enfant. On pourrait y voir un simple synonyme de différence entre eux, mais son emploi du terme est mieux fondé. En effet, il distingue deux types de relation agissante dans cette situation. L’interaction est d’abord liée à l’auto-conservation, qui a son ancrage dans des instincts mais fonctionne de manière réciproque, l’enfant étant tout autant un acteur de cette interaction. Parasitant en quelque sorte cette première relation, s’introduit l’inconscient de l’adulte, dont l’enfant est dépourvu à sa naissance mais qui est présent ou « compromis » dans les adresses de l’adulte à l’enfant : « Sur quelque chose de bilatéral vient se greffer quelque chose d’unilatéral, de dissymétrique. » (Laplanche, 2002). On pourrait dire qu’ici, on ne peut plus permuter les termes de l’interaction. Mais, comme pour toute dissymétrie, quelque chose de nouveau se produit alors, que la seule interaction d’auto-conservation ne produirait pas à elle seule. Car l’enfant, dans cette confrontation à l’adulte et à ses messages dont il n’a pas le code, va en quelque sorte se lancer dans une tentative à jamais inachevable de traduction de cette altérité originaire. C’est donc une vie psychique en quête de sens qui émerge de la dissymétrie. On retrouve là un écho du principe de Curie : c’est la dissymétrie qui crée le phénomène.

Prenons un autre exemple dans le champ de l’anthropologie. On connaît effectivement le thème mythologique des « moitiés-d’homme » ou encore des figures unilatérales (Héritier, 1992). Les esprits et les dieux sont souvent représentés par des êtres à la moitié anthropomorphe.

Cécile Barraud, dans un commentaire de quelques mythes des Moluques, qui racontent des histoires d’êtres tronqués, incomplets, partagés verticalement, a soigneusement distingué deux cas de figure au sein de ce corpus : la symétrie de 2 parties que l’on désignerait comme des moitiés d’un Tout et qui représentent l’incomplétude, l’absence de relation ; la dissymétrie, faite de deux plus un, situation de deux côtés orientés par rapport à un centre, qui symbolise le lien social, le « tout relationnel ».

On serait tenté d’y voir la médiation du Tiers par rapport au dualisme, mais on pourrait renverser l’analyse : le trois n’émerge-t-il pas de manière immanente de la dissymétrie d’un deux, au sens où « la complétude du corps humain est faite de la dissymétrie du rapport entre le tronc et les membres des deux côtés non équivalents droit et gauche ?» (Barraud, 2005. 63).

On sait d’autre part l’importance que la question de la « symétrie inversée » a pu avoir dans l’histoire du structuralisme, et des discussions notamment entre Lévi-Strauss et Lacan autour de la formule canonique des mythes (Lucchelli, 2014).

En géographie également, il s’agit de reconnaître des régularités dans l’hétérogénéité de l’espace géographique. Dans son tableau des chorèmes, ces formes élémentaires des configurations et dynamiques spatiales, Roger Brunet a bien retenu la dissymétrie, même si certains regrettent que les géographes ne mobilisent pas plus souvent la notion de symétrie, comme le faisaient pourtant les premiers géographes de la Grèce pour penser le monde (Beyer, 2007). Il nous semble qu’il n’y a justement pas de contradiction entre ces deux notions, comme nous l’avons déjà explicité.

Dans le domaine de la fiction littéraire, et plus largement de la représentation et des arts, on peut se demander si le modèle de la dissymétrie ne constituerait pas une heuristique féconde : n’y aurait-il pas un genre littéraire possible, consistant dans l’exploration des symétries et dissymétries d’une même histoire pouvant donner lieu à différentes versions ? N’y aurait-il pas des récits chiraux, en quelque sorte ? Par exemple, très récemment, on a vu paraître en français le roman de Kamel Daoud : Meursault, contre-enquête (Daoud, 2014), qui constitue une sorte de double inverse de l’Étranger de Camus. Seraient ainsi interrogées par cette démarche les limites de la fiction. En effet, on peut prendre pour critère d’une fiction qu’elle impose a priori le point de vue du récit comme seul et unique point de vue sur l’objet de la narration. L’exploration des dissymétries apparaît alors comme la mise en question de ce postulat ou l’explicitation de ses conditions de possibilité. Ne peut-on pas jouer avec les invariants d’un récit pour en construire d’autres ?

On le voit, le caractère transversal de la dissymétrie pourrait donner lieu à des contributions portant tout autant sur les conditions d’une importation de ce terme dans un champ où il n’est pas familier, que sur les possibilités d’articulation entre les disciplines, permettant d’interroger à partir de cette notion précise les conditions d’une interdisciplinarité rigoureuse.

 

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