uneWittgenstein en dialogues

Freud, Wittgenstein, Lacan ; la sublimation en acte

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Théâtre de l’action

Le travail de Wittgenstein est un lieu de rencontre privilégié avec la psychanalyse de Freud et Lacan. En effet, à partir de 1919 il critique Freud sur la base d’une lecture somme toute assez restreinte (L’interprétation des rêves (1900), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905)) et Lacan, héritier auto désigné de Freud, commente Wittgenstein à partir du Tractatus logico-philosophicus. Ici, la philosophie et la psychanalyse s’observent et s’interpellent. Si Freud, Wittgenstein et Lacan ne se sont pas rencontrés, ils sont en dialogue à travers le thème de la sublimation. Nous retiendrons les diverses acceptions de ce concept : déplacement libidinal, solution au refoulement de pulsions, symptôme d’une dénégation (Freud, 1910, pp.63, 79, 114)[1], transgression du principe de réalité, dérivation perverse, symptôme de l’amour courtois (Lacan, 1986), mise en retrait, évitement d’exigences intenables, transpositions dans le champ de l’esthétique (Wittgenstein, 1966). Pour Freud et Lacan, ce concept central non défini dans la Métapsychologie (Freud, 1915), nourrit la théorie de l’inconscient, se nourrit de lui et évolue d’une façon notable. De son côté Wittgenstein en fait l’expérience dans sa pratique philosophique sans le conceptualiser. Cette dernière sublimation que nous dirons « philosophique » se rapproche de la sublimation quasi physico-chimique des sentiments dont parlait déjà Nietzsche dans Humain, trop humain. En effet, pour lui, dans chaque sentiment humain se trouve un reste sublimé du sentiment opposé :

[…] il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine […][2].

Le thème de la sublimation est articulé à des rapports tendus, des enjeux importants : rejet des visions philosophiques du monde et création de l’inconscient (Freud), non reconnaissance d’une intériorité active et négation du Sujet (Wittgenstein), retour à l’orthodoxie freudienne et à l’affirmation du sujet de l’inconscient (Lacan). En observant cela, nous gardons à l’esprit la parenté soulignée par Wittgenstein entre la philosophie et la psychanalyse : « Le philosophe est celui qui doit soigner en lui de multiples maladies de l’entendement avant de pouvoir parvenir aux notions du sain entendement humain. » (1956, p.252), et nous posons un regard sur les entrelacs qui relient le « philosophisme » et une forme de psychopathologie (Assoun, 1976, p.37, Sass, 1994). Nous nous appuierons pour exposer ces points de vue sur la lutte récurrente de Wittgenstein contre une intériorité active et sur son combat au corps à corps avec le principe d’identité, « le diable en personne » (Wittgenstein, 1997, 29.10.1913).

Les trois acteurs en scène

La philosophie n’est pas la psychanalyse et la psychanalyse n’est pas philosophique. Il s’agit sans doute d’une évidence pour nombre de philosophes et de psychanalystes. Lacan le souligne d’ailleurs dans un texte adressé à des étudiants en philosophie le 19 février 1966 :

C’est pourquoi ce que j’enseigne, ne s’adresse pas de premier jet aux philosophes. Ce n’est pas, si je puis dire, sur votre front que je combats. (1966, p.2).

Il n’est pas question ici de faire des confusions conceptuelles, d’exacerber une controverse quasi scolastique aux réactions parfois vives, aux enjeux souvent obscurs et difficiles à cerner. En effet, les objets d’étude sont souvent les mêmes : le sujet, le langage, l’imaginaire, le symbolique, la logique, etc., mais les façons de les aborder sont radicalement différentes. Le psychanalyste met en œuvre une praxis à visée thérapeutique pour un analysant chaque fois particulier nécessitant une analyse personnalisée. Le philosophe a une forte propension à éterniser ses concepts, à créer des Weltanschauungen, des systèmes à visée universalisante. Il n’en demeure pas moins que les discours sur la psychanalyse prennent parfois des allures philosophiques  quand il s’agit de travailler ses concepts (Lacan, Freud, Cléro, Assoun, etc.) et que les discours sur la philosophie ressemblent parfois à des analyses (Freud, Wisdom, Lazerowitz, Lock, etc.). Freud en tous cas reproche à la philosophie d’éterniser ses concepts. Celui-ci cependant (Assoun, 1976) et Lacan (Juranville, 2003) ne peuvent faire l’économie de se référer aux philosophes et ces derniers ne doivent, sous peine de se priver d’un champ d’exploration conceptuel riche et renouvelé, faire abstraction de la psychanalyse (Cléro, 2006). De fait, la philosophie et la psychanalyse, toutes deux sciences de la Nature (Freud, Wittgenstein), sont en dialogue depuis la naissance viennoise de la science de l’inconscient, et peut être même pendant la genèse de cette dernière. Wittgenstein est un exemple privilégié de cet échange entre des sciences voisines car il assista en philosophe à la naissance de la psychanalyse, il se sentit interpellé par elle, et l’interrogea toute sa vie.

