Humanismeune

L’activité sportive, valeur démocratique

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Henri Duthu

 INTRODUCTION

 

Les différentes conceptions de la démocratie

Comme le rappelle G. Burdeau, dans La démocratie, « celle-ci n’est pas seulement une formule d’organisation politique ou une modalité des rapports sociaux : elle est une valeur. Et c’est cette valeur – l’inaliénable vocation des hommes à prendre en charge leur destin, tant individuel que collectif – qui constitue l’unité profonde de ce que, pour la clarté de l’analyse on appelle les différentes conceptions de la démocratie. Les décrire en les opposant ne servirait à rien, sachant qu’elles s’enchaînent les unes aux autres comme autant d’incarnations de l’idée démocratique qui se fait de plus en plus exigeante au fur et à mesure que ses objectifs sont satisfaits. Certes, cet enrichissement du concept ne va pas sans altération du concept initial ; la démocratie marxiste par exemple semble de prime abord difficilement conciliable avec la démocratie libérale. Mais, en fait, ce qui diffère, c’est la méthode utilisée par un gouvernement pour réaliser la démocratie, ce n’est pas l’attente des hommes qui, dans un camp comme dans l’autre, placent en elle l’espoir d’une vie meilleure[1]. »

Tournant le dos à une analyse de la fabrication politique qui insiste sur la dimension agonistique[2] des rapports de classe, des groupes, des collectifs, s’est imposée progressivement l’idée selon laquelle l’esprit de la démocratie est désormais lié à l’entente, à la fabrication de consensus. Habermas l’a mise en évidence en 1981, dans sa théorie de l’agir communicationnel [3].

« La prise de parole des citoyens et la communication » qui se manifestent dans le sport sont désormais au centre de l’expérience démocratique. Démocratie et sport (démonstration d’un usage public du droit et de la raison) sont solidaires d’une manière nouvelle[4] ».

 

Repli de la société actuelle sur le groupe

 

D’après Michel Maffesoli, la société actuelle favorise ce repli et l’approfondissement des relations à l’intérieur de celui-ci. Loin de générer de l’isolement, la modernité offrirait les conditions de « l’être ensemble ». Le concept de « néo-tribalisme » proposé par cet auteur permet alors de caractériser les nouvelles formes de groupements présentes dans la société contemporaine. Face à la notion de tribalisme classique définie par les pères fondateurs, le néo-tribalisme introduit la notion de fusion mobile ou fluide. La morphologie des groupes de la post-modernité est en effet plus instable et plus éparpillée, les rassemblements sont plus éphémères. L’image de la tribu peut alors se déceler dans divers domaines de la vie sociale, le voisinage, la famille, le quartier, les écoles, les mouvements musicaux, idéologiques…

Dans un autre registre, Alain Ehrenberg[5] envisage la post-modernité comme une généralisation de la compétition et de la concurrence. Mais au fur et à mesure que la réussite individuelle devient la forme dominante de la participation sociale, on voit apparaître des formes communautaires. Le « néo-communautarisme » exprime le développement de formes d’appartenance communautaires qui sont nourries « par le refus des normes dominantes de réussite (…) ou le sentiment d’être exclu de l’accès à la concurrence » (Ehrenberg, 1991 : 279).

Pierre Bouvier[6] dans le cadre d’une « socio-anthropologie du contempo­rain » observe, quant à lui, l’existence d’« ensembles populationnels cohérents » au cœur même de la modernité. On les repère dans la société contemporaine sous « des formes de structures suffisamment décalées, autonomes et productrices de sens » (Bouvier, 1995 : 119). Aucune territorialité spatiale ou temporelle ne les définit. Pourtant les ensembles sont présents dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne et peuvent s’articuler autour du productif, du religieux, du politique…

La modernité n’a donc pas détruit les communautés d’affiliation primaire, mais elle a transformé leur nature et leur morphologie. Ce n’est donc pas le rétrécissement des réseaux qui mérite ici d’être souligné, mais bien les changements morphologiques, structurels, et logiques des groupes sociaux.

