une

Michel Foucault et la mort de l’homme: essai d’analyse archéologique de l’archéologie (2/2)

Print Friendly, PDF & Email

Arthur Longneaux – ULB

II. L’archéologie et les sciences humaines

MichelFoucaultMais, ceci étant dit, une difficulté nouvelle apparaît. Car bien qu’ayant localisé l’archéologie dans le trièdre du savoir moderne, il subsiste une interrogation, un léger flou. Celui-ci est dû au fait qu’elle semble occuper une légère position de surplomb : ne ressaisit-elle pas l’ensemble de ce trièdre ? N’est-elle pas capable d’inquiéter la positivité de ces sciences dont elle est si proche, en englobant précisément celles-ci dans son analyse, mettant en avant le caractère historiquement déterminé de l’organisation du savoir à laquelle elles appartiennent ? Et ceci, précisément, n’est-ce point le propre des sciences humaines ? Celles-ci, jouant sur l’oscillation entre l’empirique et le transcendantal, ne cessent en effet de problématiser les savoirs positifs de la biologie, la philologie, l’économie politique, de les reprendre comme étant, dans une antériorité toute moderne, savoirs de l’homme avant tout. Dès lors se trouvent-elles en mesure de situer les conditions de possibilité en l’homme, qu’elles analysent ensuite de manière empirique[1]. L’archéologie, elle aussi, problématise les conditions de possibilité des sciences positives. Il se joue ici une proximité encore non interrogée ; son élucidation permettra d’affiner la présente analyse, et de mettre en lumière la spécificité de l’archéologie.

A. L’historicité du savoir

L’archéologie est une analyse historique du savoir. Celui-ci, en effet, se trouve doté, sous le regard de l’archéologue, d’une historicité profonde et inhérente. Les savoirs envisagés se trouvent, par là même, historiquement situés. Le rapport qui lie l’archéologie avec les savoirs qu’elle étudie n’est-il pas dès lors celui d’un historicisme ? L’historicisme, c’est ce que l’on pourrait appeler un certain relativisme historique du savoir. Il s’agit de faire jouer le devenir du sujet anthropologique du savoir comme résorbant, en cette finitude[2] qu’est son ouverture à la temporalité, les autres formes de finitude pouvant être attribuées à l’homme en son être même par le savoir moderne, selon l’analytique de la finitude[3]. Autrement dit l’homme étant pensé comme inscrit dans le devenir, le savoir, puisqu’étant son savoir, apparaît comme historiquement situé, comme fondamentalement relatif. Bien qu’il n’en soit pas question dans Les Mots et les Choses, il semble que l’historicisme pourrait se tourner vers les sciences des transcendantaux objectifs et les relativiser, les situer dans l’histoire du savoir. En quoi est-ce différent de ce que fait l’archéologie dans l’ouvrage dont il est ici question ?

S’il est vrai que l’archéologie, comme l’historicisme, situe historiquement les savoirs auxquels elle a affaire, il convient cependant de ne pas occulter une différence essentielle : l’archéologie analyse le savoir en le maintenant dans une extériorité fondamentale, sous la figure de l’Autre. Elle se trouverait en ce sens en face d’un transcendantal objectif, puisque reconnaissant à son objet une cohérence propre, une autonomie, en somme. Or Foucault déclare que, lors du passage de l’Âge classique à la Modernité, l’Histoire remplace l’Ordre : « L’Histoire donne lieu aux organisations analogiques, tout comme l’Ordre ouvrait le chemin des identités et des différences successives »[4]. S’il dit ceci, c’est parce que l’autonomie des transcendantaux objectifs est également, et même premièrement, une autonomie au niveau du devenir : l’objet de l’analyse foucaldienne, tout comme le travail, la vie et le langage, est doté d’« une histoire spécifique qui ne le ramène pas aux lois d’un devenir étranger »[5]. Dès lors, si le savoir est historique chez Foucault, ce n’est pas de la même manière qu’il l’est avec l’historicisme, car le savoir s’y trouve constitué historiquement par le biais de la constitution historique du sujet anthropologique. Autrement dit, il se joue là une double médiation : le savoir est historique parce que le sujet est historique, et ce rapport ne peut s’établir que dans la mesure où précisément, le savoir est pensé comme étant le savoir de ce sujet. L’historicité du savoir est une histoire non spécifique, qui se réduit au devenir du sujet anthropologique, ce qui n’est absolument pas le cas avec l’analyse archéologique. Cette dernière, bien que situant historiquement le savoir, comme l’historicisme, ne le relativise pas pour autant, contrairement à l’historicisme.