La critique que fait Wittgenstein de la science de Freud est stimulante pour en obtenir un point de vue synoptique. Il s’interroge notamment sur un thème fondateur et central : le rêve et son interprétation (Wittgenstein, 1966). Il s’applique si bien à déconstruire ce qu’il nomme la mythologie freudienne (Wittgenstein, 1966, p.105) qu’il en arrive à nous intriguer sur la pertinence et la valeur de celle-ci, et nous pousse à sa découverte, comme on est incité à franchir un interdit. Sa critique fonctionne comme un faux repoussoir pour aiguiser la curiosité, aiguillonner le désir. Ceci marche d’autant plus quand il s’agit de métaphysique et de transcendance, de tout ce qui nous dépasse et semble posséder une profondeur insondable et inquiétante (Wittgenstein, 1966, p.59). Après tout, bien que pourfendeur de la métaphysique et de ses illusions, plus ou moins associé aux efforts du Cercle de Vienne de Schlick, Wittgenstein la respectait profondément et la côtoyait continuellement dans ses cheminements philosophiques et personnels. En fait, la recherche d’une essence langagière transcendantale et l’appel au Supérieur marquent la proximité essentielle de la métaphysique chez ce penseur tout à la fois radical et sceptique. De là à nous aiguillonner pour que nous nous y intéressions, il n’y a qu’un pas, que nous dirons socratique, un jeu de langage de philosophe, surtout quand celui-ci compare la philosophie/thérapie à la psychanalyse. Il est vrai qu’à l’occasion, Wittgenstein se dit disciple et sectateur de Freud (Wittgenstein, 1966, p.88). De plus, il n’hésite pas à dissoudre divers objets philosophiques dans une activité qui peut être décrite comme une structure existentiale (comme la perversion, la névrose ou la psychose (Juranville, 2003, pp.276-277)), ou comme une forme de sublimation à la fois intellectualisante et esthétisante, cette dernière caractérisation lui étant notablement attribuée. En effet, dans le TLP Wittgenstein écrit que l’éthique et l’esthétique sont une seule et même chose (1921, 6.421), ce qui signifie qu’avoir une démarche éthique fait partie de l’esthétique de la vie (sans quoi on est grossier) et que la recherche d’une expression esthétique est une forme d’éthique (sans quoi on est vulgaire).

De son côté, Freud, Père de la psychanalyse, renie la philosophie et la métaphysique. Renonçant avec courage à faire une thèse sous la direction de Brentano, il regrette dans le même temps de ne pouvoir s’y consacrer en donnant sa préférence à la prétendue scientificité de la psychanalyse, science de l’inconscient à bâtir et à faire connaître (Assoun, 1976). Ainsi, pendant que Wittgenstein décide de philosopher contre la métaphysique tout en s’y abandonnant finalement, Freud est résolu, quasi à contrecœur, à abandonner la philosophie comme on délaisse un amour de jeunesse en le regrettant sur l’instant. La raison rationalisante, apanage classique de la philosophie, semble bien l’avoir emporté chez ce dernier sur son attirance philosophique, à moins que ce ne soit l’inconscient désir, voire le besoin, d’être reconnu par ses pairs (Freud, 1925, p.98), ou un acte manqué puisqu’il ne se départira pas de références philosophiques (Assoun, 1976) ou encore un refoulement, voire la sublimation d’une activité médicale pratique vers une autre reconnue comme très intellectualisante (Freud, 1929, pp.24, 25). De son côté, Wittgenstein devait se faire, sans doute inconsciemment, une raison de ne pouvoir s’affranchir de la métaphysique du langage réflexif, donc d’une partie de la philosophie s’interrogeant sur elle-même, ce en quoi il devait sublimer un désir profond de pureté factuelle en s’astreignant à problématiser la logique moderne puis, après l’échec du logicisme de Frege et Russell, à créer une impossible grammaire descriptive. De causes ou de raisons, on ne saurait parler pour expliquer les deux modes d’expression de ces deux viennois contemporains des écrivains de la Modernité. Sans doute pouvons nous invoquer la crise existentielle d’une société de la fin du 19ième siècle, société valétudinaire en mal d’identité qui vît la naissance conjointe de la psychanalyse et de la philosophie de l’analyse minutieuse du langage, de son expression, et donc implicitement du sujet de son expression (Le Rider, 1990). Lacan l’écrira plus tard :

Je dis que les « consciences » philosophiques dont vous étalez la brochette jusqu’au culmen de Sartre n’ont d’autre fonction que de suturer cette béance du sujet […] (1966, p.2).

Lacan, notre troisième pôle d’articulation de ces rencontres, est « le » lecteur de Freud, son successeur, son interprète également. Il est le gardien du temple, celui qui désire ramener la psychanalyse de ses errances exotiques vers les textes fondateurs, vers sa bible quelque peu monothéiste (Lacan, 1986, p.258). Freud, en véritable Moïse, n’a-t-il pas mené son peuple vers la terre promise de l’inconscient comme terre natale de notre être profond, réel, véritable, en combattant toutes les oppositions ? N’a-t-il pas sacrifié sur l’autel à la fois sacré et profane de la science, ou sublimé d’une façon très orthodoxe, son amour de la philosophie pour nous sauver de nos refoulements pulsionnels, de nos blocages plus ou moins réversibles, de nos névroses, de nos psychopathologies de la vie quotidienne ? Pour autant, il ne doit pas devenir un Nom-du-Père lacanien. L’éthique de la psychanalyse, car la psychanalyse est éthique (Lacan, 1986), doit empêcher celle-ci d’être un outil de sur-adaptation à l’usage d’une société scientiste postmoderne en mal d’une certaine illusion, la rationalité partagée. Lacan, suit, poursuit et développe Freud. Il crée de nouveaux concepts sur une base freudienne, développe et précise celui de sublimation dans son séminaire sur l’éthique (Lacan, 1986). Incidemment, il crée des mathèmes[3] en lisant Frege, Russell et Wittgenstein, les pères de la philosophie analytique qui se présente comme une logique, une grammaire, un atomisme philosophico-mathématique, mais aussi comme une thérapie du langage et de l’entendement.