Et si notre vie était la volonté de se relier plutôt que le désir de rivaliser

Aujourd’hui, une compréhension nouvelle et révolutionnaire est en train de naître dans les laboratoires à la pointe de la recherche en physique, en biologie et en psychologie. Ce qui importe, ce n’est pas l’entité isolée, mais l’espace entre les choses, la relation entre les choses : le lien.

Le Lien montre que l’impulsion essentielle de toute vie est la volonté de se relier plutôt que le désir de rivaliser. En fait, nous sommes inéluctablement connectés les uns aux autres à notre niveau le plus élémentaire, depuis la cellule jusqu’à la société tout entière. Le désir d’aider les autres est si nécessaire que c’est l’un de nos principaux plaisirs. En fait, notre épanouissement personnel dépend de notre faculté à nous considérer comme une partie du tout. Tous les conflits qui surgissent ne peuvent être résolus que lorsque nous pouvons accepter pleinement ce lien entre nous. Lynne McTaggart donne des conseils précis pour développer une pensée plus holistique, des relations plus bienveillantes et des groupes sociaux plus unifiés. Dans son ouvrage fascinant[7], qui mêle interviews et histoires personnelles, elle montre comment une simple pratique quotidienne conditionne le cerveau pour nous permettre de développer plus d’empathie à l’égard d’autrui. Le Lien propose une nouvelle façon de vivre : en harmonie avec notre véritable nature et les uns avec les autres, ce qui passe par la guérison de nos relations, de notre voisinage et de notre monde.

 

LA COMPÉTITION SPORTIVE

Pour ne pas « entrer en mal », ainsi que le dit Machiavel, il faut entrer en compétition loyale

Pour Robert DAMIEN « la matrice de la compétition semble constituer la fiction motrice de l’ordre social démocratique et fournir les ingrédients d’une légitimation de sa hiérarchie[8] ».

Ainsi la compétition sportive est-elle « une des solutions fonctionnelles qu’une société démocratique revendique comme un des principes moteurs de son ordre. La compétition est un échange de signes, de biens, d’idées, de forces, etc., qui se transforme en rencontres où les désirs déploient leurs puissances d’affirmation afin d’être déclarées premières dans la confrontation. Les appétits ne sont donc pas annihilés mais sont au contraire stimulés par l’adversité dynamisante tout en étant contrôlés par les contraintes d’engagement licite : la liberté d’accès n’est pas une liberté d’excès pour obtenir le succès[9] ».

 

Dans une société démocratique, seuls les conflits d’égalité peuvent donner lieu à un règlement pacifié par l’agir communicationnel

Comme le précise Guillaume Le Blanc « seuls les conflits de concurrence semblent devoir être tranchés, du fait du pluralisme des formes de vie et des options normatives qui les sous-tendent, par les ressources dialogiques de l’agir communicationnel : car l’entente n’est pas ici référée à un primat d’une forme de vie sur une autre forme de vie mais à la concurrence qui résulte de leur égalité. Au contraire les conflits de domination ne semblent pas pouvoir engendrer un tel agir communicationnel précisément parce qu’ils sont produits par le primat illégitime d’une forme de vie (laquelle est alors un pouvoir) sur une autre forme de vie. Seuls les conflits d’égalité, [et ceux qui interviennent dans le sport le sont intrinsèquement], semblent alors admettre comme une issue consensuelle la construction d’une norme dialogique[10] ».

