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Sur l’implication ontologique des ontologies

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Sur l’implication ontologique des ontologies. Débats et enjeux de la représentation des connaissances à l’ère numérique

Sylvain Roudaut (ERIAC – Université de Rouen)

Résumé : cet article propose une évaluation critique des enjeux liés aux ontologies informatiques d’un point de vue philosophique et, plus précisément, du point de vue de l’ontologie comme discipline philosophique. Après avoir rappelé l’origine de ces artefacts et les discussions soulevées par leur définition, on montre de quelle manière les ontologies de haut niveau posent et répondent du point de vue de l’ingénierie des connaissances à un certain nombre de questions classiques de la métaphysique. On montre ensuite comment les problèmes concrets posés par les ontologies de haut niveau conduisent l’ontologie comme discipline à une situation inédite, qui tient à son implication dans un champ de recherche indissociablement philosophique et technique.

Mots-clés : ontologie ; ontologies informatiques ; métaphysique ; ingénierie des connaissances ; représentation des connaissances

Abstract : this paper studies the philosophical issues related to ontologies understood as digital constructions and ontology understood as a philosophical discipline. The first part of the paper is devoted to the origin of ontologies and the controversies about their definition. Then, it is shown how upper ontologies involve a series of metaphysical issues on which each ontology offers a precise set of theses. Finally, the contemporary problems faced by ontology understood as a philosophical discipline are studied in relation to this new technical context.

Keywords : ontologies ; metaphysics ; information science ; knowledge representation

Introduction

Liées à la construction du Web sémantique, à l’intelligence artificielle et aux techniques d’extraction de données, les ontologies ont aujourd’hui largement investi le champ des sciences de l’information et des humanités numériques. Référence à la discipline philosophique du même nom, le terme d’ontologie utilisé en informatique réfère à l’une des tâches assignées à la métaphysique depuis Aristote de dresser un « inventaire de l’être ». Les ontologies informatiques se présentent en effet comme une mise en ordre formelle et structurée d’un ensemble de concepts décrivant un domaine d’objets ou un champ disciplinaire. Si leur définition, nous le verrons, fait l’objet d’un relatif consensus, les ontologies constituent des constructions hétérogènes, porteuses de théories métaphysiques radicalement divergentes. La présente contribution se propose d’examiner les principales interrogations soulevées par les ontologies informatiques du point de vue de l’ontologie comme discipline philosophique. On commencera par rappeler d’abord que des problèmes liés aux modalités référentielles des signes linguistiques sont au centre des discussions relatives à la définition des ontologies. L’objet de l’enquête ontologique n’est toutefois pas la seule question philosophique qui se trouve retravaillée par l’ingénierie des connaissances : l’ensemble des grands problèmes structurant le champ de la métaphysique traditionnelle s’est en réalité redéployé au sein des ontologies dites fondationnelles (ou de haut niveau). Cette situation met en évidence que le « devenir informatique » de l’ontologie ne tient pas simplement en la traduction de ses questionnements sur le plan numérique : en réactualisant de manière inédite le problème de la cohésion des champs du savoir, il l’engage dans un contexte technique qui lui était jusqu’à présent étranger.

I. Domaines, concepts et individus : définition(s) des ontologies

Au sein des sciences de l’information, les ontologies informatiques se sont progressivement développées au cours des dernières décennies pour répondre à plusieurs exigences : pour structurer des base de données dont la dimension nécessite un traitement automatisé (l’accumulation de données provenant d’un champ d’expertise scientifique, par exemple), pour la construction du Web sémantique et l’architecture de l’information, pour optimiser le partage des connaissances dans le domaine de l’ingénierie logicielle, pour la représentation des connaissances dans divers secteurs de la recherche en intelligence artificielle. Les ontologies informatiques visent avant tout à formaliser ou « expliciter » la connaissance que nous possédons d’un domaine en spécifiant les termes de son vocabulaire et leurs relations sémantiques. Ces relations peuvent être de différents types, par exemple d’inclusion méréologique : dans le domaine bio-médical, une cellule est incluse dans un tissu, qui est inclus dans un organe, qui est inclus dans un organisme. Les applications de ce type de représentations formelles ont premièrement concerné les domaines où la conceptualisation était la plus simple à expliciter grâce à certaines relations permettant de décrire un nombre important d’entités (par exemple, la relation méréologique de partie à tout pour les ontologies bio-médicales ou la relation d’inclusion topologique dans le domaine géo-spatial). On peut citer à titre d’exemple une construction comme la Gene Ontology dans le domaine de la bio-informatique, qui propose de telles classifications pour les fonctions moléculaires, les composants cellulaires et les processus biologiques[1]. Une fois définies, ces relations inter-conceptuelles peuvent être intégrées sous la forme de prédicats unaires ou d’arité supérieure à un langage formel (le plus souvent une logique de description, qui constitue un fragment décidable de la logique du premier ordre). Grâce à des moteurs d’inférence, il devient alors possible, via une machine de déduire mécaniquement des informations, d’actualiser des requêtes et de classer des données au moyen de ce langage.