Cette philosophie/thérapie wittgensteinienne se penche sur le langage et sur sa maladie après en avoir révélé l’étiologie faite d’illusions et d’aveuglements. Elle garde néanmoins des distances précautionneuses avec le sujet de l’expression, sujet malade de son discours, voire sujet insauvable comme l’écrivait Ernst Mach (1886, p.27) : « Das Ich ist unrettbar ». Néanmoins, ce sujet s’exhibe parfois dans le silence de celui qui se retire, dans un silence que Lacan qualifie de : « […] proche de la position de l’analyste qui s’élimine complètement de son discours » (1991, p.71). Il se réfugie aussi dans le mutisme de celui qui ne sait pas (Wittgenstein, 1921, 7). C’est ainsi que Wittgenstein a gardé un silence de dix années, un silence éloquent qui résonne comme une éthique ultime (Fonteneau, 1999), voire comme le symptôme d’une férocité psychotique :

une férocité psychotique, auprès de laquelle  le rasoir d’Occam bien connu qui énonce que nous ne devons admettre aucune notion logique que nécessaire n’est rien (Lacan, 1991, p.70).

Il faut dire que le rasoir d’Occam du TLP était particulièrement acéré.

Freud, Wittgenstein et Lacan, unis en un même combat interrogent le langage et celui qui l’exprime, peut-être ce qui s’exprime en lui. Ainsi, de l’inconscient comme véritable sujet (Freud), bien que barré (Lacan), au sujet insauvable de la Modernité Viennoise (Mach, Wittgenstein[4]), la philosophie analytique et la psychanalyse se côtoient à travers l’étude de leur quasi objet fétiche, de leur inconnu, de leur Chose inaccessible ; le « ce » ou le « ça » par la parole et dans le langage. Lacan parlait du « redoutable inconnu au-delà de la ligne » (Lacan, 1986, p.272). Ainsi, le philosophe analyste est tenté, comme il l’écrit volontiers, de jouer le thérapeute du langage, celui des autres bien entendu et le sien propre aussi (Lock, 1992 ; Bouveresse, 1973, p.31), et le psychanalyste de son côté suit une cure pour connaître sa praxis qui ne sera jamais une théorie exposée dans la définition d’un improbable transfini psychanalytique.

Freud et sa critique par Wittgenstein

À n’en pas douter, la psychanalyse se démarque fortement de la philosophie dans ce que veut bien nous en dire Freud. La manie des philosophes qui consiste à éterniser les concepts, après l’avoir attiré à travers l’enseignement de Brentano, l’ennuyait profondément. Il en va de même de cette propension à donner des Weltanschauungen, des représentations du monde qui se plient aux critères propres du philosophe (Assoun, 2007, p.3). Pour Freud, le monde de l’inconscient, celui du vrai sujet, ne doit pas être construit, il doit émerger de la cure psychanalytique acceptée. De ce point de vue la lecture du Tractatus logico-philosophicus l’aurait sans doute irrité. De son côté, Wittgenstein met en doute la science de son voisin viennois sans attaquer de front le thème de la sublimation (Wittgenstein, 1966). Pourtant, il n’hésite pas à déplacer la science de l’inconscient dans le champ de l’esthétique (Wittgenstein, 1966). Ceci nous rappelle un moyen possible de sublimation des refoulements selon Freud qui écrivait précisément que : « la philosophie est une des formes les plus convenables de la sexualité refoulée, et rien de plus » (Freud cité par Assoun, 1976, pp. 154-155). On parle déjà de sublimation par le philosophe, voire de sublimation philosophique.

Wittgenstein considérait Freud comme un auteur qui mérite d’être lu car ne faisant pas de la simple psychologie, celle-ci ayant tout loisir de s’occuper d’un hypothétique sujet, d’un possible cogito cartésien conscient de lui-même et capable d’introspection. Découvrant avec intérêt, vers 1919, l’œuvre de son voisin viennois, il pose néanmoins une critique qui attaque la psychanalyse sur plusieurs flancs (Bouveresse, 1991).

1) Elle n’est pas une science (Wittgenstein, 1966, pp.59-60). Elle ne concerne pas le factuel aux critères publics. Affirmer l’existence d’un Inconscient comme véritable Sujet de l’expression, ne fait pas sens dans un langage qui ne peut décrire que des faits. On peut avancer, même si Wittgenstein ne l’écrit pas, qu’il s’agit d’un quasi langage privé utilisant des concepts et des symboles que seul l’analyste comprend, au moins lors de l’essor de sa science. Freud reconnaît bien volontiers que l’Inconscient est posé pour son étude comme un objet de science, comme un objet que l’on pourrait voir. L’invention et l’acceptation de l’inconscient sont des conditions sine qua non de la réussite de la cure.

2) La psychanalyse est une mythologie, une illusion car :

il n’y a aucun moyen de montrer que le résultat d’ensemble auquel parvient l’analyse peut ne pas être lui-même illusion (Wittgenstein, 1966, p.93).

