Héritage des conceptsHistoire des idéesune

De la déconstruction de l’héritage à l’héritage de la déconstruction

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Héritier de la « langue métaphysique », entre renversement et transformation.

Anne Alombert. Doctorante à l’Université Paris Nanterre.

Si la question de l’héritage des concepts philosophique se pose inévitablement à tout philosophe (toujours à la fois contraint de répéter et chargé de transformer les théories de ses prédécesseurs), elle semble néanmoins faire problème dans le contexte des années 1960, qui se caractérise selon Derrida par «l’extension dominatrice et fascinante des sciences humaines à l’intérieur du champ philosophique ». Derrida suggère en effet que certaines découvertes positives issues des sciences structurales ont fait «trembler les fondements les plus assurés de notre conceptualité philosophique », ce qui implique selon lui une « responsabilité critique » de la pensée poststructuraliste à l’égard du discours philosophique traditionnel – non seulement de ses concepts fondamentaux, mais aussi de son fonctionnement et de sa logique. Or, l’exercice d’une telle responsabilité n’a rien d’évident, puisque le penseur n’est pas un sujet libre construisant son discours de toutes pièces, mais toujours un héritier, contraint de « bricoler » avec une langue chargée de présuppositions problématiques. Un problème d’héritage se pose donc puisque « nous ne disposons d’aucun langage, d’aucune syntaxe et d’aucun lexique, qui soit étranger à l’histoire de la métaphysique », alors même que cette tradition métaphysique se voit discréditée par les avancées scientifiques. Comment donc « esquisser un pas hors de la philosophie », sans pour autant « tourner la page de la philosophie » ? C’est à ce problème que la stratégie de la déconstruction a pour fonction de répondre : cet article cherche à expliciter cette réponse, à en saisir les enjeux, à en pointer les limites et à interroger sa postérité.

Mots-clés : déconstruction, héritage, philosophie, Derrida, Stiegler

According to Derrida, the question of the heritage of philosophical concepts causes a problem. On the one side, he shows that positive discoveries of human sciences imply to challenge the fundamental notions and presuppositions of the western philosophical tradition. On the other side, he recognizes that it is impossible to reject this metaphysical tradition, and that ordinary language itself carry a lot of metaphysical presuppositions. The strategy of deconstruction is formulated by Derrida in order to go over this alternative between a vain repetition and a naive rejection : it aims at transforming the traditional concepts and logic of the philosophical discourse, in order to free the philosophical language from its metaphysical presuppositions, that the structuralist sciences have made obsolete. This article tries to clarify Derrida’s strategy, to point out its limits, and to explore its legacy for contemporary thought.

Keywords : deconstruction, heritage, philosophy, Derrida, Stiegler

On voit que les oppositions théoriques elles-mêmes ne peuvent être résolues que d’une manière pratique, par l’énergie pratique de l’homme. On voit donc que leur solution n’est aucunement la tâche exclusive de la connaissance, mais une tâche réelle de la vie que la philosophie ne pouvait résoudre précisément parce qu’elle n’y voyait qu’une tâche purement théorique.

(K. Marx, Manuscrits de 1844).

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer.

(K. Marx, Thèses sur Feuerbach).

La déconstruction, j’y ai insisté, n’est pas neutre. Elle intervient. […] Il s’agit en particulier de déconstruire pratiquement l’opposition philosophique entre philosophie et mythe, entre logos et mythos. […]

Il est aussi évident que dans le champ d’une déconstruction des oppositions philosophiques, l’opposition praxis/theoria doit d’abord être analysée et ne peut plus commander simplement notre définition du pratique.

(J. Derrida, Positions).

Je crois qu’on ne fait jamais de bonne politique en limitant le questionnement ou la demande de pensée. […] Se poser plus de questions généalogiques (dans un style « déconstructeur ») sur l’origine de ces concepts, sur le poids de l’héritage, sur la notion d’idéologie, de phénomène, de présence, de vérité, cela change tout, et signale qu’on est prêt à changer, que la transformation est en train ou possible.

J. Derrida, Politique et amitié. Entretiens avec Michel Sprinker sur Marx et Althusser.

 

Introduction : la déconstruction de l’héritage, de la métaphysique au poststructuralisme

clock-650753_1280Si la question de l’héritage des concepts se pose inévitablement à tout philosophe (toujours à la fois contraint de répéter et chargé de transformer les théories de ses prédécesseurs), elle semble néanmoins faire problème dans le contexte spécifique où Derrida écrit.  Ce contexte est celui de « l’extension dominatrice et fascinante des sciences humaines à l’intérieur du champ philosophique »[1]– extension dominatrice et fascinante, car selon Derrida les découvertes des sciences humaines ont fait « trembler les fondements les plus assurés de notre conceptualité philosophique »[2], et impliquent de poser à nouveau frais la question de l’héritage d’une telle conceptualité. Il ne s’agit plus de se demander comment hériter de telle ou telle théorie, mais bien comment hériter du langage philosophique lui-même, alors même que les sciences contemporaines ont montré les limites de ses catégories et de sa logique. Il s’agit d’ailleurs peut-être moins de savoir comment hériter de ce lexique et de cette syntaxe, que de savoir comment ne pas hériter des postulations qu’ils transportent, et que les découvertes positives ont rendu problématiques.

Or, une telle question pose problème, puisque si la langue métaphysique ne semble plus adéquate pour penser les acquis scientifiques, ces découvertes scientifiques elles-mêmes n’ont pu se faire que dans cette langue, qui prend elle-même ses racines dans la langue dite « usuelle ». Bref, nous ne disposons d’aucun langage qui soit radicalement étranger aux couples conceptuels et à la logique oppositionnelle qui commande le fonctionnement du discours philosophique. Si Derrida se voit contraint de thématiser la question de l’héritage, c’est donc en vue de dépasser l’alternative à première vue aporétique entre l’impossibilité avérée de sortir de la langue métaphysique, et l’urgente nécessité de rompre avec les présupposés inscrits en elle. C’est à ce problème que la « stratégie de la déconstruction » et la « pratique grammatologique » élaborées par Derrida ont pour fonction de répondre, grâce à une transgression interne du discours philosophique qui inquiète ses catégories fondamentales et relance ces questionnements hors des présuppositions problématiques. Néanmoins, comme il le reconnaît d’ailleurs lui-même, Derrida ne semble pas parvenir à élaborer le « discours transgressif » dont il a montré la nécessité : se posera alors la question de savoir comment hériter de cette déconstruction inachevée.