B.La modernité et l’altérité :  les contre-sciences

Les sciences humaines (psychologie, sociologie et analyse du langage) prennent l’homme comme objet. Or ce dernier est à la fois objet d’un savoir empirique, et sujet de tout savoir possible, sujet anthropologique. Les sciences humaines oscillent donc[6], rapportant le savoir positif qu’elles établissent à propos de l’homme comme détermination de ce sujet. Ce qui apparaît alors, c’est l’impensé, l’inconscient. Car les savoirs positifs que l’homme peut établir à propos de lui-même valent comme détermination de son être, ceux-ci lui rendant par là manifeste l’impensé à partir duquel pourtant il pensait. Ce qui se joue ici a trait au rapport à l’altérité qui caractérise la Modernité. En effet, dévoiler l’Autre comme étant l’impensé, l’inconscient, c’est le ramener au Même, puisque sa connaissance vaut comme dévoilement de ce qui lui préexistait : le sujet anthropologique, pensé comme essentiellement déterminé.

Ce rapport théorique avec l’altérité apparaît en même temps que la biologie, la philologie et l’économie politique. Que les sciences humaines se soient saisies de certains principes organisateurs, ceux que Foucault nomme modèles constituants, provenant de ces trois sciences, n’est pas étonnant, puisque précisément l’homme est apparu comme objet d’un savoir empirique possible à partir de la vie, du travail et du langage. Mais cela s’éclaire également à un autre niveau : ce n’est qu’à partir de ces modèles que le savoir peut s’adresser à l’Autre. Un élément rendant ceci manifeste se trouve dans la manière qu’a Foucault de rendre compte du rapport théorique que développent les sciences des transcendantaux objectifs, puisqu’il utilise ces notions elles-mêmes[7]. Ces modèles constituants sont en fait trois couples de notions : la fonction et la norme, provenant de la biologie ; le conflit et la règle, provenant de l’économie politique ; la signification et le système, provenant de la philologie[8].

Dans Les Mots et les Choses, Foucault met en avant un double devenir ayant secoué les sciences humaines. L’un des deux est le passage du premier terme de chaque couple au second. La spécificité du second terme par rapport au premier, c’est qu’il joue un rôle de fondation : c’est le système qui rend les significations possibles, par exemple. Le premier terme apparaît ainsi toujours, relativement au second, en être comme une émanation, une instanciation particulière ; le conflit se donne comme régulé par la règle qui lui prescrit ses formes, le détermine, par exemple. Mais il y a plus :

ne faut-il pas reconnaître que le propre de la norme par rapport à la fonction qu’elle détermine, de la règle par rapport au conflit qu’elle régit, du système par rapport à la signification qu’il rend possible, c’est précisément de n’être pas donné à la conscience[9] ?

C’est en cela que le devenir interne aux sciences humaines, donnant la prééminence aux seconds termes des couples, est en fait un mouvement vers l’Autre, vers l’inconscient[10], ce qui se marque par l’émergence des contre-sciences, celles-ci étant, de manière directe, tournées vers l’Autre.