On sait que pour Wittgenstein, la thérapie du langage qu’il met en œuvre ne doit pas remplacer une mythologie par une autre. Autant inoculer une maladie en lieu et place d’une autre ! Freud est accusé de mettre en place le mythe de l’inconscient actif, le soi disant véritable sujet, à travers le mythe de l’intériorité pour reprendre l’expression de Jacques Bouveresse (1976). Wittgenstein qui ne reconnaît pas d’utilité au sujet ne peut assentir à une telle proposition (Assoun, 1988).

3) Le thérapeute est accusé de mener l’analysant vers une explication qui n’est pas exempte de sa propre influence (Wittgenstein, 1966, pp.58, 62). Le principe de l’assentiment donné par l’analysant est donc mis en cause. Rien n’est plus troublant pour un esprit critique que de devoir acquiescer à une théorie et à une explication devant être acceptées telles qu’elles sont données. Freud l’écrivait :

Seule l’obéissance à la règle psychanalytique qui commande de s’abstenir de toute critique formulée à l’égard de l’inconscient et de ses dérivés peut aboutir à un résultat favorable (1904-1919, p.71).

L’analysant doit ainsi se soumettre à ce qui ressemble au discours du maître lacanien pour permettre à son Inconscient de s’exprimer librement. Or Wittgenstein écrit :

Pour apprendre quelque chose de Freud, il faut que vous ayez une attitude critique ; et en général la psychanalyse vous en détourne (1966, p.88).

Les points de résistance sont monnaie courante en psychanalyse, sauf la résistance à la psychanalyse !

4) Dans la même veine il reproche à la psychanalyse son abstinence éthique : « la sagesse n’est pas quelque chose que j’attendrais de Freud. L’astuce, oui, mais non la sagesse » (Wittgenstein, 1966, p.88). Ici, il semble ignorer le côté éthique de la science de Freud et l’importance majeure de cet aspect pour son créateur. De plus ajoute-t-il, la psychanalyse pose plus de problèmes moraux qu’elle n’en résout, notamment par le fait qu’elle lui semble accessible à tous ceux qui se veulent praticiens. Ceci dérange beaucoup Wittgenstein en lutte avec l’intériorité. C’est ainsi qu’il en arrive à critiquer la psychanalyse dans ses Leçons sur l’Esthétique.

Le déplacement vers l’esthétique

On sait que pour Freud la sublimation est une « de ces solutions adéquates, qui conduisent conflits et névroses à une fin heureuse » (1910, p.63). Il y a déplacement de l’objet mais non changement d’objet. Cette solution évite le refoulement excessif ou trop précoce d’une pulsion qui pourrait s’exprimer par la névrose pour peu que le refoulement soit trop marqué. Pour autant la pulsion refoulée et sublimée conserve sa nature première, son origine libidinale, son caractère d’expression d’un désir profond, souvent à composante sexuelle. Freud précise que par la sublimation : « ce désir est lui-même conduit à un but plus élevé et par là soustrait aux objections » (Freud, 1910, p.63). Le moyen privilégié de la sublimation, qui ne doit pas être complète (Freud, 1910, p.115), qui ne peut être complète (Lacan, 1986), est la dérivation d’un désir vers une autre activité, notablement intellectualisante, culturellement valorisée, souvent dans le domaine de l’esthétique (Freud, 1910, p.114). Ce n’est pas le seul domaine, Freud considère que le travail peut mener aussi à une sublimation de l’énergie libidinale, c’est même un élément important du processus civilisateur (Freud, 1929, pp.25, 47, 55). Cependant le déplacement vers l’esthétique est le plus repérable car le plus valorisant.

Wittgenstein s’intéressait beaucoup à l’esthétique musicale, architecturale, littéraire, picturale. En lutte, voire en délicatesse avec les problèmes du sujet et de l’identité, il écrivait sans ambages que l’identité est le diable en personne. Même s’il s’agit ici de l’identité logique, dans le cadre de la logique moderne, il n’en demeure pas moins que Wittgenstein avait décidé que ce principe premier ne servait à rien et n’avait pas sa place dans son axiomatique personnelle (Wittgenstein, 1921, 5.533). François Récanati contestera ce point de vue dans le Séminaire de Lacan, Encore, le 12 décembre 1972 :

Et la tautologie initiale « A est A » dont on se souvient que Wittgenstein dit que c’est un coup de force dénué de sens, c’est proprement ce qui institue le sens, car il se passe quelque chose là-dedans. (Récanati, discours dans le séminaire de Lacan, Encore, http://gaogoa.free.fr/SeminaireS.htm.)

 Le rejet de l’identité posera donc question sur l’ontologie du TLP, sur l’existence des simples, des individus et peut être mis en relation avec le rejet du sujet comme identité principielle. Ainsi : « Toute expérience est monde et n’a pas besoin du sujet. » (Wittgenstein, 1961, 9.11.16). Cette négation répétée d’un sujet actif ne cesse d’interroger son positionnement sur l’éthique et l’esthétique qui sont pour lui une seule et même chose. De même, il ne cessera de problématiser la théorie du solipsisme, pour mieux la combattre, mais d’une façon tellement récurrente et approfondie que l’on a parfois du mal à faire la part des choses entre les arguments à charge et ceux à décharge. Sass écrira d’ailleurs que l’étude de la philosophie de Wittgenstein peut nous aider à mieux comprendre certaines psychopathologies dans lesquelles le sujet exprime d’une façon très sincère un monde très personnel (Sass, 1994).