Nous tenterons donc de répondre aux questions suivantes :

– En quoi l’anthropologie et la linguistique structurales ébranlent-elles la conceptualité philosophique traditionnelle ? Quelle « responsabilité critique » un tel ébranlement implique-t-il pour les « héritiers » poststructuralistes ? (I)

– Comment hériter de la langue ainsi ébranlée sachant qu’il semble tout aussi impossible de continuer à utiliser les catégories classiques que de rompre de manière radicale avec elles ? En quoi la stratégie de la déconstruction et la pratique des textes philosophiques mises en œuvre par Derrida permettent-elles de résoudre ce problème ?  (II)

– Derrida parvient-il  au bout de son geste transgressif ? Et sinon, comment hériter de cette « déconstruction » inachevée de l’héritage philosophique ? (conclusion)

I. La « responsabilité critique » de la pensée poststructuraliste

1. L’ébranlement des fondements de la conceptualité philosophique par les sciences structurales.

Lors de son intervention au colloque de Baltimore en 1966 intitulée « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines »[3], Derrida suggère que les découvertes issues des sciences humaines ébranlent les concepts fondamentaux de l’histoire de la métaphysique. Derrida s’appuie sur deux cas : l’anthropologie et la linguistique, dont l’étude sera approfondie un an plus tard dans De la grammatologie[4]. En dépit des différences entre les objets de Saussure et de Lévi-Strauss, la lecture derridienne de leurs textes a chaque fois pour fonction de souligner l’impossibilité pour les découvertes issues des sciences structurales d’être pensées au sein des catégories philosophiques traditionnelles, qui informent néanmoins le discours de ces sciences elles-mêmes.

L’opposition entre nature et culture inquiétée par l’anthropologie

C’est d’abord la découverte de la prohibition de l’inceste par Lévi-Strauss qui sert à exemplifier un tel ébranlement du système discursif philosophique. En effet, comme l’a montré Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste, en tant que norme universelle, requiert à la fois les prédicats de ce qui relève du naturel (l’universalité) et du culturel (la normativité) : elle constitue donc un fait qui ne se laisse pas penser au sein de l’opposition classique entre nature et culture[5]. Or, selon Derrida, une telle opposition conditionne le fonctionnement du discours philosophique.

L’opposition entre nature et culture est « congénitale à la philosophie » : elle est plus « vieille que Platon », et « malgré tous ses rajeunissements et ses fards », l’opposition entre physisi et nomo ou physis et technè est « relayée jusqu’à nous par toute une chaîne historique opposant la nature à la loi, à l’institution, à l’art, à la technique, mais aussi à la liberté, à l’arbitraire, à l’histoire, à la société, à l’esprit »[6] . De telles catégories ne sont pas “des éléments ou des atomes[7] ”, elles sont solidaires d’une syntaxe et d’un lexique qui porte avec lui toute l’histoire de la métaphysique. Si bien que  quand l’anthropologie suspend la valeur de vérité de ces concepts, c’est tout le système discursif métaphysique qui se voit ébranlé (et cela même si Lévi-Strauss est contraint de conserver les catégories de nature et de culture à titre d’instruments de méthode pour ne pas stériliser ses recherches).

L’opposition entre signifié et signifiant inquiétée par la linguistique.

C’est un phénomène similaire qui semble se produire à travers la linguistique de Saussure : de même que l’opposition conceptuelle entre nature et culture s’était vue inquiétée par la découverte de la prohibition de l’inceste, de même, l’opposition entre signifié et signifiant se verra ébranlée par la découverte de la différence comme source de signification. Si un signe ne fait pas sens en renvoyant à un signifié, mais par sa différence d’avec un autre signe, qui lui-même ne fait sens qu’en différant d’un autre signe, et ainsi de suite à l’infini, alors il n’y a pas de signifié premier auquel il serait possible de remonter, afin de mettre un terme au renvoi de signifiant à signifiant en fixant une origine du sens[8].  Soutenir une telle thèse revient donc inévitablement à mettre en cause la distinction entre signifié et signifiant, en reconnaissant qu’il n’y a de signifié que comme signifiant d’un autre signifié, qui sert lui-même de signifiant à un autre signifié-signifiant.

Mais à partir du moment où la distinction entre signifié et signifiant s’efface, c’est le concept même de signe qui se verra inquiété, dans la mesure où il ne veut rien dire d’autre qu’un signifiant renvoyant à un signifié[9]. Si Saussure ne peut pas renoncer au concept de signe, qui constitue l’objet même de la science sémiologique qu’il tente de fonder[10], son geste implique néanmoins d’inquiéter l’opposition entre signifiant et signifié, elle-même déterminée par l’opposition entre sensible et intelligible, sur laquelle le discours philosophique s’est fondé[11]. Dès lors que la limite de telles oppositions se fait sentir, il semble donc nécessaire de « s’inquiéter des concepts fondateurs de toute l’histoire de la philosophie », de les « dé-constituer », de “questionner systématiquement et rigoureusement” leur histoire, par un geste qui ne peut plus être un geste “philosophique” à proprement parler[12]. Bref, une relation critique à la langue de la métaphysique s’impose ainsi, qui constitue pour Derrida la tâche des « héritiers » post-structuralistes.

 

2. Comment « sortir hors de la philosophie » sans « tourner la page de la philosophie » ?

Or, la manière d’assumer une telle “responsabilité critique” ne va pas de soi. En effet, comme l’explique Derrida, « nous ne disposons d’aucun langage, d’aucune syntaxe et d’aucun lexique, qui soit étranger à l’histoire de la métaphysique », « nous ne pouvons énoncer aucune proposition destructrice qui n’ait déjà dû se glisser dans la forme, dans la logique et les postulations implicites de cela même qu’elle voudrait contester »[13]. Le penseur, qu’il pratique la philosophie ou les sciences humaines, n’est pas un sujet libre construisant son discours “de toutes pièces”. Au contraire, il est toujours contraint de “bricoler” avec les concepts traditionnels et la logique oppositionnelle qui commande leur sens[14].

L’impossibilité de « sortir » de la langue métaphysique.

Derrida insiste sur le fait que le langage ordinaire lui-même n’est pas exempt des présuppositions métaphysiques : les oppositions entre nature et culture, signifiant et signifié (qui communiquent avec les oppositions entre sensible et intelligible, animalité et humanité, empirique et transcendantal, extérieur et intérieur) sont en accord parfait avec le sens commun. Qu’il s’agisse du discours des sciences humaines ou du langage ordinaire, tous deux accueillent d’emblée en eux les concepts et la logique de la tradition[15] : sauf à croire pouvoir s’émanciper de toute réception historique, l’activité critique ne pourra donc pas s’opérer à partir d’un langage extérieur à la philosophie. C’est toujours depuis et dans la langue de la métaphysique qu’une telle sortie devra s’effectuer – reste à savoir néanmoins si elle est possible, et si oui, comment la penser, puisque le concept de « sortie » lui-même, qui implique la possibilité de passer d’un dedans à un dehors, et présuppose donc une opposition entre intériorité et extériorité, semble inscrit dans le discours métaphysique qu’il s’agit précisément de transgresser[16].

Mais pour Derrida, la difficulté de penser la « sortie » de la philosophie n’implique nullement de renoncer à « esquisser un pas » hors d’elle[17]. Au contraire, une fois pointée la naïveté consistant à croire pouvoir se passer de la tradition philosophique, et une fois reconnue l’obligation « d’emprunter à un héritage les ressources nécessaires à la déconstruction de cet héritage lui-même » [18], Derrida ne cessera d’inciter les penseurs post-structuralistes au dépassement de la métaphysique : non pas en inventant une nouvelle théorie (philosophique ou scientifique), mais en transformant les catégories et la logique de la langue philosophique.