Localisation du ludisme « sportif » et «péri-sportif » 

Dans le contexte apparemment caractérisé par des contraintes de toutes sortes, nombre de conduites relevées paraissent ressortir à un ludisme. S’il existe, en effet, du ludisme dans le contexte de la pratique sportive elle-même (le plaisir retiré de la dépense physique, qui ne résulte pas, selon la norme du sport de compétition, de la spontanéité du geste mais de l’effort lui-même), cette dimension déborde largement le cadre des activités qualifiées de sportives dans le sens le plus restreint, c’est-à-dire associées exclusivement à une motricité technico-tactique. Le ludisme se retrouve dans d’autres domaines qui caractérisent la vie des sportifs hors du terrain, mais qui se révèlent par ailleurs tout aussi « sportifs ». Dans le centre de formation, certains éléments immobiliers et mobiliers sont en effet prévus pour des activités de loisir. C’est surtout dans le cadre des interactions entretenues de manière informelle entre les sportifs eux-mêmes que la richesse des expressions du ludisme est la plus significative. Tous les temps intermédiaires que leur laisse leur emploi du temps sont consacrés à l’amusement, aux chamailleries, aux joutes verbales, aux plaisanteries les plus diverses. Les jeunes footballeurs nourrissent par ailleurs un certain plaisir à enfreindre les règles et à éprouver les limites de l’institution. Ascétique, la vie des jeunes footballeurs ? L’observation de près de leur quotidien permet de relativiser cette idée.

Penser la présence ou l’absence de la « fonction ludique » des pratiques physiques pour qualifier ce qui relève respectivement du football amateur et professionnel, et sous certaines conditions, de ce qui relève également des « jeux » ou des sports », procède d’un réductionnisme qui restreint la définition des sports en général et du football en particulier à ses simples dimensions technico-tactiques au détriment d’autres pratiques : la sociabilité, les formes de solidarité et d’échange verbal ou non verbal, les « rites », etc. Qualifiées de péri-sportives, ces pratiques sont reléguées à la marge de l’espace des efforts physiques, comme si elles étaient « moins » caractéristiques du sport. C’est pourtant dans cette sphère que se donnent aussi à observer les manifestations d’un ludisme toujours présent dans le contexte du football professionnel. Il est tout à fait concevable de voir là un déplacement du ludisme du sportif vers le péri-sportif, en conservant de la sorte les propriétés les plus « caractéristiques » du sport tout en le préservant de la contagion de traits extrinsèques. L’idée qui est défendue ici plaide au contraire pour l’unité d’un système englobant dans le même espace sportif et péri-sportif. En ce sens, le ludisme semble, mais dans une localisation différente, une constante des pratiques amateurs et professionnelles, voire des jeux aux sports (malgré le changement de signification évident des manifestations ludiques), lesquels conservent ainsi les « potentialités ludiques » que Michel Bouët leur avait attribuées, il y a maintenant trente-cinq ans.

« La présence de l’esprit ludique dans la vie sociale est un signe de bonne conscience…Autrement dit pour que tout aille bien dans le grand théâtre du monde, il importe que tous les acteurs s’y comportent comme dans un spectacle d’improvisation…Ce bonheur d’invention caractérise les moments heureux de la vie sociale ; une place est faite à chacun, et chacun s’y trouve à sa place, jouant son rôle avec bonne conscience et sans s’estimer accablé par lui[11] ».

Tenants et aboutissants de la compétition[12]

La conflictualité qui lui est inhérente est anthropologiquement irréductible

Machiavel – assumant en toute lucidité l’évidence dangereuse de la conflictualité – souligne l’insatisfaction insatiable du désir de domination qui résulte nécessairement de la nature humaine : « c’est une chose vraiment très naturelle et ordinaire que de désirer acquérir. Et toujours, si les hommes le font quand ils le peuvent, ils seront loués ou ne seront pas blâmés. Mais quand ils ne le peuvent pas et veulent le faire de toute façon, il y a là erreur et blâme[13] ».

La conservation même des acquis qu’elle procure passe par leur accroissement

« L’homme ne croit s’assurer ce qu’il tient déjà qu’en acquérant de nouveau[14] ». Cette augmentation polémique n’est pas causée par une dégradation coupable de la bonne volonté mais elle est inscrite dans une logique naturelle des désirs : « la nature a crée l’homme tel qu’il peut désirer tout sans pouvoir tout obtenir ; ainsi le désir étant toujours supérieur à la faculté d’acquérir. »

La compétition, par les classements qui la notifient, est une mise en ordre du monde

« Elle change le régime d’affirmation des luttes sans en changer la nature. Elle donne ainsi raison de la déraison des appétits en conjuguant selon une gram­maire codifiée des prétentions, le désir de reconnaissance, l’appât du gain, le plaisir d’être aimé, la jouissance d’être premier. Sans dénaturer les puissances investies, elle prétend en combiner les effets par l’artifice du classement c’est-à-dire la main visible de la compétition dans les échanges.

