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Recension – Adorno l’humaniste

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Pierre Fasula – Paris 1

Marie-Andrée Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, collection Philia, 2012.

            Dans son livre intitulé Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, Marie-Andrée Ricard, professeur à l’université de Laval, entreprend de « dégager la conception adornienne de la vie juste » (p. 7). C’est là l’originalité du livre : ne pas se contenter de décrire, une fois de plus, la « dénonciation unilatérale de la “vie fausse” » (p. 8), qui a pu être comprise parfois – de manière injuste – comme une impuissance à penser positivement une vie, mais montrer qu’on trouve bien une telle conception de la vie juste chez Adorno et en rassembler les fragments pour en faire le tableau. Cette conception existe en effet sous la forme de contrepoints, se trouve comme dans l’envers de la critique de la vie fausse, et les différents chapitres en montrent les différents aspects. Dans le premier, l’auteure trace les grandes lignes d’une morale adornienne de la pensée, le second porte sur la formulation d’un nouvel impératif catégorique lié à l’expérience d’Auschwitz, le troisième montre la résolution du problème de l’identité par la reconnaissance mutuelle, le quatrième et dernier fonde l’espoir d’émancipation sur ce qu’Adorno appelle l’expérience métaphysique.

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Dans cette perspective, c’est bien le premier chapitre qui nous semble le plus réussi, bien qu’il se penche moins « sur la morale comme telle » (p. 13) que sur la manière dont Adorno interroge la moralité de la pensée – condition essentielle pour pouvoir penser la vie juste en son absence et contribuer, peut-être, à sa réalisation. On soulignera notamment dans ce chapitre l’intéressante mise en perspective historique de l’exigence de critique : exigence qu’on trouve chez Socrate, aux Lumières et enfin dans la « théorie critique » elle-même. C’est en partie cette démarche et ce mouvement que l’on retrouve actuellement chez Putnam, par exemple dans la 2e partie de L’Éthique sans l’Ontologie (Paris, Cerf, 2013), quand, d’un côté, ce dernier définit la philosophie non comme critique mais comme critique de la critique, et que, de l’autre, il décrit les trois mouvements des lumières mettant en œuvre cette critique de la critique : lumières socratiques, Lumières du xviiie siècle, lumières deweyennes. Le parallèle est assez frappant, même si le dernier moment critique n’est évidemment pas le même et exprime une profonde différence concernant l’exercice de l’esprit (Putnam n’accepterait certainement pas l’idée que la rationalité a une responsabilité dans la catastrophe).

L’autre aspect très intéressant de ce premier chapitre réside dans la référence à la dialectique et à la rhétorique, dans la mise en évidence d’une rhétorique propre à la pensée d’Adorno, par-delà son assimilation à une simple dialectique. Il s’agit en effet de développer une rhétorique de l’exagération : « pour avoir des chances d’atteindre les individus et de modifier le cours des choses, il faut selon lui exagérer. À la démesure, il convient d’opposer la démesure » (p. 43). Et cette rhétorique est analysée finement sous deux aspects : d’un côté, en rapport avec la « constitution affective du sujet » (p. 45), au sens où cette rhétorique nous confronte à une peur (imaginer l’inimaginable) qui est vectrice de vérité, de l’autre, en rapport avec la « constitution érotique de la pensée » (p. 49), au sens où la pensée est à la fois ce qui dépasse ce qui lui est donné et qui est touché par ce qu’elle connaît.

L’intérêt des deux chapitres centraux réside moins dans ce qui est rappelé de la pensée d’Adorno que dans les rapprochements esquissés par l’auteure. La discussion de Kant par Adorno, même en référence à Auschwitz, n’est pas des plus originales et l’examen de cette discussion se contente d’en rappeler les aspects les plus connus. Cependant, deux rapprochements « externes » contribuent à leur donner non seulement une pertinence mais en plus un intérêt actuel, à sortir l’étude d’Adorno d’une simple étude historique.

Il s’agit tout d’abord de l’insistance sur la dimension corporelle de la morale d’Adorno, une fois l’impératif kantien discuté (y compris d’ailleurs dans ses aspects positifs, par exemple le « moment d’humanité dans la troisième variante de l’impératif catégorique, p. 89). Que les sentiments et le rapport à la souffrance soient d’une grande importance en morale, c’est une chose, mais que l’on rattache ces sentiments au corps, c’en est une autre : c’est faire du corporel le « supplément » indispensable en morale, « ce qui dans le sujet ne doit être à aucun prix objectivé » (p. 98). De ce point de vue, l’auteur rappelle des passages particulièrement intéressants sur la réduction des individus au corps, au « corps torturable », mais insiste aussi de manière originale sur un parallèle possible avec la phénoménologie, c’est-à-dire sur la dimension « charnelle » de la morale. Malheureusement, ce parallèle est finalement assez peu développé en lui-même pour que l’on puisse mesurer l’étendue de ce qui était annoncé en introduction et qui semble assez original : « Ce qu’il faut entendre par là [la dimension charnelle] recoupera étonnamment ce que la phénoménologie contemporaine comprend sous les notions de chairs ou encore d’affectivité » (p. 11). Qu’apporte réellement la référence phénoménologique ? Inversement, qu’apporteraient les réflexions d’Adorno à la phénoménologie ? Il semble parfois que l’auteur a seulement trouvé dans l’adjectif « charnel » un moyen de bien baptiser quelque chose qui, effectivement, se trouve dans Adorno.

L’autre rapprochement « externe » particulièrement intéressant est celui d’Adorno avec Axel Honneth et le thème de la reconnaissance, mais retravaillé. Il s’agit en effet pour l’auteur de voir en Adorno « une réflexion qui élève de surcroît la reconnaissance de l’autre au rang de condition ultime d’une vie juste » (p. 108). Mais le plus original réside dans le fait que le but n’est pas, comme bien souvent, de mettre en évidence l’importance d’un soi-disant désir de reconnaissance, dans le prolongement des analyses hégéliennes classiques, mais d’un désir de reconnaître. L’idée-même d’un « envers de la reconnaissance » – c’est le titre de la 3e partie – prend alors une tournure particulièrement intéressante, par-delà la seule analyse du statut de l’antisémitisme nazi, qui occupe les premières pages de ce chapitre : « Le primat de l’autre révèle bien plutôt que la reconnaissance se fonde à l’inverse aussi, et d’une manière plus élémentaire, sur le désir de reconnaître qui émane d’abord de la vie charnelle » (p. 132). Et dans l’antisémitisme, ce qui s’exprimerait, c’est le refus de ce désir de reconnaître.

Nous terminerons brièvement sur le dernier chapitre de ce livre, plus court que les précédents. Toujours dans une discussion avec Kant mais aussi de manière plus originale avec Claude Lefort qui qualifiait Adorno de « théoricien de la mort de l’immortalité » (p. 163), on y découvre, contrairement à ce que soutient Lefort, un Adorno « en quête des traces d’immortalité qu’offre la vie intramondaine » (p. 159), l’une d’entre elles se trouvant dans un passage de La recherche du temps perdu consacré à la mort de l’écrivain Bergotte. Proust y aurait « contribué à l’expression tâtonnante de l’espoir d’une résurrection » (p. 182).

            C’est bien un Adorno différent qui se révèle dans ces quatre chapitres, la dimension positive de sa réflexion apparaît en effet plus clairement entre la morale de la pensée, la place des sentiments et du corps, le désir de reconnaître ou encore la quête d’une immortalité intramondaine.

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