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La lecture comme adaptation

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Pierre-Emmanuel Brugeron – Paris-Sorbonne

De quelle lecture parlons-nous ? Dans cet article, sauf mention contraire, nous englobons indifféremment toute lecture d’un contenu estimé comme digne d’attention, qu’il s’agisse d’une œuvre romanesque, d’une lettre, d’un quotidien ou d’un texte d’étude (scientifique, philosophique, etc.)… Cela semble aller de soi, mais la notion d’attention, dans la lecture, est la clé de sa mutation contemporaine. Nous parlons donc de lecture consciente et attentive, et non de lecture réflexive comme c’est le cas, par exemple, dans la lecture de panneaux routiers.

Du point de vue des neurosciences, la faculté de lecture est un processus extrêmement complexe, évolutif et varié ; la lecture de plusieurs alphabets différents, latin et idéogrammes chinois par exemple, fait appel à des zones du cerveau distinctes, souvent indépendantes[1]. Dans l’essentiel, les études montrent davantage ce que l’on a encore à apprendre de la lecture que ce que l’on en connaît.

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Le cerveau est considéré comme malléable, et les processus qui l’animent proviennent de l’éducation et de la pratique de la lecture : en somme, la façon dont on lit, peut-être davantage que ce que l’on lit, modifie la structure du cerveau. C’est cette réceptivité du cerveau qui est désignée par la neuroplasticité.

Ces points sont rappelés par M. Wolf[2] dans son ouvrage Proust and the Squid : la lecture n’est pas un processus naturel, bien au contraire, c’est un ensemble de pratiques ad hoc du cerveau qui crée des ponts, des passerelles et des connexions jusqu’alors inexistantes. Ces pratiques, comme nous le savons, sont influencées par le support : recevoir un contenu oral n’est pas la même chose qu’un contenu écrit, ce qui n’est pas non plus la même chose que de participer à la création d’un contenu.

Pourquoi rappeler ces points ? Pour établir que la lecture est essentiellement une évolution, une adaptation, et que le modèle dominant de lecture silencieuse et solitaire, érigé en paradigme depuis la Réforme[3], n’est pas « la Lecture », s’en est une forme adaptée à un contenu. Il est donc important de ne pas adopter une posture de « gardien du temple » sur le sujet de la lecture : elle n’a pas toujours été considérée comme condition sine qua non de toute connaissance[4], elle n’a pas toujours été silencieuse et, surtout, elle n’a pas toujours été solitaire. C’est un point important car, comme nous le montrerons, plusieurs facteurs tendent à indiquer que nous nous dirigeons vers une nouvelle forme d’oralité (oralité dite secondaire) qui tend à supplanter le rapport au contenu, notamment sur le Web.

La nouvelle lecture

S’il est un point qui, dans le domaine de l’attention et de la lecture, fait consensus dans les recherches[5], c’est l’émergence d’une lecture de « scan ». L’œil ne se fixe plus de manière linéaire mais survole le texte à la recherche de mots-clés attendus. Le fonctionnement par saccades est déjà connu et fonctionne bien entendu dans la lecture classique : l’œil saute d’un groupe de lettres à l’autre sans se fixer sur chacune d’entre elles. Le processus est ici différent puisque la notion de ligne, qui structurait la saccade lors de la lecture classique (linéaire donc) est perçue comme une entrave à la recherche d’information, et en tant que telle est souvent ignorée[6].

Une illustration de cette tendance : le design des quotidiens

Cette lecture diagonale est une tendance qui peut se voir, sans avoir nécessairement recours aux avancées de l’occulométrie les plus récentes, dans l’évolution de la construction des quotidiens depuis un siècle.

Dans les années 1900, les quotidiens se composent comme de véritables cathédrales de lignes de texte brut, offrant à l’œil une unique porte d’entrée : le début du texte principal, ouvert par une seule « astuce » de mise en page : la lettrine. Aujourd’hui, le design des journaux les rend désormais plus ouverts, conçus pour une lecture dite horizontale[7] et offrant de multiples portes d’entrée pour « picorer » l’information sans engager l’œil dans de grands volumes de texte[8] : légende de la photo, sur-titre, sous-titre, bandeau, balcon, « résumé » de l’article, etc. Une question intéressante serait de savoir si le changement de lecture est provoqué par un ensemble d’avancées techniques (permettant par exemple davantage d’illustration) ou si les avancées sont poursuivies pour satisfaire une évolution de la lecture déjà en marche.

Le modèle de la nouvelle lecture : la recherche sur le Web

Si l’image de la conception de quotidien illustre le fractionnement des contenus, le modèle et la source de ce nouveau type de lecture sont à rechercher dans l’aspect très pratique des recherches sur le Web.