Le terme « ontologie » apparaît progressivement dans les sciences de l’information dans les années 1980. Dans un célèbre article esquissant une formalisation de la physique naïve, Patrick Hayes donnait en 1979 un nouvel élan à un programme de recherche en intelligence artificielle déjà défini par John McCarthy, consistant à expliciter l’ensemble des connaissances du sens commun que chaque agent mobilise nécessairement quand il raisonne à propos du monde et interagit avec son environnement[2]. Héritières de ce programme, les ontologies prolongent par ailleurs des pratiques existant depuis longtemps dans l’ingénierie des connaissances. La généalogie des ontologies les fait ainsi souvent remonter aux T-Box des logiques de description, des répertoires d’axiomes qui définissent pour ces langages de représentation des connaissances les concepts, leurs rôles et relations sémantiques. Les ontologies prolongent de même les représentations par graphes conceptuels des hiérarchies d’héritage entre types de concepts ou types de classes, notamment utilisés dans le paradigme de programmation orienté-objet.

À la croisée de ces recherches, le terme d’« ontologie » informatique s’impose définitivement dans les années 1990, où la diversité d’application de ces outils explique leur développement important. On doit à l’ingénieur informaticien Thomas Gruber la définition générique la plus souvent retenue de ce qu’est une ontologie[3]. Une ontologie est d’après Gruber la « spécification explicite d’une conceptualisation ». Une ontologie n’est donc pas en tant que telle un ensemble de concepts nouveaux, dont on apporterait une définition essentielle, mais elle suppose une conceptualisation déjà existante dont elle a pour tâche de préciser – de la manière la plus claire et explicite possible, c’est-à-dire formellement – le fonctionnement et les règles. Soit un domaine donné, ainsi qu’un vocabulaire comprenant des termes aux relations déterminées sur ce domaine (autrement dit, une « conceptualisation » de ce domaine : par exemple les termes « cellules », « organes », « organismes » dans le domaine de la biologie). Une ontologie est un langage caractérisant formellement ces termes et les règles déterminant leurs relations sémantiques. Cette spécification, une fois achevée, permet de définir les inférences légitimes qu’il est possible d’établir sur ce domaine. C’est en ce sens qu’une ontologie est l’explicitation d’une conceptualisation, constituée formellement par un ensemble d’axiomes, et représentable sous forme de graphe.