D’une façon assez symptomatique, Wittgenstein expose sa critique de Freud dans une série de cours sur l’esthétique en 1938, puis dans quelques conversations avec ses élèves entre 1942-1946. En conflit avec le sujet et l’identité, comme nous l’avons vu, il est en opposition avec Freud. Sa critique, qui ressemble autant à une attaque en règle qu’à une défense organisée, considère que la psychanalyse est dangereuse. 1) C’est du sexe des plus orduriers (Wittgenstein, 1966, p.56). 2) Freud trompe ses patients (Wittgenstein, 1966, p.57). 3) N’importe quel « âne » peut s’en servir (Wittgenstein, 1977, p.120). 4) Elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout (Wittgenstein, 1977, p.95). De là, à vouloir s’en protéger, il n’y a qu’un pas. Et pourquoi ne pas la mettre dans le champ de l’esthétique dont on a dit plus tôt (Wittgenstein, 1921) qu’il est transcendant, indicible, hors du monde, donc inopérant en bien comme en mal ? Et si en plus Freud (Freud, 1929, p.24) considère que la sublimation met l’objet concerné hors d’atteinte des critiques, cela devient très attrayant ! En déplaçant la psychanalyse dans le champ de l’esthétique, est-ce que finalement on n’opère pas une forme de sublimation « philosophique » très orthodoxe si l’on se réfère à la conception de Freud ? Faisant cela, et tout en continuant à discourir sur elle, à écrire ce que l’on a besoin d’exprimer à son endroit, à exprimer ce que ça désire dire sur elle, cette science nouvelle capable de mettre à jour un inconscient actif, un ego immanent (Chauviré, 2009), une identité ontologique, ne perd-elle pas son caractère menaçant pour une intériorité problématique ? On se met en retrait derrière un domaine transcendant, voire transcendantal, ineffable, sans valeur, sans jugement. On trouve enfin ce que le Tractatus ne nous a pas encore donné, à savoir ; la paix dans les pensées.

On pourrait ici objecter qu’il ne s’agit pas de la sublimation de la science de Freud mais au contraire de sa précipitation (au sens physico-chimique) sous une autre forme. Ce serait omettre de considérer que cette précipitation la changerait radicalement comme la précipitation d’un nuage donne de l’eau, comme la précipitation des vapeurs d’iode donne un metalloïde. Il y aurait changement d’objet, non de but. Ici, la sublimation philosophique de la psychanalyse qu’effectue Wittgenstein change sa place dans son imaginaire. La psychanalyse ne change pas, mais elle devient pour lui, sans modifier un mot à la métapsychologie et à sa méthode, une forme d’expression esthétique ayant du charme. C’est une illusion, une mythologie (Wittgenstein, 1966, p.105). Plutôt que de l’étudier profondément, de combattre de front son épistémologie, avec tous les risques que cela comporte en tant que sujet, Wittgenstein la déplace sans refouler son désir profond de la voir neutralisée, et donc sans blocage philosophique de sa part, en gardant la maîtrise de sa pensée. L’arme philosophique ne se retourne donc pas contre lui : « L’arme est entre nos mains, mais nous ne sommes pas obligés de la tourner vers nous-mêmes. Ce qui la tourne contre nous, c’est la philosophie, le désir de la pensée, lorsque nous en perdons le contrôle » écrit Cavell (1989, p.58). N’oublions pas que Wittgenstein soulignait que la philosophie est un travail sur soi-même et posait :

L’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique (1977, p.84).

Le chemin se dessine ainsi entre la psychanalyse et l’esthétique en philosophie. Le travail de Wittgenstein ressemble à une forme de dénégation comme exposée par Freud en 1925 dans Die Verneinung (Assoun, 1988, pp. 52-57). Il nie la psychanalyse en la nimbant d’un voile d’esthétique et pourtant dans le même temps, en philosophant, il l’affirme comme objet sublimé, déplacé, objet de son désir ambigu de connaître ce qu’il en est d’une possible intériorité active cachée. Et la dénégation est un processus caractéristique de la sublimation (Juranville, 2003, p.281). On peut dire que la négation de la psychanalyse et son déplacement dans le champ de l’esthétique passent par des dénégations par le philosophe qui l’interroge, ce qui peut être un moyen aboutissant à une reconnaissance sporadique. En effet, à plusieurs reprises lors d’un séjour à Skjolden, Wittgenstein notera ses rêves pour les interroger (1997) et par ailleurs il reconnaissait que l’on peut parfois apprendre des choses intéressantes pendant l’analyse (1966, p.105).

Lacan ; héritier de Freud et critique de Wittgenstein

L’héritier auto désigné considère que Freud nous a donné une définition de la sublimation dans la création de l’artiste qui est quasi grotesque (Lacan, 1986, p.279). C’est un jugement non éthique qui mérite d’être souligné car c’est essentiellement dans Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, qu’il expose son point de vue sur ce concept. Il écrit :

L’expérience de la psychanalyse est hautement significative d’un certain moment de l’homme qui est celui où nous vivons, sans pouvoir toujours, et même loin de là, repérer ce que signifie l’œuvre, l’œuvre collective, dans quoi nous sommes plongés. (Lacan, 1986, p.9).