La psychanalyse est une interrogation directe de l’inconscient, c’est en cela qu’elle rompt avec la psychologie, la sociologie et l’analyse des langages :

C’est-à-dire qu’à la différence des sciences humaines, qui, tout en rebroussant chemin vers l’inconscient, demeurent toujours dans l’espace du représentable, la psychanalyse avance pour enjamber la représentation, la déborder du côté de la finitude et faire ainsi surgir, là où on attendait les fonctions porteuses de leurs normes, les conflits chargés de règles, et les significations formant système, le fait nu qu’il puisse y avoir système (donc signification), règle (donc opposition), norme (donc fonction)[11].

Ce qui est particulièrement intéressant dans ce passage, c’est qu’on y constate le passage des premiers aux seconds termes comme notion déterminante. Mais plus encore le rapport du système à la signification, de la règle au conflit, de la norme à la fonction y est-il présenté comme accessoire, secondaire, et il en va de même pour les deux autres contre-sciences. Or ce rapport est précisément l’expression de celui entre l’empirique et le transcendantal[12]. La pensée moderne assimile sans cesse l’Autre au Même ; elle rapporte le premier au second, ce qui n’est rendu possible, dans l’épistémè moderne, que par la figure de l’homme. Or c’est précisément ce rapport qui devient secondaire avec les contre-sciences, ce que Foucault exprime en disant qu’elles n’ont rien à voir avec l’anthropologie, en ce sens qu’elles n’ont trait au sujet anthropologique que de manière seconde, comme dérivée. Même plus : « elles dissolvent l’homme »[13], l’abordant par le bord extérieur, en problématisant la finitude qui en fonde la positivité[14]. Dans le cadre de la psychanalyse, la règle, le système et la norme écrasent le conflit, la signification et la fonction :

précisément lorsque ce langage se montre à l’état nu, mais se dérobe en même temps hors de toute signification comme s’il était un grand système despotique et vide, lorsque le Désir règne à l’état sauvage, comme si la rigueur de la règle avait nivelé toute opposition, lorsque la Mort domine toute fonction psychologique et se tient au-dessus d’elle comme sa norme unique et dévastatrice, – alors nous reconnaissons la folie sous sa forme présente, la folie telle qu’elle se donne à l’expérience moderne, comme sa vérité et son altérité[15].

La psychanalyse interroge la folie, et ce qui se donne en elle, c’est l’Autre, les formes limites de la finitude humaine : la Loi, le Désir et la Mort. Ces trois formes de finitude apparaissent lorsque l’homme est interrogé dans l’extériorité la plus complète, sous la figure de l’altérité ; se dévoile alors la finitude fondamentale de l’homme en tant que déterminé par la vie, le travail et le langage.

La Loi apparaît donc comme forme de la finitude humaine, en ce que l’homme se donne comme étant traversé, dominé, agi par ce langage plus vieux que lui, le précédant de toute son épaisseur historique moderne. Cela a été vu : l’archéologie repose sur une finitude fondamentale, corrélat de l’extériorité de l’objet auquel elle s’adresse. La psychanalyse également repose sur cette finitude de la pensée moderne : celle-ci en est la condition de possibilité. Mais plus encore, la psychanalyse interroge cette finitude ; et c’est la Loi, le Désir et la Mort qui surgissent alors. Ce qui se comprend tout à fait, puisque l’apparition de la finitude est le corrélat de celle des transcendantaux objectifs que sont la vie, le travail, le langage. Que l’archéologie puisse avoir rapport à la Loi, cela prend sens d’une manière plus claire, désormais. En effet, elle problématise la pensée en la mettant face à sa finitude, puisque l’archéologie porte sur le versant extérieur de celle-ci, ce qui suppose bien une limite. Or cette dernière est « langagière » ; la pensée est finie, chez Foucault, parce qu’elle est discursive, parce que, lorsqu’elle pense et se meut dans l’espace du savoir, elle obéit à des règles qui ne sont pas données à son intériorité. La pensée est finie en ce qu’elle obéit à la Loi du dicible et de l’indicible.