Plusieurs amendements plus ou moins importants furent apportés à cette définition. Willem Borst précisa que la conceptualisation sur laquelle porte une ontologie devait être « partagée », c’est-à-dire utilisée de manière consensuelle par une communauté, et ne pas refléter d’usages idiosyncratiques[4]. L’accord sur cette définition fut surtout accompagné de discussions sur la portée exacte de l’expression « conceptualisation » et, de là, sur le sens et la référence des symboles employés dans les ontologies. Ces réflexions, contemporaines des débats relatifs aux modalités référentielles des ressources sur le Web, témoignent de l’investissement par la philosophie du langage du champ de l’ingénierie des connaissances[5]. En avançant sa définition, Gruber reprenait une approche purement extensionnelle de la notion de « conceptualisation », identifiant un concept à un ensemble de relations actuelles entre individus sur un domaine donné. Pour reprendre un exemple classique, dans un univers du discours où n’existent que deux livres A et B posés sur une table, le concept spatial « être au-dessus de » est identifié à l’ensemble des relations binaires ([A ; table], [B ; table]). Le théoricien des ontologies Nicola Guarino a souligné l’impuissance d’une telle définition à accorder la rigidité sémantique des concepts d’une ontologie avec le caractère dynamique et toujours potentiellement révisable des relations qui tombent sous leur extension[6]. La compréhension du statut des ontologies doit selon Guarino reposer sur une définition de la notion de concept qu’il qualifie d’« intensionnelle ». Inspirée par la sémantique de Montague, la définition proposée par Guarino revient à identifier un concept à une fonction associant à chaque monde possible une configuration donnée (le concept « être au-dessus de » renvoie à l’ensemble des couples d’objets entrant dans cette relation dans l’ensemble des mondes possibles). Une ontologie ne décrit donc pas réellement les relations actuelles existant entre individus d’un domaine donné, et ne peut prétendre qu’à la caractérisation (devant être la plus fine possible) des relations entre concepts au sein de ce domaine, en en caractérisant les propriétés formelles.

Par exemple, la relation binaire « être au-dessus de » se caractérise notamment :

     – par son antiréflexivité : ☐∀x. ~dessus(x,x)

     – par sa transivité :☐∀x,y,z. (dessus(x,y) ∧ dessus(y,z)) → dessus(x,z)

La tâche d’une ontologie consiste dès lors à décrire l’ensemble des propriétés définissant les relations sémantiques d’une conceptualisation donnée. La notion de conceptualisation ainsi définie étant très large, différentes classifications des ontologies sont régulièrement proposées : selon leur degré de formalisation (les ontologies « lexicales », caractérisées avant tout par la quantité de notions répertoriées mais ne présentant que peu de relations formalisées entre ces notions, s’opposent ainsi aux ontologies axiomatisées), selon leur domaine (plus ou moins général), selon leur type de sources (textuelles, bases de données, etc.) ou leur méthode[7].

Les ontologies constituent un objet d’étude intéressant pour la philosophie de la connaissance[8] et, à l’inverse, la philosophie forme également un domaine représentable au moyen d’ontologies (du point de vue de ses acteurs, de ses œuvres ou de ses institutions)[9]. Au vu de leur diversité, néanmoins, on ne saurait assez souligner l’équivocité des ontologies computationnelles et de l’ontologie entendue comme discipline philosophique (notée ci-après Ontologie, selon l’usage, pour désambiguïser). Leur rapprochement se justifie pourtant du point de vue des ontologies dites fondationnelles ou de haut niveau, selon leur classification du point de vue du domaine de conceptualisation. On distingue généralement de ce point de vue trois niveaux d’ontologies – forcément poreux. Les ontologies de haut niveau (1) définissent les catégories d’objets les plus hautes, généralissimes (choses, processus, état, etc.). Les ontologies de domaine (2) concernent les disciplines relatives à un champ conceptuel donné (le domaine de la médecine, le domaine géographique, juridique, etc.). Les ontologies d’application (3), enfin, caractérisent une conceptualisation encore plus spécifique relative à un domaine précis, qui n’est pas destinée à être partagée. Les ontologies de haut niveau se sont avérées nécessaires pour la construction d’ontologies interopérables, c’est-à-dire réutilisables et susceptibles d’être coordonnées à d’autres ontologies de domaine pour optimiser le traitement automatique des données et l’échange d’informations. Leur raison d’être – circonscrire les types les plus généraux d’entités – a introduit une dimension fortement « métaphysique » dans un champ d’expertise jusqu’alors étranger aux spéculations relevant de l’Ontologie. Leur complexification progressive a certainement bénéficié sur certains aspects à cette discipline philosophique, comme le défend Barry Smith[10]. Mais les ontologies de haut niveau sont avant tout plurielles, et leur multiplication a reconduit de manière singulière les problèmes structurants de la métaphysique. Afin de comprendre comment des questions classiques de la métaphysique, en investissant les sciences de l’information, engendrent aujourd’hui des problèmes inédits pour l’ontologie comme discipline, il convient de se pencher sur les divergences et conflits entre ontologies de haut niveau.