Nous somme pris dans une œuvre collective qui nous dépasse, mais celle-ci est aussi et avant tout, une quête personnelle, tout à fait particulière, qui va voir s’exprimer des demandes dont nous n’avons pas conscience. C’est ainsi que s’articule pour Lacan la demande inconsciente d’un homme à un autre, de l’analysant à l’analyste, ce dernier devant garder à l’esprit que cette demande n’est pas celle exprimée, qu’elle ne peut pas être celle exprimée. C’est là un moment éthique que l’analyste ne doit pas manquer en se parant de scientificité (Lacan, 1986, pp.159-160). Ici, Lacan, en opposition à Wittgenstein, suit le chemin tracé par Freud dans ses conseils aux futurs thérapeutes. La psychanalyse est éthique et ils doivent garder à l’esprit que la demande qui leur est faite est l’expression d’un désir qui va prendre des chemins dérivés, détournés, pour tenter de se libérer dans la parole de l’analysant. La parole va exprimer des désirs enfouis, des refoulements, des quêtes impossibles si l’on se réfère au désir de la mère, premier désir impossible à combler, que le thérapeute devra aider à mettre à jour, même s’ils s’articulent à d’autres désirs, dans d’autres champs d’expression, sous d’autres formes. Il est évident que Wittgenstein n’aurait pu adhérer à une telle conception puisqu’il niait l’intériorité active. C’est dans le champ du refoulement, comme solution possible à celui-ci, que nous trouvons la sublimation selon Lacan et celle-ci n’a rien qui l’éloigne de la conception de Freud même si :

C’est là que gît le problème de la sublimation, en tant qu’elle est créative d’un certain nombre de formes, dont l’art n’est pas la seule – et il s’agira pour nous d’un art en particulier, l’art littéraire, si proche pour nous du domaine éthique. (Lacan, 1986,  p.129).

En effet, pour Lacan, l’écriture est une forme de sublimation (Juranville, 2003, p.277). L’écriture est le lieu privilégié de l’expression du signifiant, un lieu qui, indubitablement, rassemble nos trois acteurs comme mode essentiel de leur expression. Et il n’y a pas ici de différence majeure, dans l’ordre du symbolique lacanien, entre l’écriture philosophique, l’écriture psychanalytique ou encore l’écriture romanesque. L’écriture est un signifiant, une parole qui s’articule à une sublimation.

Ceci dit, Lacan pose que la survalorisation de l’objet (Freud), son exaltation (Lacan), sa recherche obsessionnelle (Wittgenstein) ne débouche pas forcément sur une sublimation telle qu’envisagée par Freud mais peut ouvrir sur un déplacement détourné quant au but, pervers ou dramatique (Lacan, 1986, p.131). Ainsi, dans le domaine amoureux, dans celui de l’amour courtois notamment, la sublimation, dans un cadre particulier qu’imagine Lacan, indexé à l’œuvre de Kant, peut rejoindre la perversion :

Je vous ai ainsi rapproché deux cas que Kant n’envisage pas, deux formes de transgression au-delà des limites normalement désignées au principe du plaisir en face du principe de réalité considéré comme critère, à savoir, la sublimation excessive de l’objet, et ce que l’on appelle communément la perversion. (Lacan, 1986, p.131).

Dans l’amour courtois, la Dame ne disparaît pas, elle est sublimée et le poète désire même, dans sa sublimation, en être privé. Ce jeu cruel peut atteindre les limites de la pornographie et de la scatologie (Lacan, 1986, p.191). C’est ainsi que « Le jeu sexuel le plus cru peut-être l’objet d’une poésie, sans que celle-ci en perde pour autant une visée sublimante. » (Lacan, 1986, p.191). Voilà qui est dit, et cela nous rappelle Freud quand il écrit qu’il n’est pas souhaitable que la sublimation de la libido soit trop poussée, voire complète, que le refoulement trop précoce d’une pulsion peut en interdire la sublimation ultérieure et que peut en naître la perversion. Cela nous rappelle aussi que Wittgenstein considérait la psychanalyse comme de la gravelure, du sexe ordurier (1966, p.56). Lacan souligne l’extraordinaire ambiguïté de l’imagination sublimante (Lacan, 1986, p.193), le changement de but ne faisant pas disparaître la dimension sexuelle de l’objet sublimé. En effet, cette dimension sexuelle peut revenir sous une autre forme au cœur même de la sublimation (Lacan, 1986, p.191). On peut penser ici au besoin de pureté de Wittgenstein. Dans un premier temps il désire la pureté logique du Tractatus, dans un second, il imagine la pureté grammaticale des Recherches philosophiques. De quelle pureté idéelle s’agit-il ? On peut penser ainsi à ses Carnets secrets ou à ceux de Cambridge et de Skjolden, dans lesquels il se livre à nous, se dévalorise, confessant sa lâcheté (1997, 2.3.31), ses mensonges (1997, 12.10.31), son incapacité à travailler.

La sublimation pour Freud est rattachée aux Triebe (pulsions) et c’est bien là ce qui fait la difficulté pour en donner une définition précise écrit Lacan (1986, p.131). Ainsi :

Il s’agit dans la sublimation d’une certaine forme, nous dit Freud, de satisfaction des Triebe, que l’on traduit improprement par instincts, et qu’il faut traduire sévèrement par pulsions – ou par dérives, pour marquer que le Trieb est détourné de ce qu’il appelle son Ziel, son but. (Lacan, 1986, p.132).