Outre la finitude comme condition de possibilité, condition première d’un rapport, quel qu’il soit, à l’altérité, car condition d’existence de l’Autre, un second élément important peut être mis en avant afin d’étayer la proximité entre archéologie et psychanalyse. En effet, il semble que l’archéologie structure son rapport à l’altérité de la même manière que le font les contre-sciences, ou plutôt d’une manière analogue. Il est ainsi possible d’établir une identité de rapports. L’épistémè n’est pas donnée à la conscience des individus d’une époque, elle se situe dans l’élément de l’inconscient, tout en rendant compte des productions discursives, puisqu’elle rend les énoncés possibles, en fonde la répartition, la dispersion dira Foucault, en détermine la nécessité et la fonctionnalité. Le système, relativement aux significations, est dans la même situation que l’épistémè relativement aux productions discursives qu’elle rend possible :

la signification n’est jamais première et contemporaine d’elle-même, mais toujours seconde et comme dérivée par rapport à un système qui la précède, qui en constitue l’origine positive, et qui se donne, peu à peu, par fragments et profils à travers elle ; par rapport à la conscience d’une signification, le système est bien toujours inconscient[16].

Mais ceci avec deux différences toutefois : la psychanalyse, d’après ce qu’il en est dit dans Les Mots et les Choses, parvient à interroger de manière directe l’Autre. Et si la psychanalyse est en mesure de faire cela, c’est premièrement grâce à l’expérience limite qui est celle de la folie, lors de laquelle la Mort, la Loi et le Désir se manifestent de manière directe ; et deuxièmement en passant par le rapport très particulier entre le patient et le médecin qu’est celui du transfert[17]. Ce n’est pas le cas de l’archéologie, qui doit faire le détour par l’analyse des productions discursives pour parvenir seulement à interroger l’Autre, et ce sans jamais parvenir à l’atteindre, à l’englober de son discours. Pour l’archéologie, la Loi constitue le non énonçable, le négatif de ce qu’elle parvient à mettre en lumière, tout au plus l’archéologue décèle-t-il quelques signes de ces configurations qui rendent possible les discours qu’il analyse. On retrouve là le caractère fictionnel des analyses archéologiques. La seconde différence est que la signification est une notion qui est prise dans ce mouvement de la pensée moderne consistant à osciller entre l’Autre et le Même. Elle constitue le « moment » altérité, mais est définie de manière telle qu’elle permette un retour au Même, c’est-à-dire une reprise dans l’intériorité du sujet qui sait. C’est ce trait qui empêche toute assimilation, réduisant les rapports entre l’archéologie et la psychanalyse à n’être qu’analogiques[18].

C. Le retour du langage

Les sciences humaines, relève Foucault, sont sujettes à un autre devenir, une autre évolution : non seulement les seconds termes des modèles constituants gagnent de plus en plus d’indépendance et d’importance, mais de plus, le modèle constituant qui prime change. à l’origine, en effet, les sciences humaines donnent la primauté au modèle biologique, pour ensuite l’accorder au modèle économique, et enfin en arriver à la suprématie du modèle philologique (et linguistique)[19]. C’est ainsi que peut se comprendre l’émergence de la troisième contre-science, la linguistique qui, se situant au croisement de la psychanalyse et de l’ethnologie, se caractérise par l’idée d’une théorie pure du langage. Elle peut être vue comme le résultat du double devenir des sciences humaines, puisqu’il s’agit d’une contre-science, interrogeant l’Autre sans (directement) le ramener au Même[20], et qu’elle se place tout entière sous la notion de système. Or cette tension vers la primauté du langage n’est pas sans rappeler un devenir qui semble secouer l’épistémè moderne jusque dans ses plus profonds soubassements : le retour du langage. Le langage, en effet, élément absolument premier et central dans la mécanique du savoir classique[21], s’était morcelé, laissant derrière lui comme une béance dans laquelle la figure de l’homme put prendre place[22]. Or,

à l’époque où le langage s’enfonçait dans son épaisseur d’objet et se laissait, de part en part, traverser par un savoir, il se reconstituait ailleurs, sous une forme indépendante, difficile d’accès, repliée sur l’énigme de sa naissance tout entière référée à l’acte pur d’écrire. La littérature, c’est la contestation de la philologie (dont elle est pourtant la figure jumelle) : elle ramène le langage et la grammaire au pouvoir dénudé de parler, et là elle rencontre l’être sauvage et impérieux des mots[23].