II. Les ontologies et les problèmes centraux de la métaphysique

Les ontologies de haut niveau ont souvent revendiqué diverses filiations philosophiques, de la théorie des catégories d’Aristote à l’idée d’une ontologie formelle ébauchée par Husserl dans les Recherches logiques, en passant par les projets leibniziens d’encyclopédie et de caractéristique universelle. Comme ces différents travaux, les ontologies de haut niveau sont toutefois multiples, ce qu’explique leur contexte d’élaboration : les plus connues comme Cyc, BFO (Basic Formal Ontology), SUMO (Suggested Upper Merged Ontology) ou DOLCE (Descriptive Ontology for Linguistic and Cognitive Engineering) furent conçues en vue d’ontologies de domaine et d’application aux besoins desquelles elles répondaient. De ce fait, les ontologies fondationnelles offrent une pluralité de points de vue sur les catégories suprêmes auxquelles se ramènent l’ensemble des objets de connaissance, ainsi que leurs principales divisions. Ces divergences plus ou moins fortes renvoient ultimement à des engagements ontologiques différents et, d’un point de vue métaphysique, à des théories concurrentes. Les ontologies ne se distinguent pas uniquement du point de vue de l’enquête catégorielle, mais elles déclinent encore à leur manière les problèmes de la nature des objets de la connaissance, des universaux, de la nature de l’espace et du temps ou encore du statut des objets possibles.

D’un point de vue méthodologique, les ontologies rejouent avant tout du point de vue de l’ingénierie des connaissances le problème classique de l’objet de l’enquête ontologique, et de son degré d’indépendance vis-à-vis de l’esprit. La variété des ontologies de haut niveau soulève la question de savoir si ces langages formels réfèrent réellement à un domaine d’objets ou simplement aux représentations mentales qui permettent de les penser. L’examen de deux ontologies fondationnelles, parmi les plus connues et les plus utilisées, permet de considérer l’écart que peut engendrer le choix initial d’une orientation « objective » ou « réaliste », ou au contraire d’une orientation « conceptualiste » d’une ontologie. Ainsi, l’ontologie de haut niveau BFO (Basic Formal Ontology), élaborée par une équipe de chercheurs menée par Barry Smith, représente une typologie structurée des classes génériques de l’être prétendant décrire l’articulation objective du réel[11]. Le succès de BFO pour la construction d’ontologies appliquées est particulièrement net dans le domaine bio-médical, ainsi que celui de la sécurité et de la défense[12]. BFO propose comme première catégorie la notion d’« entité ». Cette première catégorie est divisée par une dichotomie fondamentale en continuants et occurrents – les entités continuantes renvoyant aux objets persistants à travers le temps, les entités occurrentes comprenant notamment les évènements et les processus, dont le caractère temporel est une caractéristique essentielle. Des divisions ultérieures partagent par exemple le domaine des entités en entités continuantes dépendantes et indépendantes, etc. BFO se présente comme une ontologie au sens fort, c’est-à-dire une théorie des types généralissimes d’entités. De façon notable, cette ontologie fut inspirée par une forme de néo-aristotélisme dont son auteur principal – Barry Smith – se revendique explicitement. Caractérisée par une ontologie proche de celle du sens commun, BFO admet la pertinence, en plus des objets, des catégories de propriétés, de relations et de processus, et conçoit cette typologie comme indépendante de l’esprit.

À l’inverse, une upper ontology comme DOLCE, élaborée par l’équipe de Nicola Guarino, assume son caractère artefactuel et n’aspire qu’à expliciter l’agencement des concepts structurant le champ des connaissances humaines. Avant tout préoccupée par la formalisation des processus linguistiques et des représentations du sens commun, DOLCE ne prétend pas décrire la structure ontologique réelle des entités qu’elle représente. Si l’emploi des étiquettes classiquement utilisées en philosophie (« réaliste » vs. « idéalisme » ou « descriptivisme », etc.) demeure délicat pour qualifier ces constructions, des ontologies comme BFO et DOLCE renvoient tout au moins à l’opposition entre deux visions opposées de l’objet de l’enquête ontologique : d’un côté, la mise au jour de l’articulation objective du réel ; de l’autre, une description neutre et sans visée normative de notre conception de la réalité[13].