Nous l’avons vu dans l’amour courtois, la pulsion, d’origine libidinale, donc sexuelle, refoulée dans l’inconscient, peut ainsi trouver une échappatoire dans la sublimation, qui est bien distincte du refoulement et du symptôme comme retour par substitution signifiante, même si le chemin est dérivé, le but changé (Lacan, 1986). Nous l’avons bien compris, la sublimation est un changement de but et non d’objet comme « point de fixation imaginaire donnant, sous quelque registre que ce soit, satisfaction à une pulsion » (Lacan, 1986, p.135). La boîte d’allumettes de Jacques Prévert est toujours une boîte d’allumettes, mais elle se transforme en Chose sous l’effet de son changement de but. D’objet utilitaire elle devient objet de collection. Chez Wittgenstein, la recherche de la pureté logique ne peut pas être la seule recherche de cette pureté. Le livre de Ray Monk, Le devoir de génie (1990) décrit en détail, quelque fois comme dans un témoignage à charge, l’exigence de Wittgenstein envers lui-même et envers les autres. Ses rapports aux autres en furent fortement marqués et souvent problématiques. Russell, père symbolique dans une activité très intellectualisante, qui considérait Wittgenstein comme le jeune homme qu’il attendait et qui poursuivrait son œuvre logique, en fit les frais autour de la publication du TLP (Gandon, 2002, p.10). Cette œuvre symbolique tue ses inspirateurs, ses pères spirituels ; Frege qui n’a rien compris et Russell qui a trahi la cause de l’ineffabilité de la logique. Peut-être Wittgenstein avait-il tendance à idéaliser sa mission de logicien et de thérapeute du langage : « Je préfère perdre tout mon sang devant cette forteresse que de baisser les bras » (1987, 31.10.14).

Lacan, lecteur du TLP en langue allemande et créateur de mathèmes, disait à son public dans La logique du fantasme en janvier 1967 : « Lisez monsieur Wittgenstein ». Il faut dire que ses mathèmes avaient la même fonction en psychanalyse que les énoncés logique de Wittgenstein en logique. Ils devaient permettre de mettre en retrait une subjectivité trop présente, voire envahissante. Cependant, il ajoutait plus tard qu’ils ne pourraient rien en tirer, en effet :

L’habitation, un certain temps, sous un pommier […] aura tout de même ceci de caractéristique, que vous ne pourrez rien en tirer – si ce n’est l’affirmation que rien d’autre ne peut être dit vrai que la conformité à une structure que je ne situerai même pas […] comme logique, mais comme,  l’auteur l’affirme proprement, grammaticale (Lacan, 1991, p.66).

Le pommier ici est le travail de Wittgenstein et l’idéalisation de l’essence logique du langage dans le TLP. Mais pour Lacan, l’idéalisation n’est pas une sublimation ; l’une est une identification à l’objet, l’autre non. Et si Wittgenstein cherche à sublimer l’essence logique de la proposition, dans le même mouvement il idéalise son travail de thérapeute. Il y a donc ici un conflit intérieur, voire un conflit au sein de la méthode du TLP. Car enfin, Wittgenstein idéalise l’essence du langage (Sa conception de la Logique) et dans le même temps il la sublime (elle est indicible). Pour Lacan, la sublimation élève un objet à la dignité de la Chose, Chose devenue objet d’un désir toujours inaccessible puisqu’il la compare quelques fois à la mère (Lacan, 1986, p.133). Et cette Chose, dont toutes les formes créées par l’homme relève du registre de la sublimation, est toujours représentée par un vide, par un trou, par le manque ; l’art organisé autour de ce trou ; la religion qui veut éviter ce trou ; le discours de la science dont l’origine est la sagesse (dont la philosophie), qui est dans l’Unglauben, l’incroyance en la Chose (Lacan, 1986, pp.155-157). Wittgenstein croit en l’essence logique du langage et ne peut finalement l’atteindre. Le trou est béant. Croyait-il encore à cette essence à la fin du TLP, et même, en cours de rédaction de celui-ci ? On peut se poser la question puisqu’il rejette cette échelle, se démet de cet outil, de cette grammaire logique. Et ce rejet est construit tout au long du TLP. Mais l’incroyance ne fait pas disparaître la Chose en tant que désir inassouvissable dit Lacan. Et c’est ainsi que Wittgenstein passera de l’essence logique du monde à l’essence grammaticale du langage.

En conclusion, la sublimation philosophique chez Wittgenstein

On peut avancer que le travail de Wittgenstein représente une forme de sublimation d’un double point de vue. D’abord, c’est un déplacement libidinal important dans le sens de Freud pour un jeune auteur radical (quoique souvent sceptique) voulant en finir avec tous les problèmes philosophiques (Wittgenstein, 1921). Il jette toutes ses forces dans ce combat titanesque dans la mesure où il s’agit de trouver une essence logique au langage et que cette essence doit être en cohérence absolue avec le Monde. En effet, la logique est à la fois nécessaire et rigide. Il n’y a pour lui de nécessité que dans l’ordre de la logique. Nous remarquerons à cet effet la structure logique et particulièrement esthétique de l’écriture du TLP. C’est aussi une façon de refouler à la frontière de son monde philosophique de nombreux objets : le sujet, la volonté, l’éthique, l’esthétique, la logique, la valeur, le bien, le mal, etc. Bref, tout ce qui fait la matière philosophique, se rencontre dans l’acte philosophique, dans la décision philosophique, dans la lutte philosophique, est mis hors de portée, hors du monde du TLP. En revanche, le problème du solipsisme, qui touche de près les notions d’intériorité et d’identité, est largement étudié. Après l’auto rejet du TLP, Wittgenstein marquera par un silence de dix années le trou béant laissé par le désir de trouver une essence au langage. Et c’est bien là que la psychanalyse se sépare de la philosophie. L’une cherche des essences, l’autre veut montrer qu’il y a des manques, que l’aliment risque de manquer à la broutille philosophique comme l’écrivait Lacan (1966, p.2).