Et cette présence du langage, en marge de l’épistémè moderne[24], semble bien, petit à petit, commencer à poindre en son cœur. Cela apparaît avec l’émergence de la linguistique, c’est-à-dire par le second devenir que Foucault identifie au cœur des sciences humaines. Ce devenir fait donc partie des signes indiquant le retour du langage, et si l’auteur ne sait où les placer, il est cependant certain d’une chose : jamais l’homme et le langage (dans son unité) n’ont existé ensemble, le retour du second semble donc indiquer la mort prochaine du premier[25]. Et cela se marque par la reconnaissance du primat de la finitude langagière relativement à toutes les autres : « c’est à travers lui [le langage] et en lui que la pensée peut penser : de sorte qu’il est en lui-même une positivité qui vaut comme le fondamental »[26]. La linguistique repose sur ce retour du langage ; elle en est une expression. Mais c’est le cas de l’archéologie également. Cela a été vu, elle suppose la finitude de la pensée ; c’est là la condition d’une problématisation positive du savoir et de la pensée, c’est-à-dire comme étant régis par des règles sur lesquelles le sujet n’a pas de prise. Cette finitude est principalement langagière, chez Foucault (c’est le cas de la linguistique également). En ce sens, la Loi comme forme de la finitude humaine résultant de sa constitution langagière tend à devenir la forme fondamentale de la finitude.

Par ce profond rapport de l’archéologie au retour du langage, elle se trouve liée à la mort de l’homme d’une manière double : premièrement en l’énonçant, la promettant, la montrant du doigt, comme lointaine, indécise (car Foucault hésite, affirme, se reprend, nuance). De toutes parts pourtant les signes de sa disparition se font sentir : le simple fait qu’il soit possible de concevoir l’homme comme un pli de la pensée, le simple fait que la pensée en éprouve les limites[27], à travers la psychanalyse, l’ethnologie, la linguistique, par exemple, montre bien que l’espace qu’il occupe a été parcouru, éprouvé, et qu’au bout de cet espace, ce n’est pas, à la déception des sciences humaines, l’essence de l’homme que la pensée a découvert, mais cette finitude fondamentale qui se donne comme l’Autre et qui se refuse à revenir au Même. Et c’est là le deuxième sens de cet énoncé selon lequel l’archéologie se trouve liée à la mort de l’homme : elle-même en est le signe. Non pas une cause, mais bien une exemplification de plus : l’archéologie trouve ses conditions de possibilité précisément là où l’homme, depuis Nietzsche, peut-être même depuis sa naissance, se meurt. Lorsque Nietzsche annonce le surhomme, c’est ainsi que Foucault lit cette promesse :

le surhomme ; ce qui, dans une philosophie du Retour voulait dire que l’homme, depuis bien longtemps déjà, avait disparu et ne cessait de disparaître, et que notre pensée moderne de l’homme, notre sollicitude pour lui, notre humanisme dormaient sereinement sur sa grondante inexistence[28].