À cette différence de perspective méthodologique s’ajoutent ensuite des approches très différentes de l’identité des êtres dans le temps. Les ontologies de haut niveau supposent au minimum une prise de position sur la question de savoir si les objets sont tout entier présents à chaque instant de leur existence (thèse de l’endurantisme), ou si au contraire ils existent « étendus » à travers le temps, et ne présentent à chaque instant qu’une partie temporelle d’eux-mêmes (perdurantisme). Nous l’avons vu, BFO admet une bipartition fondamentale des types d’entités (« continuants » et « occurrents ») qui lui sert avant tout à distinguer les évènements des objets proprement dits. BFO suppose ainsi l’irréductibilité de la catégorie des entités occurrentes, c’est-à-dire d’êtres essentiellement successifs ou temporels[14]. Bien d’autres ontologies de haut niveau comprennent la même division, pouvant être aménagée de façon sensiblement différente : DOLCE présente également une division des particuliers – catégorie qui subsume toutes les autres – en perdurants et endurants, bien que d’autres catégories dépendent immédiatement de cette classe, indépendamment de cette dichotomie. GFO (General Formal Ontology), développée au sein du groupe Onto-Med Research à l’Université de Leipzig, distingue avant tout les individus concrets des ensembles et des catégories, mais propose une division subséquente des individus concrets recoupant la distinction entre objets et processus. À l’inverse, l’ontologie fondationnelle BORO (Business Objects Reference Ontology) repose sur un parti-pris quadri-dimensionnaliste où l’identité des objets dépend essentiellement de leur dimension temporelle. Tout objet est défini dans BORO par son extension temporelle, en plus de ses propriétés spatiales. Comme son nom le suggère, cette ontologie ne fut pourtant pas élaborée comme un outil pour le traitement des données produites par les sciences physiques : initialement conçue pour des raisons de réingénierie informatique, devenue ensuite un outil important dans les secteurs industriels et commerciaux, BORO fut avant tout calibrée comme une ontologie de perdurants pour traiter des notions complexes comme celles de processus et d’opérations[15]. Des remarques semblables pourraient être faites concernant l’opposition des conceptions substantivistes et relationnistes de l’espace-temps, certaines ontologies caractérisant l’espace et le temps comme catégories fondamentales et irréductibles, d’autres dérivant les régions spatio-temporelles à partir de subdivisions de la catégorie d’objets, traduisant au contraire leur caractère relationnel.

Un des autres aspects des ontologies les plus saillants d’un point métaphysique est leur lien au problème des universaux. Si toutes les ontologies supposent en un sens large leur utilisation pour signifier qu’un objet instancie une certaine classe, toutes ne sont pas également favorables à leur prise en compte en tant qu’objets appartenant au domaine de conceptualisation. À titre d’exemple, BFO permet de spécifier la relation qu’une instance entretient envers son type – en accord avec une épistémologie d’inspiration néo-aristotélicienne selon laquelle les lois scientifiques reposent sur l’existence de relations entre propriétés universelles. L’axiomatisation de BFO implique que toute entité est un particulier ou un universel, et qu’aucune entité n’est à la fois un particulier et un universel. Respectant un actualisme corollaire à son réalisme immanentiste des universaux, tout type non-instancié y est de surcroît refusé.

À l’inverse, une ontologie comme DOLCE s’affirme comme une ontologie de particuliers qui refuse strictement toute compromission à l’égard des universaux. Les qualités, à titre d’exemple, n’y sont pas d’abord conçues comme des propriétés universelles instanciées par des particuliers, mais sont elles-mêmes définies comme des particuliers. On se méprendrait toutefois à classer trop simplement ces ontologies en « généreuses » et « austères » : alors que DOLCE se présente comme une ontologie particulariste, elle accorde une place importante aux entités abstraites, qui ne sont pas reconnues dans BFO. La catégorie d’entité abstraite est l’une des premières divisions de la catégorie fondamentale « entité » dans DOLCE qui, rappelons-le, s’intéresse avant tout au domaine cognitif et à la formalisation du discours du sens commun. DOLCE catégorise par exemple comme entités abstraites les faits, les ensembles et les régions – cette dernière catégorie étant construite différemment dans BFO à partir de celle d’entité occurrente. L’engagement ontologique envers les entités abstraites est partagé par SUMO, dont la catégorie généralissime d’entité est premièrement divisée en physique et abstrait, et par GFO, qui divise la notion d’individu (distincte de celle d’ensemble) en abstrait et concret.