Le but cesse d’être, comme la finalité, lointain en devenant un objectif, il se marque et se compte sur un tableau qu’une administration bureaucratique tient à jour. Le résultat final emporte la décision indiscutée d’une victoire. Le gagnant de la compétition en sera récompensé par les avantages d’une allocation supérieure en ressources de richesse et de prestige, de mérite et d’estime.»

La compétition aboutit à la création d’un écart différentiel entre des joueurs individuels ou des camps soumis aux mêmes règles

« Au départ rien ne désignait les compétiteurs comme inégaux. Pourtant à la fin de la partie, ils se distingueront en gagnants et en perdants… La symétrie est donc préordonnée ; elle est structurale, puisqu’elle découle du principe que les règles sont les mêmes pour les deux camps. L’asymétrie, elle, est engendrée ; elle découle inévitablement de la contingence des événements, que ceux-ci relèvent de l’intention, du hasard ou du talent[15] ».

L’ordonnancement régulateur de la compétition empêche la dégénérescence de la confrontation en rixe sauvage ou en bataille rangée

« La confrontation sélective s’effectue toujours publiquement dans un lieu adapté à l’affrontement sous les ordres impératifs d’un arbitre souverain irrécusable dans ses décisions sanctionnant des écarts à la règle ou accordant le bénéfice d’un avantage, le déroulement d’une épreuve s’opérant sous l’encadrement de règles de justice édictées communément connues et acceptées de tous. La compétition n’est donc pas un laisser-faire, elle interdit et sanctionne les fraudes, elle condamne ce qu’elle appelle des fautes contre le jeu des affrontements et son esprit. Punissant les écarts à la règle, elle est inassimilable à un combat pour la survie ou à une sélection des plus aptes dans une sphère de non droit où régnerait l’ordre naturel des plus forts car elle protège contre les déséquilibres abusifs, les avantages indus ou les distorsions de l’adversité. »

Il y a un code de la compétition comme il y a un code de la route

« De même que celui-ci ne nous dit pas où aller ni comment ni à quelle vitesse, de même le code de compétition ne désigne pas le vainqueur ni les circonstances de sa victoire qui reste toujours aléatoire. »

La compétition est ainsi une matrice ontogénique des qualités conditionnelles

« Dans la matrice compétitive des rivalités réglementées des énergies, l’appétit conflictuel se transforme en passion démocratique d’être le vainqueur, le gagnant des épreuves qui confèrent à la force sa vérité, à la puissance sa justice. La matrice compétitive des échanges et rencontres sera ainsi la source générative de plusieurs formes d’euphémisation des conflits par le classement même des résultats issus des confrontations et des échanges : le jeu sportif, le doux commerce, le débat argumentaire, l’élection majoritaire, le concours public d’accès aux fonctions, etc.

On a fait ainsi, pour parler dans les termes du dilemme pascalien, que le plus fort dans l’épreuve des rivalités soit le meilleur en révélant que le gagnant est bien le juste vainqueur sous condition de respect des règles mutuellement acceptées.

Quand il n’y a plus de nature ou de grâce pour commander l’ordre des valeurs, émerge la capacité d’une liberté de devenir par sa mise en activité effective dans les conditions concrètes d’une action. Celle-ci est inséparable d’une réflexivité car elle oblige à une permanente adaptation des propensions et elle impose des révisions d’investissement en fonction même du déroulement de l’adversité. »

De la compétition émerge publiquement la performance qui rend crédibles nos propres désirs d’accroissement