La nécessité de relire et de réécrire la philosophie traditionnelle.

En effet, selon Derrida, si tout penseur hérite inévitablement des catégories métaphysiques et des présuppositions qu’elles impliquent, toutes les manières de parler cette langue ne semblent pas « d’égale pertinence » : « la qualité et la fécondité d’un discours se mesurent peut-être à la rigueur critique avec laquelle est pensé ce rapport à l’histoire de la métaphysique et aux concepts hérités »[19]. Bref, s’il n’est plus possible d’utiliser innocemment le langage philosophique, la portée et la pertinence d’un discours dépendront de la manière dont les catégories et la logique traditionnelles seront transformées. Selon Derrida, il s’agit là d’un « problème d’économie et de stratégie », qui n’implique pas de « tourner la page de la philosophie », mais au contraire, de « continuer à lire d’une certaine manière les philosophes »[20]. Néanmoins, à l’issue de la conférence de 1966, cette « certaine manière » de lire la philosophie traditionnelle et la « stratégie » à mettre en oeuvre pour subvertir son lexique et sa syntaxe demeurent mystérieuses.

C’est pourquoi, quelques années plus tard, lors d’entretiens portant sur les objectifs de la déconstruction[21], Derrida se verra interrogé sur les conditions de ce « discours transgressif », susceptible de « dépasser » la métaphysique[22] . Derrida précise alors que la transgression de la philosophie ne doit pas être comprise comme un « fait accompli » une fois pour toute, comme une « installation pure et simple dans un au-delà de la métaphysique » : elle correspond au contraire à un travail interne au champ discursif philosophique, qui en modifie progressivement le fonctionnement et l’économie[23]. Car s’il s’agit de lire « d’une certaine manière » les philosophes, c’est que la lecture déconstructrice  n’est pas une lecture herméneutique ou exégétique : elle ne vise pas la découverte d’un sens caché derrière la surface textuelle, mais doit au contraire se faire « transformatrice »[24] . Déconstruire la philosophie traditionnelle, ce n’est donc pas seulement l’analyse ou la critiquer, c’est apprendre à la lire différamment, ce qui implique inévitablement de la réécrire.

II. La transgression inachevée de la langue métaphysique

1. La « stratégie générale de la déconstruction »

La déconstruction n’est donc ni l’élaboration d’une nouvelle théorie philosophique qui viendrait s’ajouter aux théories précédentes, ni un examen critique de l’ensemble de l’histoire de la philosophie : elle est une « pratique », une « intervention », une « opération » dans et de la langue philosophique[25]. Néanmoins, la transformation du langage hérité ne s’opère pas n’importe comment : elle exige des « protocoles de lecture » et une « stratégie du travail textuel »[26] , qui ne laisseront pas indemnes ni les concepts traditionnels, ni la logique oppositionnelle qui les commande.

Le double geste déconstructeur : du « renversement » au « déplacement positif »

Derrida explique alors qu’une telle transformation suppose toujours un double geste : un geste de « renversement » et un geste de « déplacement positif »[27]. Le renversement consiste à dévoiler les oppositions philosophiques classiques comme des hiérarchies violentes au sein desquelles l’un des deux termes commande l’autre axiologiquement ou logiquement (l’idée par rapport à la matière, l’intelligible par rapport au sensible, le transcendantal par rapport à l’empirique, la pensée par rapport à la parole, la parole par rapport à l’écriture) : ce que l’on prenait pour la coexistence pacifique d’un vis-à-vis se dévoile alors dans les textes même des auteurs comme une structure conflictuelle et subordonnante, maintenue en dépit des contradictions qu’elle engendre et des impensés auxquels elle oblige.

Néanmoins, s’en tenir à cette phase, « c’est encore opérer sur le terrain et à l’intérieur du système déconstruit ». Si la stratégie de la déconstruction ne doit pas « résider simplement dans le champ clos des oppositions métaphysiques », elle ne peut pas pour autant se contenter de les « neutraliser »[28]. Elle a pour objectif d’opérer un véritable déplacement : il s’agit pour cela d’introduire dans le champ ce que Derrida décrit comme des « marques », c’est-à-dire des notions  qui ne se laissent plus comprendre dans le régime antérieur, qui résistent aux oppositions binaires, les mettent en question, les désorganisent, sans pour autant constituer un troisième terme ni donner lieu à une solution dans la forme d’un sens unifié[29]. De telles « marques » ne constituent pas à proprement parler des concepts, qui renverraient à une définition ou désigneraient une réalité : Derrida précise qu’il s’agit d’« unités de simulacres », de « fausses propriétés verbales, nominales ou sémantiques », qui ont pour fonction de produire des effets conceptuels, de faire travailler le texte philosophique, non pas pour résorber les tensions, mais pour réinscrire les anciens concepts dans de nouvelles chaînes de significations afin de relancer les questionnements sur un autre plan.

Le “choix stratégique des signifiants” : que faire des “vieux noms” ?

C’est pourquoi, quand bien même Derrida ne cesse de critiquer le caractère métaphysique des oppositions conceptuelles classiques, il soutient néanmoins qu’il n’y a pas de concepts métaphysiques en soi, hors de tout le travail textuel au sein duquel ils s’inscrivent[30]. Si un concept ne prend sens qu’au sein de la structure oppositionnelle classique qui engage elle-même des postulations métaphysiques, alors il constituera un concept problématique. Mais s’il s’inscrit au sein d’une nouvelle configuration textuelle qui met en question la logique du discours traditionnel, s’il prend sens hors d’une structure oppositionnelle (c’est-à-dire sans s’opposer hiérarchiquement et axiologiquement à un autre concept – qui serait par là-même réduit et secondarisé),  il faudra alors reconnaître que l’ancien concept permet « d’esquisser un pas hors de la philosophie »[31].

Néanmoins, il n’y aura peut-être alors plus aucune nécessité, dans un tel texte, à conserver le « vieux nom » : s’il est bien nécessaire de conserver les « vieux noms » pour avoir prise sur l’organisation du champ qu’il s’agit de transformer[32], une fois le concept démarqué de ses relations habituelles avec les autres concepts, et réinscrit dans une nouvelle chaîne de signification, son usage pourrait devenir inutile, voire problématique, dans la mesure où il risquerait de réintroduire le « fond sémantique » et les postulats métaphysiques qu’il porte avec lui, dans le texte qui a précisément pour fonction de les dépasser[33] .