Cela se comprend, à la lumière de la présente étude : dès lors que le primat de la représentation a cessé, qu’elle s’est découverte comme le lieu d’une finitude fondamentale, donc dès que l’homme est apparu pour un savoir, corrélativement à l’apparition de l’objet au sens du transcendantal objectif, dès ce moment-là, la mort de l’homme et l’archéologie se trouvaient dessinées, esquissées, promises. La mort de l’homme, la pensée nietzschéenne l’a formulée très tôt (c’est là le génie et la clairvoyance de Nietzsche) : pour l’archéologie, il aura fallu attendre que la pensée moderne parcourt tout l’espace qui circonscrit la figure de l’homme dans le savoir. Mais ses conditions de possibilité étaient déjà là, c’était sur elles que reposait le discours nietzschéen. Il est en ce sens révélateur que, comme le soulève Foucault, Nietzsche ait annoncé la mort de l’homme sur fond de sa formation de philologue et d’une théorie biologique de l’homme, d’un certain biologisme.[29]

III. Le propre de l’archéologie

Après cette analyse des relations entre l’archéologie et les autres formes de savoir de la Modernité, il est possible d’établir précisément la configuration épistémologique sur laquelle repose la méthode foucaldienne et d’en définir la spécificité de manière explicite. Cette configuration peut s’exprimer sous la forme de trois conditions de possibilité. L’archéologie, puisqu’elle analyse le savoir et la pensée en tant que pratiques discursives, repose sur le caractère le plus fondamental de l’épistémè moderne : la finitude. En effet, les règles qu’elle dévoile, les structures qu’elle dessine ne font pas partie de l’intériorité du sujet anthropologique ; elles se situent, pour lui, de l’autre côté. Mais, bien que l’archéologie ait trait à la pensée, et donc à l’homme (car, pour les modernes, c’est toujours l’homme qui pense), l’Autre qu’elle dévoile ne prend pas la figure de l’inconscient. Ce qu’elle dévoile du savoir et de la pensée ne vaut pas comme connaissance de l’homme ; l’archéologue ne s’est pas endormi d’un sommeil anthropologique. C’est ainsi qu’apparaît une seconde condition de possibilité, condition qu’exprime le premier devenir des sciences humaines, à savoir la tension vers une pure analyse de l’altérité. Car l’extériorité dans laquelle reposent les analyses archéologiques est une extériorité « sans doute paradoxale puisqu’elle ne renvoie à aucune forme adverse d’intériorité[30]». En cela, elle repose sur la condition qui permit l’émergence des contre-sciences. Mais cette extériorité n’est pas le corrélat de la finitude en général, abstraction faite des formes particulières que celle-ci a pu prendre. Il s’agit, cela a été montré, de la finitude langagière, plus précisément de la finitude de la pensée due à sa constitution langagière. Et de ceci découlent deux éléments. Premièrement, la troisième condition de possibilité de l’archéologie se trouve ainsi être mise en évidence, il s’agit du retour du langage, de la constitution de celui-ci comme étant la finitude fondamentale. Mais secondement, l’hypothèse formulée au début de la présente étude se trouve désormais fondée d’une nouvelle façon. Car de par son caractère moderne, il est relativement évident qu’elle interroge un objet au sens moderne de ce terme. Mais comme c’est de la pensée, du savoir qu’il s’agit, ce n’est pas au langage comme transcendantal objectif qu’elle a trait, mais bien à la Loi, l’expression de la finitude de la pensée résultant du langage. Et si elle n’a trait qu’à la Loi, c’est en ce que le langage tend à devenir la finitude fondamentale, résorbant le Désir et la Mort. Il apparaît ainsi que l’archéologie ne pouvait avoir rapport qu’à la Loi, ce rapport résultant, en quelque sorte, du sol sur lequel elle repose.