« Chacun peut être témoin de ce corps parfaisant ses forces en contrôlant ses formes et tous peuvent publier leur approbation par leurs applaudissements devant cet accroissement plénier de la performance. Elle est, en dehors de la sexualité, une manière de procréation. Leur joie devant le succès du meilleur augmente leur propre confiance dans la croissance de leurs propres possibilités. Le rayonnement du grand, (du majeur, du magnat, du magnifique, du magnanime, etc.) nous fait le plaisir comme le disait Aristote à propos de la magnanimité, de réaliser fermement le plus difficile, le plus ardu. Il nous donne la joie de le voir de nos yeux même, et, ce faisant, il nous fait croire à l’effectivité promise de nos propres devenirs, il rend crédibles nos propres désirs d’augmentation.

La passion compétitive est une forme d’ébahissement admiratif devant l’évidence incontestée de l’exploit : il peut le faire et ça marche, on y parvient, qui l’eut cru et cette impossibilité surmontée d’une œuvre en acte augmente notre confiance dans notre croissance et fonde par là même une communauté appréciable des efforts conduits sous l’autorité fraternelle d’un ascendant. Car il ne suffit pas que ça marche, il faut que ça avance, ça augmente pour aller ainsi plus fort, plus haut et par là même délivre des possibilités inconnues dans le mouvement concret de nos actes. »

La compétition est ouverte à la contingence

 « Dans la compétition loyale, il demeure crédible que le dernier puisse devenir premier, la résurrection est plausible, la victoire de l’un n’est pas la mort finale de l’autre, il y a toujours une prochaine fois, le jeu demeure ouvert à la contingence et à l’incertitude et le résultat n’est pas donné d’avance, l’espoir est permis, la messe n’est pas dite, la deuxième chance viendra ».

Par la concurrence et la compétition, l’égalité des chances et l’identité publique des règles sont parfaitement congruents

« Ainsi peuvent-ils l’un et l’autre conférer au vainqueur, sa vertu promotionnelle des gagnants victorieux du match social. La compétition sportive est l’élément de base de cette grammaire universelle. Comment ne pas croire aux messages d’aisance, d’adresse et de santé qu’elle nous délivre avec le sentiment d’une justice indiscutable ?

Les champions sportifs comme les vedettes du hit parade en sont légitimement les porteurs de marque. Dans ces machines corporelles de croyance et de confiance que sont les stades règne la seule efficace liturgie des grâces victorieuses comme la marque dominante du marché nous le rappelle étymologiquement : la victoire est à vos pieds. Les dieux ne sont plus dans la cuisine, ils sont dans les vestiaires. Le stade comme lieu public de la compétition est la cathédrale de la manifestation compétitive des « ascendants magistraux » et des « alliés substantiels » (René Char)[16] qu’incarnent les nouveaux géants : les champions.

Par le processus révélationnel des capacités, la compétition délivre une bonne nouvelle : oui, on peut tout un chacun gagner et réussir à être premier en courant ensemble loyalement et ainsi atteindre un stade supérieur dans la hiérarchie des performances, prendre place dans les forces d’excellence et tenir sa position dans les formes louables d’évertuation.

Ce qui domine dans la compétition, et ce qui la résume, c’est la mise en place d’une structure d’ordre

« Dans une société démocratique où nul ordre naturel et sacré ne distribue les positions légitimes, le seul moyen politique d’éviter le conflit illimité, le combat systématique, la guerre hécatombale des libres puissances d’affirmation est d’en organiser la confrontation codifiée par des règles, ordonnée par des classements, concertée par une administration qui en publie les palmarès. Le podium remplace ainsi le piédestal et la compétition qui l’établit apparaît comme une entreprise continuée de construction d’une hiérarchie acceptable des inégalités.

Saturée d’inégalités, la société démocratique n’est un ordre légitime que si cette hiérarchie incertaine et transitoire, révisable et mobile est établie dans le cadre républicain des règles de droit assurées universellement par un Etat qui interdit la montée aux extrêmes de l’anéantissement. »

La compétition est la continuation de la politique par d’autres moyens que la guerre

« Elle est l’instrument ordonnateur de la politique par excellence en ce qu’elle permet de s’affronter sans se détruire, de se mesurer sans se dominer, de se rapporter les uns aux autres sans s’humilier.