2. L’ “événement” inachevé de la déconstruction

L’insuffisance du renversement des oppositions entre nature et culture ou signifiant et signifié

On comprends alors le rôle des notions de différance, de trace ou d’archi-écriture, mobilisées  par Derrida dès 1967 dans De la Grammatologie, afin d’exercer la responsabilité critique et d’élaborer la pensée poststructuraliste qui était à l’horizon de l’intervention de 1966. S’il semble difficile d’assigner un sens à de telles notions, elles résistent néanmoins aux oppositions entre présence et absence, nature et culture, passé et présent, parole ou écriture, et ébranlent la logique oppositionnelle au sein de laquelle ces catégories prennent sens. Si elles ne désignent rien à proprement parler, elles font néanmoins quelque chose au langage philosophique. Car selon Derrida, loin de pouvoir être admis d’emblée comme des moyens de penser, les couples conceptuels susmentionnés semblent au contraire transporter avec eux un certain nombre de présuppositions et empêcher de poser certaines questions. Par exemple, les concepts de présence et d’absence implique la position d’une présence originaire, les concepts d’animalité et humanité implique l’existence d’une propriété  permettant de les distinguer, l’opposition entre présent et passé implique de penser le passé sous la forme d’un présent-passé, les concepts de parole et d’écriture impliquent de penser l’écriture comme une représentation dérivée de la parole… Autant de postulations que les savoirs positifs impliquent de questionner.

Bref, les catégories classiques semblent moins servir à déterminer des objets d’expérience qu’à maintenir certaines questions impensées, et ce sont ces questions que les « marques » introduites par Derrida dans le texte philosophique semblent avoir pour fonction de faire émerger : la notion de « différance » devait ainsi permettre de formuler la question de la différence anthropologique dans un langage qui ne présuppose pas un propre de l’homme ni une limite oppositionnelle entre humanité et animalité ou culture et nature, la notion de « trace » devait permettre de penser le rapport à un passé qui n’a jamais été présent et le mouvement qui rend possible l’opposition entre présence et absence ou entre signifiant et signifié, l’archi-écriture  dévoilait le caractère illusoire d’une conception « représentativiste » de l’écriture et invitait à penser l’espacement déjà à l’oeuvre dans la parole.          Bref, la pensée poststructuraliste que Derrida tente d’élaborer dans De la grammatologie n’a donc pas pour fonction de fournir une nouvelle théorie permettant de répondre aux problèmes classiques ou de résoudre synthétiquement les oppositions entre nature et culture ou signifié et signifiant grâce à un nouveau concept, mais plutôt de désorganiser les forces oppositives qui règlent le discours traditionnel, de modifier son économie et de formuler de nouveaux questionnements, hors des catégories ébranlées.

Néanmoins, il n’est pas certain que Derrida parvienne à faire apparaître les questions que les anciens concepts avaient pour rôle de masquer, et à réinscrire les “vieux noms” dans de nouvelles chaînes de significations : en effet, à la fin du livre éponyme, Derrida reconnaît n’être pas parvenu à mettre en oeuvre le nouveau discours, débarassé des présupposés métaphysique de la présence que deviat constituer la grammatologie. Ni science ni philosophie, la “grammatologie” reste un “blanc textuel” qui ne peut que faire signe vers une pensée à venir[34]. Or, tout porte à croire qu’elle ne “viendra” pas à Derrida, puisque trente ans après, dans une des conférences publiées dans le recueil L’Animal que donc je suis, il affirmera encore être à la recherche de la “langue” et de la “grammaire” “inouïes” auxquelles la grammatologie aurait du conduire[35].

La résistance du concept de matière et du discours marxiste.

Cet inachèvement de la déconstruction n’a d’ailleurs rien d’étonnant, puisque Derrida la décrit lui-même comme un « mouvement inachevé qui ne s’assigne aucun commencement absolu »[36] et dont son propre travail ne constitue qu’un moment. Loin de faire de la déconstruction sa  propriété, Derrida la décrit comme une « opération », un « déplacement », qui ne peut s’effectuer que progressivement dans un champ textuel, et que le discours ou la pensée ponctuels d’un auteur ne peuvent par définition pas suffire à marquer[37]. Bref, Derrida ne décrit pas la déconstruction comme une méthodologie constituée, mais comme un « événement » qui « arrive à la pensée »[38]. Il semble même enjoindre ses lecteurs à chercher dans d’autres textes la poursuite de cet événement, en suggérant que pour voir à l’oeuvre cette transformation de la langue métaphysique, il est moins utile de « s’interroger sur le contenu des pensées » d’un auteur (serait-ce Derrida) que « d’analyser la manière dont les textes sont faits »[39].  S’il y a donc bien une transgression générale de la langue de la métaphysique, repérable selon certains symptômes, non seulement celle-ci peut avoir lieu dans divers textes (et non seulement dans les textes signés de Derrida), et surtout, cela ne veut pas dire qu’il existe un ensemble de techniques ou de procédures au service d’un but déterminé, qui pourraient être consciemment maîtrisées par un penseur et appliqués indifféremment à tous les textes philosophiques de la tradition[40]. Au contraire, le terme de « stratégie » doit ici être entendu hors d’un horizon téléo-eschatologique, comme un « jeu du stratagème » plutôt que comme « l’organisation hiérarchique des moyens et des fins »[41] : chaque texte à déconstruire implique une étude précise, complexe et minutieuse.

Il n’est donc pas surprenant que dans la suite de l’entretien, alors qu’on l’interroge sur l’appartenance du texte marxiste à la clôture de la métaphysique, Derrida affirme  la nécessité de transformer la langue du « matérialisme » marxiste, tout en avouant n’avoir pas encore trouvé de protocole de lecture satisfaisant pour la déconstruire[42]. En effet, si les « marques » jusqu’alors mises en œuvre par Derrida pour transformer la langue métaphysique ont permis d’inquiéter les oppositions entre nature et culture, animalité et humanité, présence et absence, ou signifiant et signifié, l’opposition de la matière à la forme, l’esprit ou l’idée, qui constitue pourtant l’une des oppositions fondatrices du discours philosophique, ne semble pas encore avoir été explicitement travaillée : c’est sans doute pourquoi elle n’est pas mentionnée dans la liste des oppositions que Derrida prétend avoir dérangées grâce à sa pratique déconstructrice[43]. C’est justement parce qu’il ne semble pas avoir produit de « marque » permettant de déstabiliser le concept de matière et de le réinscrire dans une nouvelle chaîne de signification que Derrida insiste alors sur la nécessité et la difficulté de le « renverser » et de le « déplacer ».

Conformément aux analyses précédemment exposées, Derrida soutient que le concept de matière n’est en lui-même ni un concept métaphysique, ni un concept non-métaphysique, et que cela dépendra du travail auquel il donne lieu. Derrida spécifie alors le travail en question. Pour ne pas reconduire à un « matérialisme métaphysique », affirme-t-il, « le concept de matière doit être marqué deux fois »  : dans le champ déconstruit (c’est la phase de renversement qui doit dévoiler les oppositions entre matière et forme ou matière et idée comme des hiérarchies violentes et intenables), puis dans le texte déconstruisant, hors des oppositions dans lequel il a été pris (c’est la phase de déplacement positif, qui doit renouveler le concept de matière en lui donnant un nouveau sens, hors de son opposition traditionnelle à la forme, l’idéalité ou l’esprit – et opérer du même coup un déplacement général du discours philosophique)[44]. A l’issue de ce double geste, il n’y aurait plus aucune raison d’inquiéter le concept de matière, qui s’inscrirait alors dans un texte parvenant à lui donner sens hors des oppositions traditionnelles à la forme, à l’idéalité ou à l’esprit. C’est ce qui justifie l’attitude ambiguë de Derrida par rapport au concept de « matière », qui ne constitue selon lui « ni un concept en soi métaphysique ni un concept en soi non-métaphysique : et que « cela dépendra du travail auquel il donne lieu ». Néanmoins, il n’y aurait peut-être plus non plus aucune nécessité à conserver le terme de matière dans un tel texte : pourquoi encore appeler « matière » ce qui ne s’oppose plus ni à l’esprit, ni à l’idée, ni à la forme ? Ne serait-ce pas prendre le risque de le réinvestir les valeurs « de chose », de « réalité », de « présence », de « plénitude substantielle », de « contenu », de « référend », qui lui étaient traditionnellement associées[45]?