Mais de pénurie il n’est pas question chez Wittgenstein dont Lacan disait qu’il n’appartenait pas à la canaillerie philosophique (Lacan, 1991, p.69). Après la période de confession des Remarques philosophiques, véritable critique construite du TLP, viendront le Cahier bleu et le Cahier brun qui reprennent l’écriture, la recherche, laissent la marque du désir toujours présent. Dans ses Recherches se montre (et ne se dit pas) comme une tendance à désublimer, à refouler les thèmes du TLP. Ceux-ci ne disparaissent pas pour autant, et se retrouvent transposés, précipités dans le sens chimique, dans le concept large de Grammaire philosophique indexé à celui de Lebensprobleme. Ce dernier réapparaît, surgit du passé, remonte des profondeurs du TLP, de même que celui du solipsisme. Les Recherches sont comme un changement du mode de sublimation, comme un changement de but sans changement d’objet. Il s’agit toujours de trouver une essence, une certaine pureté, mais cette fois ci par la tentative de retour au sol raboteux, par la méthode descriptive. La nouvelle sublimation est grammaticale. Citons Jacques Bouveresse :

Il y a dans un ouvrage comme les Recherches philosophiques une tendance à la désublimation tellement accentuée qu’elle pourrait bien ressembler à une sorte de refoulement, cela d’autant plus qu’elle vise parfois explicitement le Tractatus. (1973, p.32).

Est-ce à dire que le TLP était une forme de sublimation qui aurait échoué et que ses thèmes auraient été refoulés ? En fait, le refoulement dont parle Bouveresse, s’il est réel, ne dure pas et la sublimation salvatrice se fait par la recherche d’une grammaire, par la recherche si souvent évoquée de l’Erlösende Wort, du mot rédempteur. C’est ainsi que le mot rédempteur, le discours rédempteur, l’écrit rédempteur devrait permettre d’exprimer un désir caché, un désir inassouvissable. On croit ici parler de psychanalyse. L’écrit philosophique de Wittgenstein, véritable forme de sublimation, concoure à l’expression de son désir, à son besoin de transcendance, à la mise en évidence de cette dialectique inévitable dont parlait Kant. Lacan et Freud, n’ont pas échappés à cette tendance. C’est bien ce qui relie ces trois auteurs pour un dialogue à l’écoute de ce qui s’exprime.

Jacques LEMAIRE-Charpentier (Université de Reims/URCA)

Jacques LEMAIRE est actuellement en thèse sur Wittgenstein ou l’expression de la transcendance, sous la direction du professeur René Daval de l’Université de Reims (URCA). Cet article est le développement, pour ce qui concerne la sublimation, de Wittgenstein, Sujet d’une philosophie analytique, communication lors du Colloque « res per nomen 2011 » à l’URCA de Reims du 26 au 28 mai 2011 (colloque sous la direction de Pierre Frath, CIRLEP, École doctorale 462, Reims).


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[1] La date après le nom est celle de la première parution de l’ouvrage. Dans la bibliographie, la date après l’éditeur indique l’édition utilisée.

[2] F. Nietzsche, Humain, trop humain, I, Des choses particulières et dernières, § 1. Voir aussi, Aurore, § 35.

[3] Les mathèmes créés par Lacan forment un mode d’expression, de type logico-mathématique, dont la fonction est d’éviter l’intrusion ou la projection du sujet pensant et écrivant dans la formulation d’une hypothèse. Lacan s’en sert beaucoup dans le cadre de la représentation du sujet divisé. Les mathèmes seraient inspirés de la représentation modifiée « signifiant/signifié » (S/s) de F. de Saussure dans son Cours de linguistique générale (1913). Pour une étude détaillée de ce concept lacanien, voir les développements de Marc Darmont sur le site de l’Association lacanienne internationale (A.L.I) à l’adresse suivante ; http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=mdarmon300792

[4] Lire à ce sujet (Plaud, 2006).

4 Comments

  1. vraiment Bravo

  2. je fais moi même un modeste travail d’étude et de recherche de master 1 sur la sublimation et j’ai trouvé cet article intéressant et bien écrit.
    merci!!!

  3. Merci. Cet article est également modeste par rapport à la problématique de la sublimation. Je pense que le travail de Wittgenstein est tout à fait propice à l’exploration de la sublimation philosophique, si proche et si éloignée de la sublimation en psychnalyse.

  4. Je m’arrête à ceci:
    « En effet, pour lui, dans chaque sentiment humain se trouve un reste sublimé du sentiment opposé :
    […] il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine […][2]. »
    Fort intéressant, comme l’ensemble de l’article.

    Et je me dis qu’il est dommage de ne pas convoquer ici Lévi-Strauss avec sa forme canonique des mythes: la recherche d’une cohérence à partir d’une représentation en miettes. Ou même Derrida, et sa déconstruction.

    Par ailleurs y a-t-il un ou deux Wittgenstein? L’aborder, comme Lacan à partir du Tractatus n’est pas forcément la meilleure façon de se référer à sa pensée. Mais ce n’était peut-être pas le but de Lacan?

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