De la même manière que la lecture linéaire d’un texte classique (un début et une fin pensés comme tels) habitue l’œil à un certain mouvement, un rythme et surtout des habitudes et des attentes, l’utilisation d’un moteur de recherche transforme la lecture même. La fréquence ainsi que la durée de l’utilisation des moteurs de recherche, ainsi que l’implication attendue de l’utilisateur, ne peuvent pas selon nous ne pas affecter la façon dont l’acteur perçoit tout contenu. En somme, pour utiliser raisonnablement les études contradictoires sur la lecture et la cognition, la seule conclusion que l’on peut prétendre en tirer est que, oui, la façon de lire est modifiée par le Web et qu’elle est en rapport avec la recherche (et les moteurs de recherches), dispositifs centraux du réseau[9]. Ce qui est moins évident, c’est de déterminer si cette modification est exclusive de l’ancienne lecture ou si elle ne l’affecte pas.

En passant plusieurs heures par jour sur Google, pour ne pas le citer, nous lisons, attendons des résultats du contenu et, surtout, pensons différemment.

Deux modèles : compréhension et efficacité

Au risque de forcer des distinctions qu’il faudrait nuancer davantage, nous pensons pouvoir affirmer que la recherche de la lecture que nous disons « classique » vise principalement la compréhension. C’est le but de la lecture linéaire, qui entend, structurée autour d’un point de départ et d’un point d’arrivée, donner un ensemble de représentations (dans le cas du roman par exemple), de concepts, d’idées ou de liens logiques qu’il faut transmettre. Cette affirmation peut paraître qualitative, laissant penser que les nouvelles formes de lecture ne permettent pas de comprendre un contenu, de le rendre sien. Nous pensons pourtant que ce but de compréhension est directement lié avec la structure linéaire de la lecture classique.

La nouvelle forme émergente de la lecture viserait, elle, davantage l’efficacité. C’est cette distinction qui, selon nous, est bien représentée dans leurs deux types de contenus archétypaux : le roman, ou le texte scientifique, et la page de résultats d’un moteur de recherche.

C’est dans cette proximité avec une lecture utilitaire que l’on parle de lecture « scan »[10], c’est-à-dire la façon dont l’œil sait ce qu’il recherche (nous recherchons une utilité, une efficacité précise correspondante à notre investissement d’attention ou de temps). Durant cette lecture, le lecteur est actif dans la mesure où il est responsable des termes même de la recherche et établit une grille d’analyse qui lui permettra d’associer très rapidement des mots et des idées correspondants aux résultats attendus.

Un exemple de lecture scan envahissante

Nous pouvons utiliser ici une des études sur la nouvelle forme de lecture et son rapport au contenu[11]. Il s’agit de l’étude UCL sur les chercheurs (au sens universitaire) du futur[12].

En cherchant à identifier les modes de recherche des jeunes lycéens et étudiants, pour étudier leur rapport aux contenus de recherche (et ainsi estimer la pertinence des outils des bibliothécaires actuels), l’étude pointe du doigt un certain nombre d’habitudes et de tendances. Une des conclusions, périphérique mais intéressante pour notre cas, est l’inexistence de la « Génération Google » en tant que génération : les jeunes ne sont pas globalement plus au fait des nouvelles technologies que les « vieux ». Elle existe néanmoins en tant que vague d’habitudes et de pratiques, qui se répandent indifféremment des générations et des âges.

Les chercheurs remarquent une similitude d’utilisation des outils de recherche et des résultats. C’est là un point clé de notre problème : les contenus (les articles universitaires par exemple) sont lus de la même manière que les résultats de recherche[13]. Ils sont donc tous les deux (résultats de recherche et contenus concrets) analysés selon un système de mots-clés identifiés par les chercheurs. Fait absolument capital, le résultat de la recherche n’est pas particulièrement valorisé par le chercheur, que ce soit en termes de temps de lecture (moins de 5 minutes par page de contenu, lorsqu’il est réellement lu) ou d’attention (les chercheurs sont fréquemment incapables de restituer le contenu lu).

Une lecture active à tout prix ?

Le fait que les résultats de la recherche ne soient pas spécifiquement valorisés par les futurs chercheurs n’est pas, bien sûr, à généraliser : les acteurs ne s’amusent pas à rechercher des informations pour rien (en termes de lecture d’efficacité, ce ne serait pas optimal). Néanmoins, cela indique par défaut une valorisation de l’action de recherche, donc de l’approche active du contenu.