Le texte de Derrida ne répond évidemment pas à cette question, puisqu’il reconnaît au contraire la notion de matière et le texte marxiste comme des lieux sur lesquels la déconstruction ne s’est pas encore exercée. C’est ce qui se confirmera d’ailleurs vingt ans plus tard, dans un entretien avec Michael Sprinker publié sous le nom de Politique et amitié : Derrida souligne alors la nécessité de renouveler les concepts du discours marxiste afin de parvenir à analyser la « réalité socio-économico-politique » contemporaine[46]. Il évoque alors la difficulté qui consiste à conserver l’intérêt pour l’analyse des conflits des forces sociales visé par la théorie de la lutte des classes tout en « différenciant »  le concept de classe, qui lui paraît « ruiné par la modernité capitaliste »[47]. Là encore, l’épreuve de certains faits conduit à l’exigence d’un renouvellement catégorial, que le texte de Derrida ne suffit pas à effectuer.

Conclusion : l’héritage de la déconstruction, du poststructuralisme à l’organologie ?

Un tel renouvellement semble néanmoins avoir lieu dans le texte de Bernard Stiegler, qui semble à la fois hériter du projet marxiste et de sa remise en question derridienne, en proposant d’élaborer une « nouvelle critique de l’économie politique », fondée non plus sur la détermination du prolétariat comme classe, mais sur une analyse d’un processus de prolétarisation[48], qui suppose de penser l’extériorisation du savoir dans la technique, grâce à la notion d’hypermatière. Sans entrer dans une analyse profonde de thèses de Stiegler sur ce point, il est frappant de constater que la notion d’hypermatière a précisément pour fonction de transgresser l’opposition entre matière  et forme, idée ou esprit, sur laquelle Derrida semblait buté. Elle semble aussi conduire Stiegler à dépasser les questions des rapports entre nature et culture ou signifiant et signifié, en ouvrant de nouveaux questionnements que le texte de Derrida n’avait pas formulés. Le texte de Stiegler parviendrait-il alors à hériter de manière féconde du geste déconstructeur, en relançant la transformation de la langue métaphysique amorcée par Derrida précisément sur les points qui lui avait résisté ? Or relancer le geste déconstructeur après Derrida n’implique-t-il pas de déconstruire le discours poststructuraliste lui-même ?

En effet, selon Stiegler, « ce que le poststructuralisme ne parvient pas à penser, c’est la technique, c’est-à-dire […] l’ hypermatière »[49] : là où le geste de Derrida avait pour fonction de mettre au jour les impensés des théories métaphysiques, le geste de Stiegler semble avoir pour rôle de révéler l’impensé des discours poststructuralistes. Là où la grammatologie élaborée par Derrida cherchait à transformer la langue métaphysique pour faire émerger les problèmes que les catégories classiques servaient à dissimuler, l’organologie élaborée par Stiegler semble avoir pour fonction de transformer la langue de la déconstruction, pour faire émerger les problèmes que les notions grammatologiques contribuaient encore à masquer. Bref, le texte organologique semble relancer le geste déconstructeur mis en œuvre dans le texte grammatologique, en déconstruisant ce texte grammatologique lui-même.

On comprend alors pourquoi Stiegler décrit son travail comme une « déconstruction de la déconstruction »[50] et ne peut du même coup se présenter ni comme derridien ni comme anti-derridien : alors que la première voie reviendrait selon lui à répéter stérilement l’auteur, la seconde impliquerait de dénier ses apports. Mais son texte semble justement parvenir à dépasser cette fausse alternative, dans la mesure où il marque les limites du propos de Derrida (évitant ainsi l’écueil de la répétition) tout en relançant son geste (évitant ainsi l’écueil de la dénégation)[51].  Il faudrait alors  reconnaître que la nécessité d’être fidèle au geste d’un auteur suppose une certaine infidélité à l’égard de son propos, et que la question de l’héritage ne se laisse pas penser au sein de l’opposition entre fidélité et infidélité, mais implique au contraire un jeu économique entre ces deux polarités.

Stiegler souligne en effet un risque intrinsèque à toute tentative d’héritage de la déconstruction : celui-ci consisterait à croire pouvoir opposer frontalement la  « langue de la déconstruction » à la « langue de la métaphysique », en la faisant fonctionner de manière autonome, soit disant contre l’ensemble de la tradition philosophique. Cela reviendrait inévitablement à diluer les distinctions conceptuelles classiques, et à suspendre toute possibilité de signification[52]. La langue de la déconstruction doit au contraire composer avec les  « couples oppositifs constitutifs de la métaphysique », non pas en effaçant les tensions qui leurs permettent de faire sens, mais en les envisageant moins comme des oppositions statiques entre substances que comme des compositions dynamiques entre tendances. Bref, là où la pensée grammatologique questionnait les catégories traditionnelles, la pensée organologique ne reconduit pas les oppositions métaphysiques, sans pour autant effacer les différences entre les concepts.

Stiegler s’appuie ainsi sur les travaux du philosophe Gilbert Simondon pour poursuivre la transgression de la langue métaphysique amorcée par Derrida : non seulement le texte de Simondon met en œuvre une logique transductive (qui permet de penser des relations constituant des pôles évolutifs et non plus des rapports entre termes substantiels précédant leurs relations) et il montre surtout que la science physique (notamment la mécanique quantique) exige le dépassement de la séparation entre matière et forme, dans la mesure où elle donne accès à des échelles nanométriques  qui ne peuvent être décrite qu’en terme d’énergie et d’information[53]. C’est ce « complexe d’énergie et d’information » que Stiegler qualifie d’hypermatière[54], où il n’est plus possible de distinguer la matière de sa forme, dans la mesure où l’information, que l’on avait tendance à penser indépendamment de son support matériel, est en fait « toujours déjà informé par une autre forme matérielle »[55]. L’hypermatière désigne ainsi « un état de matière transitoire, en mouvement, un processus qui est toujours déjà informé et  que l’on ne peut donc analyser simplement ni en tant que matière ni en tant que forme » puisque « le processus d’information passe par l’action de la matière »[56], elle est « un train d’états de matière produit par des matériels, par des appareils, par des dispositifs techno-logique ». Selon Stiegler, une telle information de la matière correspond en effet à un processus d’organisation de l’inorganique, qui caractérise la technique, et correspond à la matérialisation, la spatialisation et la discrétisation de flux temporels[57].