L’archéologie est une méthode visant une approche théorique de l’altérité, cela est désormais clair. Mais elle ne suit pas le même mouvement que la pensée moderne dans le cas le plus fréquent : elle n’est pas détermination de l’homme en passant par une altérité. Tout comme les contre-sciences, elle n’est pas une anthropologie, elle refuse ce geste réflexe de la Modernité, consistant à dévoiler l’Autre comme étant le Même. Il s’agit en effet toujours de montrer, pour la pensée moderne, « comment l’Autre, le Lointain, est aussi bien le plus Proche et le Même »[31]. Mais, à la différence cette fois de la psychanalyse, de l’ethnologie, de la linguistique, elle suit un mouvement inverse à celui de la pensée moderne, alors que ces dernières, bien que n’en suivant pas le mouvement, ne l’inversent pas (du moins pas de manière directe et explicite)[32]. Car l’archéologie se veut être une analyse du Même[33], du savoir, de la pensée. Quoi de plus Proche ? Toutefois, de par la résurgence du langage dans son unité, il lui est possible d’analyser la pensée comme une altérité. Plutôt que de dévoiler l’Autre comme étant le Même, elle montre en quoi le Même est en même temps un Autre. Et par là s’annonce la mort de l’homme, peut-être même d’une manière plus intense encore que dans les contre-sciences : l’homme se découvre, au travers de cette archéologie des sciences humaines, être une altérité relativement à lui-même, et une altérité fondamentale, dont aucune reprise dans l’élément de l’identique n’est envisageable. L’archéologie suit donc bien, comme annoncé, le mouvement positiviste, puisque celui-ci consiste à viser l’Autre à travers le Même. Évidemment, certains rapportent l’archéologie à l’homme ; le chemin de ce retour est confortable et bien connu. Mais on ne peut faire cela sans distordre l’archéologie et la mener à se contredire elle-même. Par l’archéologie, l’homme se découvre étranger à lui-même.

*

Les Mots et les Choses est un livre étrange. Étrange parce que la difficulté de penser une pensée sans directement penser que c’est l’homme qui pense est encore d’actualité. Est-ce le constat d’un échec ? Il semble en effet que l’homme vive encore ; mais pour combien de temps ? Le simple fait que l’œuvre, suite à une première lecture, provoque la gêne de voir les réflexes habituels de notre pensée exposés, décrits, méticuleusement analysés montre à quel point son diagnostic est juste. Étrange également par ce rapport que ce discours établit avec son objet : l’archéologie se dresse dans le savoir à partir du sol qui a vu naître l’homme, les sciences humaines, les transcendantaux objectifs : elle y figure de plein droit. Dans cette analyse, l’archéologie est à la fois celle qui situe de manière effective et celle dont la situation, seulement possible, pose question de manière récurrente. Dans Les Mots et les Choses, un chemin seulement est indiqué de manière insistante et explicite, mais l’œuvre en constitue, par elle-même, un second, qui n’y est pas présent, ou alors seulement de manière dérivée, implicite. C’est cette voie que nous avons voulu explorer, souligner, et dont nous avons voulu montrer la commune origine avec celui, maintes et maintes fois parcouru, de la question anthropologique moderne.



[1] C’est-à-dire tel que constitué en objet pour le savoir : comme parlant, travaillant, et vivant.

[2] Qui apparaît alors comme étant la finitude fondamentale de l’être de l’homme. Cf. FOUCAULT Michel, Les Mots et les Choses, Op. Cit., p.339-346 pour l’analyse de la dimension temporelle de la finitude de l’homme dans le savoir moderne.

[3] Cf. Ibid., chapitre IX, L’Homme et ses doubles.

[4] Ibid., p.231.

[5] FOUCAULT Michel, L’Archéologie du Savoir, Op. Cit., p.175

[6] Entre la figure anthropologique comme objet et comme sujet du savoir.

[7] Cf. FOUCAULT Michel, Les Mots et les Choses, Op. Cit., p.263 par exemple.

[8] Le développement théorique foucaldien à propos de l’origine et de la justification de ces notions ne sera pas abordé ici, qu’il soit simplement précisé que le terme « provenant de » pourrait-être mal compris : il s’agit en fait de notions qui tirent leur origine du rapport de l’homme à la vie, au travail, au langage ; elles ne sont pas « empruntées » par les sciences humaines. Cf. Ibid., p.366-378.