III. Enjeux pratiques liés aux ontologies fondationnelles

L’intégration de ces différents débats issus de la tradition métaphysique éclaire les divergences de fond entre ontologies de haut niveau, dont l’élaboration fut d’abord motivée par des contextes techniques. Il faut toutefois prendre aussi en compte le renouveau de la métaphysique dans la seconde moitié du xxe siècle, et ses orientations particulières, pour expliquer l’enrichissement mutuel des ontologies et de l’Ontologie évoqué par Barry Smith. L’intérêt de l’Ontologie contemporaine pour des questions longtemps négligées par la tradition, et la multiplication des études sur les entités « mineures » (les trous, les limites, les ombres, etc.) ont par exemple profité au traitement formel de problèmes également rencontrés par l’ingénierie de la connaissance. Par ailleurs, l’abondante littérature suscitée depuis Kripke sur les notions d’essence et d’identité a clairement contribué à l’analyse de la relation prédicative « être_un » (is_a) massivement utilisée pour décrire les relations entre concepts au sein des ontologies. La notion de dépendance sortale de l’identité, ou encore la distinction de propriétés rigides et anti-rigides dans l’axiomatisation des ontologies ont ainsi permis d’affiner cette relation générique en en distinguant les diverses modalités (instanciation d’une classe naturelle, propriété essentielle, attribut accidentel, etc.). De même, des théories comme la méréologie et la méréotopologie, la logique modale, les théories formelles du vague ou encore de la relation de dépendance, aujourd’hui intégrées aux ontologies informatiques, témoignent largement de cet apport réciproque.

Ayant hérité des débats philosophiques accompagnant ces théories, les divergences entre ontologies fondationnelles ramènent bel et bien aux problèmes classiques de la « science de l’être » : chaque ontologie de haut niveau constitue une combinaison précise de thèses métaphysiques[16]. Les différences entre ontologies n’empêchent certes pas systématiquement la représentation de concepts identiques par des voies différentes. De fait, les notions de région spatiale, de propriété qualitative ou encore de limite sont représentées différemment dans les ontologies évoquées plus haut en fonction de leurs termes primitifs et de leur configuration. D’un point de vue philosophique, cependant, cette possibilité technique traduit moins une équivalence théorique que la divergence profonde de certaines ontologies : présentant non seulement une typologie de l’être, elles suggèrent en même temps une théorie de la dérivation et de la dépendance des entités secondaires vis-à-vis des catégories fondamentales. Il convient néanmoins de mentionner le parti-pris pluraliste de certaines constructions. DOLCE, notamment, ne constitue que le premier module d’une bibliothèque d’ontologies possibles (conçu pour la base WonderWeb) qui permet le paramétrage personnalisé d’ontologie à la convenance de l’utilisateur. À ce titre, bien qu’elle soit indéniablement une ontologie de haut niveau, DOLCE ne prétend pas à un rôle réellement fondationnel. De façon similaire, GFO permet plusieurs choix de représentation, par exemple entre un temps continu ou discret, offrant la possibilité de basculer d’une représentation à l’autre.

Cette modularité des ontologies informatiques, qui s’ajoute à leur foisonnement, conduit aujourd’hui l’Ontologie vers des questions tout à la fois philosophiques et pratiques. Tout d’abord, en dépit de leur utilité, un certain pessimisme s’est imposé sur la réalisabilité d’ontologies fondationnelles assurant une interopérabilité effective, c’est-à-dire préservant le sens réel des concepts utilisés au sein d’une discipline ou d’une pratique[17]. Le projet d’une interopérabilité non seulement syntaxique mais aussi sémantique se confronte à la variété des sens attribués à un même terme en fonction des usages multiples qui en sont faits. On a ainsi pu pointer l’impuissance des catégories d’une ontologie formelle, du fait de leur généralité, à tenir compte de la dimension pragmatique du sens de certaines conceptualisations[18]. Par-delà les approches extensionnelles ou intensionnelles de la notion de conceptualisation, les projets d’ontologies fondationnelles négligeraient l’importance du contexte déterminant au moins partiellement le sens d’un terme. Les ontologies informatiques révèleraient par là le caractère aporétique d’une ontologie formelle prétendant recouvrir non seulement le domaine des sciences pures mais également des sciences appliquées. La caractérisation d’une « tumeur cancéreuse » comme « continuant indépendant » (dans BFO) apparaît par exemple insuffisante pour assurer son intégration pertinente au sein de systèmes d’échanges d’information, même au sein d’un domaine commun comme la médecine.