Or, c’est ce processus d’organisation de l’inorganique que le discours philosophique a eu pour fonction de maintenir impensé, en opposant les êtres inorganiques, inertes et minéraux, et les êtres organiques et vivants[58]. Cette impossibilité de penser l’organisation de l’inorganique et ses enjeux engendre de faux problèmes concernant les rapports de la matière à l’esprit ou à l’idée, là où une conception « hypermatérielle » de la technique semble permettre d’ouvrir de nouvelles questions. En effet, « l’hypermatière est ce qui contient déjà la possibilité de ce que l’on appelle l’esprit »[59] : c’est le processus d’organisation de l’inorganique, la technèse ou la vie technique, qui permet à Stiegler de penser la noèse ou la vie noétique[60]. En organisant l’inorganique (en produisant des organes artificiels), les organismes vivant y engramment leurs expériences temporelles (gestes, paroles, pensées) qui sont ainsi retenues dans la matière inorganique organisée que constituent les artefacts techniques : l’organisation de l’inorganique correspond à la spatialisation ou à la matérialisation de flux temporels discrétisés, qui deviennent dès lors transmissibles à ceux qui ne les ont pas eux-mêmes vécus, mais qui pourront les temporaliser à nouveau, et revivre ainsi les expériences « retenues » ou « hypermatérialisées » dans la matière inorganique organisée que constituent leurs artefacts[61]. Un processus de transmission et de transformation intergénérationnelle des expériences passées devient ainsi possible, qui ouvre de nouvelles capacités de mémoire et d’anticipation, et permet l’accès à un nouveau type de temporalité. Des processus d’apprentissages deviennent ainsi possibles, au cours desquels la matière organique (en tout premier lieu la matière grise du cerveau) se désorganise et se réorganise, à mesure que les savoirs retenus dans les supports techniques sont partagés et pratiqués socialement. Autrement dit, l’organisation de la matière inorganique ne laisse pas indemnes les organismes vivants mais rétroagit sur eux, et c’est dans cette relation transductive entre matière organique (organes psycho-somatique) et matière inorganique organisée (organes artificiels) au cours de pratiques collectives et au sein d’organisations sociales que se constitue l’« esprit », comme triple processus d’individuation psychique, technique et collectif : l’amovibilité des objets et la mise en relation des individus permettent la transformation des instincts en pulsions, elles-mêmes susceptibles de s’élaborer en désir au cours de processus de sublimation, à travers lesquels les individus se projettent collectivement vers des objets d’idéalisation, des horizons d’attentes, qui excèdent toujours le réel pour lui donner sens.

La question du passage de la nature à la culture est donc à comprendre comme un triple processus d’individuation technique, psychique et collective, et la question du passage du signifiant au signifié comme celle de la rétention, de la spatialisation, de l’objectivation des significations (omnitemporelles) dans les supports techniques, et de leur réinterprétation, de leur re-temporalisation et de leur singularisation à travers la socialisation et la pratique de ces artefacts.  Stiegler ne s’interroge donc plus sur les rapports entre nature et culture ou entre signifié et signifiant, mais bien sur les conditions de possibilités « hypermatérielles » de la transmission, du partage et de la transformation des significations – bref, sur les conditions de possibilités toujours à la fois techniques, psychiques et sociales de l’héritage.


[1]J. Derrida, « Les fins de l’homme » (1968) in Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 139.

[2] « Il faut entreprendre une réflexion dans laquelle la découverte positive et la déconstruction de l’histoire de la métaphysique, en tous ses concepts, se contrôlent réciproquement, minutieusement, laborieusement » (Id., De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 119).

[3] J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (1966), in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1972.

[4]Id., De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Voir en particulier partie I, chap. 2 concernant la déconstruction du texte de Saussure  et partie II chap. 1 concernant la déconstruction du texte de Lévi-Strauss.

[5] « [La prohibition de l’inceste] présente les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs : elle constitue une règle, mais une règle qui seule entre toutes les règles sociales possède en mm tps un caractère d’universalité » (C. Lévi-Strauss, cité in J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », op. cit., p. 415). Derrida ajoute : « Il n’y a évidemment de scandale qu’à l’intérieur d’un système de concepts accréditant la différence entre nature et culture. En ouvrant son œuvre sur le factum de la prohibition de l’inceste, Lévi-Strauss s’installe au point où cette différence qui a toujours passé pour aller de soi se trouve effacée ou contestée. […] Toute la conceptualité philosophique faisant système avec l’opposition nature/culture est faite pour laisser dans l’impensé ce qui la rend possible, à savoir, l’origine de la prohibition de l’inceste » (ibid., p. 416).

[6]Ibid., p. 415.

[7] Ibid., p. 413.

[8] La thèse défendue par Saussure dans le Cours de linguistique générale consiste en effet à soutenir que ce qui permet à un signe de faire sens n’est ni le son ou le mot (substance phonique ou graphique, partie matérielle du signe) ni l’idée à laquelle il est supposé renvoyer (substance idéale ou psychologique, partie conceptuelle du signe), mais la différence de ce son ou de ce mot  avec les autres sons ou mots, et la différence de ce terme conceptuel avec les autres concepts. C’est ce qui conduit Saussure à définir la langue comme une structure ou un système de différences. Voir le commentaire du Cours de linguistique générale par Derrida dans De la Grammatologie, op. cit., notamment p. 71 à 76.

[9] « Mais à partir du moment où l’on veut ainsi montrer, comme je l’ai suggéré tout à l’heure, qu’il n’y avait pas de signifié transcendantal ou privilégié et que le champ ou le jeu de la signification n’avait dès lors, plus de limite, on devrait – mais c’est ce qu’on ne peut pas faire – refuser jusqu’au concept et au mot de signe. Car la signification signe a toujours été comprise et déterminée, dans son sens, comme signe de, signifiant renvoyant à un signifié, signifiant différent de son signifié. Si l’on efface la différence radicale entre signifiant et signifié, c’est le mot de signifiant lui-même qu’il faudrait abandonner comme concept métaphysique » (J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », op. cit., p. 412).

[10] Id., De la grammatologie, op. cit., partie I, chap. 2 et Id., Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 29-34.

[11] « Le concept de signe ne peut en lui-même dépasser cette opposition du sensible et de l’intelligible. Il est déterminé par cette opposition, de part en part et à travers la totalité de son histoire : il n’a vécu que d’elle et de son système » (Id., « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », op. cit., p. 412).

[12] « Un tel questionnement ne serait ni un geste philologique ni un geste philosophique au sens classique. […] S’inquiéter des concepts fondateurs de toute l’histoire de la philosophie, les dé-constituer, ce n’est pas faire œuvre de philologue ou d’historien classique de la philosophie. C’est sans doute, malgré l’apparence, la manière la plus audacieuse d’esquisser un pas hors de la philosophie » (ibid., p. 416).

[13]Ibid., p. 412.