Le paradoxe de la société compétitive est ainsi de multiplier les inégalités de classement en satisfaisant à la fois l’aspiration à la juste supériorité du meilleur et la possibilité des seconds à devenir premier tout en respectant l’organisation réglementaire d’une discipline. La société démocratique se donne ainsi comme une société de compétition[17] par laquelle elle invente des hiérarchies sans séparation ontologique ni relégation naturelle et elle expose des autorités sans absolutisme ni substantialisation : la hiérarchie y est disputable et réversible comme son autorité discutable et révocable. La compétition sportive, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, épouse certains buts que poursuit la démocratie : ainsi en est-il de la parité hommes-femmes et de la prise en compte du handicap.

Entre le conflit menaçant et le combat destructeur, la compétition loyale des rivaux est le mythe fondateur d’une société démocratique, le seul sans doute auquel il est nécessaire de croire pour y accroître en toute confiance nos talents. Quand cette fiction n’est plus motrice ou ce mythe n’est plus crédible, la société redevient conflictuelle et le combat reprend ».

 

    


[1] Encyclopaedia Universalis, vol.5.

[2] La dimension agonistique  ressort de l’affrontement des protagonistes (de prôtos, premier, et agônizesthai, combattre, concourir). Pour Leibniz, l’engagement agonistique est « concourance ».

[3] Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, coll. « L’espace du politique », 2 vol. , t. I : Rationalité de l’action et rationalisation de la société ; t. II : Pour une critique de la raison fonctionnaliste, éd. Fayard 1987.

[4] Catherine Audard, Le principe de légitimité démocratique et le débat Rawls-Habermas, in Sous la dir. de Rainer Rochlitz : Habermas. L’usage public de la raison, Paris PUF, 2002, p. 106.

[5] Alain Ehrenberg, né à Paris en 1950, est un sociologue français.

Auteur d’une thèse de sociologie intitulée Archanges, guerriers, militaires et sportifs. Essai sur l’éducation de l’homme fort, il s’est ensuite particulièrement intéressé aux malaises individuels dans la société moderne, face à la nécessité de performance (Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991) et l’injonction de l’autonomie, dans la perte des repères et des soutiens de la société.

[6] Pierre Bouvier, dans son ouvrage Socio-anthropologie du Contemporain, Paris, Ed. Galilée, 1995, entend mettre en œuvre une nouvelle façon d’envisager la sociologie.

Son dernier ouvrage, Le lien social, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 2005.

[7] Lynne McTaggart : Le lien quantique, Macro Editions, janvier 2012.

[8] Contribution intitulée, La compétition entre conflits et combat… incluse dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de Yves Charles Zarka : « Repenser la démocratie », Armand Colin, oct.2010, p. 205-221.

Robert Damien est professeur de philosophie politique, et directeur de l’école doctorale (connaissance, langage, modélisation) de l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Il a publié récemment Conflits et confiances dans les philosophes politiques du XXe siècle avec Christian Lazzeri (PUFC/Belles lettres, Besançon, oct. 2006).

[9] Ibid., p. 212.

[10] Contribution intitulée, Au-delà du conflit, incluse dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de Yves Charles Zarka : « Repenser la démocratie », Armand Colin, oct.2010.

Guillaume Le Blanc est professeur de philosophie de l’Université de Bordeaux. Il a publié Dedans Dehors,  La condition d’étranger, Seuil, 2010.

[11] Georges Gusdorf, L’esprit des jeux dans  Jeux et sports, La Pléiade, p. 1176-1177

[12] Ces indications sont extraites de la contribution de Robert Damien, op.cit. p. 212-221.

[13] Le Prince, III.

[14] Discours, I, 5.

[15] Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 46-47.

[16] Ibid.

[17] Les développements concernant cette société de compétition se trouvent dans l’ouvrage édité par Mélibée au 1er trim. 2012, dont le titre est précisément celui donné à cet article.

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