C’est, selon nous, une caractéristique de la lecture de scan héritée de la recherche sur Internet : la posture active face au contenu. A minima, cela s’illustre par l’ouverture compulsive d’onglets dans le navigateur, laissant toujours la possibilité de naviguer au sein de contenus hétéroclites, sans fixer son attention sur un contenu particulier[14]. Dans les cas extrêmes, cela s’illustre par un refus quasi-catégorique d’accorder de l’attention aux contenus non interactifs[15].

Cela est lié directement à ce que nous avons appelé le « paradigme participatif », une recherche d’activité, ou d’accès à un contenu, qui met le lecteur, dans le cas d’un texte, en position actif (chercheur, commentateur, sélectionneur de contenu, voire modificateur de ce dernier).



[1] Des victimes de trauma crânien, bilingues, peuvent « oublier » une langue, sa lecture et son écriture et se souvenir de l’autre. C’est une des illustrations les plus fascinantes de la manière dont la lecture joue sur la malléabilité du cerveau.

[2] Wolf, Maryanne, Proust and the Squid, The story and science of the Reading Brain, New York, Harper Collins, 2007

[3] Nous reprenons ici l’analyse de William Deresiewicz développée dans notre chapitre sur la fin de la solitude.

[4] Nous pensons ici à la critique de l’écriture, formulée par Socrate dans son dialogue avec Phèdre.

[5] Comme nous le rappelions en introduction, ce modèle émergent fait consensus mais absolument pas son statut, exclusif ou non.

[6] Le point commun des études d’occulométrie, qui prétendent analyser le parcours de l’œil sur un contenu, est l’abolition de la ligne au profit de « portes d’entrée multiples », sur les pages Web comme sur les pages imprimées.

[7] La lecture horizontale est la lecture rapide de tous les titres d’une page, par opposition à la lecture verticale des colonnes de textes, plus riches en contenu.

[8] La façon dont l’œil parcourt un contenu, même considéré comme digne d’attention, évolue et tend à fractionner davantage les temps de lecture : dans le domaine de la conception pour la presse, il est considéré que si lire 30 minutes est possible, la tendance inclinerait vers 30 x 1 minute plutôt qu’une fois 30 minutes.

[9] C’est, selon nous, à ce stade qu’il faut arrêter d’interpréter les études sur la lecture, l’occulométrie et la cognition. Comme nous l’avons vu, leurs résultats sont très souvent sujets à manipulation, que l’on cherche à prouver que la recherche intensive améliore les capacités de synthèse ou atrophie le sens critique.

[10] Lecture « scan » entre autres termes, comme « skimm reading » ou « power browsing ». Le dernier terme nous semble polémique puisqu’il valorise clairement la pratique.

[11] Nous pensons pouvoir utiliser cette étude, à la différence de la plupart des autres, car elle traite de manière très critique d’un champ qui n’est pas surchargé d’enjeux de pouvoir : la recherche bibliothécaire universitaire. Ce champ, s’il n’est pas vierge d’enjeux annexes, est moins sensible que l’avenir de la presse ou de l’édition, le premier étant le pire et le principal champ de recherche actuel.

[12] Collectif (CIBER), Information behaviour of the researcher of the future, Londres, UCL, 2008. Disponible sur le site du CIBER: http://tinyurl.com/c377rk

Nous recommandons également la consultation du Work Package IV qui insiste sur le fait que cette nouvelle lecture n’est limitée ni à une génération ni à un opération particulière. Ce Work Package IV est disponible sur le site du CIBER : http://tinyurl.com/mbygx9

[13] « People in virtual libraries spend a lot of time simply finding their way around: in fact they spend as much time finding their bearings as actually viewing what they find » Collectif (CIBER), Information behaviour of the researcher of the future, Londres, UCL, 2008, P.10 du PDF. Lorsque l’on sait que les sujets concernés trouvent assez aisément les informations, il s’agit d’un indice sur le faible intérêt pour les résultats eux-mêmes.

[14] Sur un ton humoristique, on parle aux Etats-Unis de « tabitis », fausse maladie poussant à ouvrir compulsivement des « tabs », ou onglets, dans le navigateur internet.

[15] Le site BooksGlutton (www.booksglutton.com) propose, sur ce modèle « actif », de commenter et de modifier les classiques de la littérature. Ce site représente, selon nous, l’ensemble des problèmes et des questions que les éditeurs vont devoir se poser : pourquoi lirait-on quelque chose si l’on ne peut pas le modifier librement ? Nous développons l’exemple de ce site plus loin dans notre travail.

De la même manière, l’absence d’interactivité (commenter, modifier, envoyer un passage) est souvent reprochée aux appareils lecteurs de livres électroniques.

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