[14] C’est ce qui conduit Derrida à déconstruire la distinction entre ingénieur et bricoleur établie par Lévi-Strauss : « (L’ingénieur) est  le mythe d’un sujet qui serait l’origine absolue de son propre discours et le construirait de toutes pièces : il serait le créateur du verbe, le verbe lui-même. L’idée de l’ingénieur est une idée théologique […] Si on appelle bricolage la nécessité d’emprunter ses concepts au texte d’un héritage plus ou moins cohérent ou ruiné, on doit dire que tout discours est bricoleur » (ibid., p. 418).

[15] « L’ethnologie comme toute science se produit de l’élément du discours : elle est une science européenne utilisant les concepts de la tradition. Qu’il le veuille ou non, cela ne dépend pas d’une décision de l’ethnologue, celui-ci accueille dans son discours les prémisses de l’ethnocentrisme au moment même où il le dénonce. Cette nécessité est irréductible et pas une contingence historique » (ibid., p. 414). « La ‘langue usuelle’ n’est pas innocente ou neutre. Elle est la langue de la métaphysique occidentale et elle transporte non seulement un nombre considérable de présuppositions de tous ordres, mais des présuppositions inséparables, et pour peu qu’on y prête attention, nouées en système » (J. Derrida, Positions, op. cit., p. 29).

[16] « La sortie ‘hors de la philosophie’ est beaucoup plus difficile à penser que ne l’imaginent généralement ceux qui croient l’avoir opérée depuis longtemps avec une aisance cavalière, et qui en général sont enfoncés dans la métaphysique par tout le corps du discours qu’ils prétendent avoir dégagé » (J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », op. cit., p. 416).

[17]  Ibid., p. 416.

[18]  Ibid., p. 414.

[19]  Ibid.

[20]« Ce que je veux souligner, c’est seulement que le passage au-delà de la philosophie ne consiste pas à tourner la page de la philosophie (ce qui revient le plus souvent à mal philosopher) mais à continuer à lire d’une certaine manière les philosophes » (ibid., p. 421).

[21] Nous faisons ici allusion à un entretien de décembre 1967 avec Henri Ronse, intitulé « Implications » et initialement publié dans Les Lettres françaises n° 1211, 6-12, à un entretien avec Julia Kristeva intitulé « Sémiologie et grammatologie » et publié dans Information sur les sciences sociales VII, juin 1968, et à un entretien avec Jean-Louis Houdebine et Guy Scarpetta, initialement publié dans Promesse n° 30-31, 1971. Ces entretiens portent tous sur le sens de la pratique de la déconstruction amorcée par Derrida dans De la grammatologie et sont publiés dans J. Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972.

[22] « Peut-il y avoir dépassement de cette métaphysique ? […] Peut-il y avoir transgression effective de la clôture et quelles seraient alors les conditions d’un discours transgressif ? » (ibid., p. 21).

[23] « Il n’y a pas de transgression si l’on entend par là l’installation pure et simple dans un au-delà de la métaphysique, en un point qui serait aussi, ne l’oublions pas et d’abord, un point de langage ou d’écriture. […] Mais par le travail qui se fait de part et d’autre de la limite, le champ intérieur se modifie et une transgression se produit qui par conséquent n’est nulle part présente comme un fait accompli. On ne s’installe jamais dans une transgression, on n’habite jamais ailleurs. La transgression implique que la limite soit toujours à l’œuvre » (ibid., p. 21).

[24] « On n’a pas à lire ces textes (de Marx, Engels ou Lénine) selon une méthode herméneutique ou exégétique qui y chercherait un signifié accompli sous une surface textuelle. La lecture est transformatrice » (ibid., p. 86).

[25] « C’est pourquoi ce travail ne peut être purement théorique, conceptuel ou discursif, je veux dire celui d’un discours tout entier réglé par l’essence, le sens, la vérité, le vouloir-dire, la conscience, l’idéalité. Ce que j’appelle texte est aussi ce qui inscrit et déborde pratiquement les limites d’un tel discours » (ibid., p. 81) ; « Cela suppose une sorte de double registre dans la pratique grammatologique » (ibid., p. 48) ; « Il s’agit seulement, sous divers titre, d’une opération textuelle si l’on peut dire, unique et indifférenciée, dont le mouvement inachevé ne s’assigne aucun commencement absolu et qui, entièrement consumée dans la lecture d’autres textes, ne renvoie pourtant, d’une certaine façon, qu’à sa propre écriture » (ibid., p. 11).

[26] Ibid., p. 86.

[27]Sur la distinction entre ces deux « phases » de la déconstruction (« déconstruction de renversement » et « déconstruction de déplacement positif ») (ibid., notamment p. 57 et 88).

[28] Ibid., p. 56-57.

[29]Ibid., p. 54 et 59. Derrida montre alors comment les notions de pharmakon, de supplément, d’hymen, d’espacement, ou d’entame impliquent de questionner les oppositions métaphysiques fondamentales sans jamais résoudre les contradictions.

[30] « Il a pu m’arriver de parler de concept métaphysique mais je n’a jamais cru qu’il y eut des concepts métaphysiques en eux-mêmes : aucun concept n’est métaphysique en soi hors de tout le travail textuel dans lequel il s’inscrit » (J. Derrida, Positions, op. cit., p. 77).

[31] Id., « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », op.cit., p. 416.

[32] « Quelle est la nécessité stratégique qui commande de garder parfois un vieux nom pour amorcer un concept nouveau ? » (J. Derrida, Positions, op. cit., p. 96).

[33] Ibid., p. 81.

[34]J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 136.

[35]Id., L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 144 et p. 92-93.

[36] Ibid., p. 11.

[37] « Si cet écart, ce biface et ce biphasage ne peut plus être inscrit que dans une écriture bifide, il ne peut plus se marquer que dans un champ textuel que j’appellerai groupé : à la limite, il est impossible d’y faire le point ; un texte unilinéaire, une position ponctuelle, une opération signée d’un seul auteur sont par définition incapables de pratiquer cet écart», (ibid., p. 48 ou 58) ; « Il s’agit de déplacements textuels dont le cours, la forme et la nécessité n’ont rien à voir avec l’“evolution” de la “pensée” ou la téléologie d’un discours » (ibid., p. 66).

[38]Id., Politique et amitié. Entretiens avec Michael Sprinker sur Marx et Althusser (1991), Paris, Galilée, 2011, p. 112-115.

[39] Ibid., p. 66.

[40] « Déconstruire n’est pas possible au sens où quelqu’un, un groupe, un discours ou une institution maîtriserait une méthodologie ou une technique applicables pour faire que quelque chose arrive. Ça se déconstruit. […] Ce qui m’intéresse, c’est-à-dire m’engage avant et au-delà de la question même, ce n’est pas le succès d’une méthode, d’une recherche ou d’un discours puissant. Plutôt d’essayer de penser ce qui se passe là, ce qui arrive à la pensée, comme la pensée, qui est ici tout sauf une représentation subjective, spéculative, théorique, ou un discours philosophico-académique » (Ibid., p. 112-115).

[41]J. Derrida, Positions, op. cit., p. 95.

[42] Ibid., p. 86.

[43] Ibid., p. 59

[44] Ibid., p. 88.