[9] Ibid., p.372-373.

[10] Car l’Autre, l’inconscient et l’impensé sont assimilables, chez Foucault. Plus précisément, l’inconscient et l’impensé sont des déclinaisons de l’Autre : « L’impensé (quel que soit le nom qu’on lui donne) n’est pas logé en l’homme comme une nature recroquevillée ou une histoire qui s’y serait stratifiée, c’est, par rapport à l’homme, l’Autre » Ibid., p.337.

[11] Ibid., p.386.

[12] Ce qui revient au rapport entre l’Autre et le Même ; attention, cela dit, l’empirique est précisément ce qui se donne comme l’Autre au sujet anthropologique, sujet qui représente le Même et le transcendantal, comme conditions de possibilité. Autrement dit, l’Autre, transcendant relativement au savoir du sujet, se trouve rapporté au Même, au sujet anthropologique, premièrement comme détermination de celui-ci, mais également comme étant conditionné par ce sujet ; car en tout savoir, pour les modernes, c’est l’homme qui sait. Il s’agit, somme toute, de ne pas ignorer la différence kantienne entre transcendant et transcendantal.

[13] Ibid., p.391.

[14] Tout comme l’historicisme, mais d’une manière directe et non plus détournée.

[15] Ibid., p.386-387.

[16] Ibid., p.373.

[17] Cf. Ibid., p.387 et 389 à propos du transfert dans la psychanalyse.

[18] S’il n’est pas posé ici une proximité plus profonde qu’un simple rapport analogique, c’est en ce que les notions de système et de signification sont empreints d’un rapport au sujet anthropologique. Il est toutefois possible de défendre un tel rapport entre l’archéologie et la notion de système, puisque la psychanalyse entretient un rapport avec celle-ci sans pour autant se faire anthropologique. Le rapport de ces notions à l’homme est opéré par la médiation de l’origine et de la reprise dans la totalité consciente du sujet anthropologique, Cf. FOUCAULT Michel, Les Mots et les Choses, Op. Cit., p.372-373.

[19] Cf. Ibid., p.371.

[20] Donc reposant sur le basculement progressif entre premier et second terme des couples constituants.

[21] Cf. Ibid., p.77-81, Chapitre IV, Parler, prioritairement p.92-95, également p.318-323 et p.346-351.

[22] Cf. Ibid., p.320-321 pour les rapports entre le langage et la nature humaine à l’Âge classique.

[23] Ibid., p.313.

[24] Car le langage n’est présent (dans son unité) qu’en dehors du savoir moderne à savoir dans la littérature. Donc, formellement parlant, la problématique du langage (qui n’est pas celle de la philologie) est extérieure à l’épistémè moderne, et ce jusqu’à l’apparition de la linguistique.

[25] Cf. Ibid., p.349-350.

[26] Ibid., p.394.

[27] Cf. Ibid., p.353.

[28] Ibid., p.333.

[29] Ibid., p.353.

[30] FOUCAULT Michel, L’Archéologie du Savoir, Op. Cit., p.167.

[31] FOUCAULT Michel, Les Mots et les Choses, Op. Cit., p.350.

[32] Il est en effet possible de voir, par exemple dans la psychanalyse, le même mouvement de dévoilement du Même comme étant une altérité. Mais ce mouvement ne peut être mis en évidence que dans un troisième temps : premièrement analyse psychanalytique des formes de la finitude humaine (analyse de l’Autre) ; deuxièmement, mouvement rapportant ces formes au Même (la psychanalyse comme dévoilement de l’inconscient) ; troisièmement, puisque c’est l’Autre qui a été rapporté au Même, celui-ci se trouve participer à une altérité, être autre relativement à lui-même. L’archéologie, quant à elle, est, de manière absolument directe, une analyse du Même comme un Autre.

[33] Ibid., p.15.

Comments are closed.

More in:une

Next Article:

0 %