[45] Ibid., p. 87

[46] « C’est le signe que le discours marxiste d’alors, y compris dans sa brèche althussérienne, n’était pas en mesure d’analyser la réalité socio-économico-politique de ce temps et de régler sa pratique sur cette analyse » (ibid., p. 75).

[47] « Je sentais, au moins obscurément, que le concept de lutte des classes, l’identification même d’une classe sociale étaient ruiné par la modernité capitaliste. […] Je crois à l’existence massive des classes sociales, mais la modernité des sociétés industrielles, pour ne pas parler du Tiers-Monde, ne peut plus être approchée, analysée, ni prise en compte dans une stratégie politique, à partir d’un concept au mailles si lâches. J’avais l’impression de modèles d’analyse sociologique et politique hérités encore, sinon du XIXème siècle, du moins de la première moitié du XXème siècle. […] Je crois que l’intérêt pour ce que visait ce concept de la lutte des classes, l’intérêt pour l’analyse des conflits des forces sociales est toujours absolument indispensable, mais je ne suis pas sûr que ce concept de classe tel qu’on l’a hérité soit le meilleur instrument, sauf si on le différencie considérablement » (Id., Politique et Amitié, op. cit., p. 63).

[48] Voir les analyses de Stiegler sur ce point, notamment B. Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris, Galilée, 2009 ; Id., États de choc, Paris, Fayard, 2012, chapitre 5 ; Id., Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris, Fayard, 2008.

[49] Id., « L’appareil noétique et sa matière grise », Revue Lignes n° 51, Paris, Editions Lignes, 2016, p. 147. Il semble cependant que selon Stiegler, la technique comme hypermatière constitue l’oubli du discours philosophique en général, et non seulement de la pensée poststructuraliste, qui reste prise dans la tradition « métaphysique » précisément en cela (voir l’introduction à La technique et le temps, t. 1 La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994).

[50] « C’est évidemment la pensée de Derrida qui rend possible le discours que je tiendrai ici, qui n’est donc pas un discours ‘anti-derridien’, mais qui, si j’ose dire, envisage la possibilité d’une déconstruction de la déconstruction »  (Id., États de choc, op. cit., p. 20). Stiegler revient plus en détail sur  le rapport de sa pensée à la déconstruction dans de nombreux articles et ouvrages, notamment « La fidélité aux limites de la déconstruction et les prothèses de la foi », Alter n° 8, Paris, 2000 ou Dans la disruption. Comment ne pas devenir fous ?, Paris, Les liens qui libèrent, 2016. Nous ne résumerons pas fidèlement ces analyses ici mais tenterons plutôt une interprétation personnelles de l’articulation entre les textes de Derrida et de Bernard Stiegler (si cette interprétation ne nous semble pas entrer en contradiction avec les propos explicites de Bernard Stiegler concernant son rapport à la déconstruction, elle se situe néanmoins sur un plan différent et n’est avancée ici qu’à titre d’hypothèse).

[51] Nous reprenons cette distinction entre le geste et le propos à Derrida, qui l’utilise dans sa lecture du texte de Saussure : voir De la grammatologie, op. cit., p. 44.

[52] « La ‘langue’ de la déconstruction s’est alors mise à fonctionner comme la langue de la métaphysique, et en se masquant sous les atours fascinants de l’opposé de la métaphysique – non pas, comme celle-ci, par un jeu d’oppositions (la nécessité de la déconstruction a résidé précisément dans la mise en question des couples oppositifs constitutifs de « la métaphysique »), mais par une dilution des différences et une liquéfaction généralisée de la différance » (B. Stiegler, États de choc, op. cit., p. 20).

[53] « L’œuvre de Simondon est une très précieuse ressource dans la mesure où l’on ne peut plus, au niveau quantique, distinguer la matière et la forme. La question, c’est l’information, au sens où Simondon définit ce concept depuis le couple énergie/information » (Id., Economie de l’ hypermatériel et psychopouvoir, op. cit., p. 103).

[54] « J’appelle hypermatière un complexe d’énergie et d’information où il n’est plus possible de distinguer la matière de sa forme – ce qui apparaît avec la mécanique quantique, et ce qui nécessite le dépassement de ce que Simondon appelle le schème hylémorphique, c’est à dire la façon de penser selon un couple de concepts, la forme (morphè) et la matière (hylè) qui consiste à les penser en les opposant. Et j’appelle hypermatériel un processus où l’information – qui se présente comme une forme – est en réalité un train d’états de matière produit par des matériels, par des appareils, par des dispositifs techno-logiques où la séparation de la matière et de la forme, là aussi, est totalement dénuée de sens » (ibid., p. 111).

[55] « L’information dite ‘dématérialisée’ est transcodée par discrétisation puis transmise, ce qui fait qu’elle est pensée analogiquement comme étant immatérielle par rapport à son support d’origine. Mais en réalité elle est toujours déjà informée par une autre forme matérielle. Cela est rendu possible par la ‘matière inorganique organisée’, par l’organisation technique de la matière » (ibid., p. 114).

[56] « L’hypermatière est […] un état de matière transitoire, en mouvement, un processus qui est toujours déjà informé et que l’on ne peut donc analyser simplement ni en tant que matière ni en tant que forme. C’est de l’énergie et de l’information. Ainsi, au niveau nanométrique, il n’y a plus vraiment de sens à distinguer les industries de la matière et les industries de l’information. Le processus d’information passe par l’action de la matière » (ibid., p. 123).

[57] Stiegler décrit l’extériorisation technique ou l’organisation de l’inorganique comme un processus de « grammatisation » : les notions d’hypermatière ou de rétention tertiaire ne décrivent rien d’autre que ce processus de matérialisation et de spatialisation du temps. « Le Wunderblock et le sceau de cire de Platon sont des métaphores parce que nous n’avons pas (encore) de théorie des rétentions tertiaires, c’est à dire de la matérialisation du temps spatialisé, et, autrement dit, de l’hypermatière. Et c’est ce à quoi je consacre le plus clair de mon temps » (ibid., p. 130).

[58] Ibid.

[59] Ibid., p. 123.

[60] « […] l’inorganique organisé, tel qu’il devient, pour ce que j’appellerai ici ‘appareil noétique, la noèse elle-même, la noèse comme technèse, c’est-à-dire comme devenir organologique de l’organique, et plus précisément, comme désorganisation et réorganisation de l’organique, et, en tout premier lieu, du cerveau, c’est-à-dire de la matière grise. Cette désorganisation qui réorganise s’appelle mathesis » (Id., « L’appareil noétique et sa matière grise », Revue Lignes n° 51, cit., p. 148).

[61]Par exemple, l’utilisation d’un silex taillé implique une nouvelle temporalisation des comportements moteurs matérialisés en lui, de même que la lecture d’un livre implique une nouvelle temporalisation des contenus mentaux spatialisés et conservés sur les pages du livre : selon Stiegler, ce double processus d’extériorisation (ou spatialisation) et  d’intériorisation (ou temporalisation) est à la base de tout processus d’apprentissage et de transmission.

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