Ce scepticisme se fonde aussi sur d’autres raisons – normatives cette fois – relatives à l’autonomie des disciplines. L’élaboration d’une ontologie formelle standard couvrant l’ensemble des ontologies de domaine n’évite pas les objections qu’a toujours soulevées ce type de projet. L’intégration de l’ensemble des sciences au sein d’un édifice conceptuel commun suppose logiquement leur caractère conciliable, indépendamment du problème de la réductibilité de certaines disciplines à d’autres. Si une discipline scientifique se caractérise par ses méthodes autant que par son objet, il est permis de croire qu’une méthode scientifique peut être purgée des théories implicites sur le monde qu’elle peut véhiculer au départ. Or, il reste que la conceptualisation d’une discipline, en représentant des objets et des relations, contient en même temps un certain nombre de présupposés normatifs quant à l’existence et propriétés supposées de ses objets. On conçoit de ce point de vue les implications liées au choix d’une ontologie particulière et de son engagement envers certaines catégories, par exemple celle d’entité abstraite pour les sciences sociales ou celles relatives à l’espace-temps pour les sciences physiques.

Ce problème ne fait qu’amplifier l’ambivalence fondamentale, relevée plus haut, de la visée des ontologies fondationnelles. Il semble difficile d’accommoder l’idée d’une ontologie comme description de la structure du réel à celle d’une ontologie décrivant la structure de la connaissance. Or, comme le relève Barry Smith[19], l’échec actuel des ontologies d’orientation réaliste à instaurer un consensus solide reproduit avant tout celui auquel se confrontent les métaphysiciens depuis plus de deux millénaires sur des questions telles que l’organisation catégorielle du réel ou la réalité des universaux. Cet échec n’indique nullement que le choix contraire d’un conceptualisme fondationnel aboutira à des résultats plus probants et durables. Il n’est pas exclu que la variabilité des structures conceptuelles représente un obstacle potentiel à la construction d’une ontologie fondationnelle au parti-pris conceptualiste[20]. L’existence d’une catégorisation identique du réel, universelle et valable pour tous les sujets, tant du point de vue de sa structure générale que de ses « régions » particulières, loin d’être démontrée, constitue un problème dont l’examen relève en priorité de l’anthropologie cognitive. Il en va de même pour la question de la conformité des ontologies au mode réel d’organisation des concepts dans l’esprit ou, plus précisément, au niveau de la mémoire sémantique, problème toujours largement débattu[21].

Mais c’est avant tout par leur lien à des applications techniques devenues parties intégrantes du monde contemporain que les ontologies informatiques interrogent le statut de l’Ontologie, qui se trouve de ce fait engagée dans une évolution inédite. Cette évolution résulte de l’amélioration constante d’ontologies de haut niveau adaptées aux transformations du Web et à la recherche en intelligence artificielle. La question de leurs modalités de mise à jour, liée à l’intégration de nouvelles connaissances, s’est posée très tôt, et l’importante littérature sur le développement et les « cycles de vie » des ontologies témoigne de la prise en compte de leur caractère foncièrement évolutif. La sophistication progressive de programmes permettant de les comparer, d’évaluer leur consistance logique et leur usage à travers le Web, dessine l’évolution à moyen terme de ce champ de recherche : en un mot, l’automatisation toujours plus grande de ces constructions et des échanges d’information qui en dépendent. Les ontologies tendent aujourd’hui vers plus d’autonomie et de réflexivité, les recherches s’orientant vers leur auto-correction (au moins syntaxique) et une interopérabilité dynamique permettant d’intégrer directement les informations d’autres ontologies – en d’autres termes, vers des ontologies plus intelligentes. Les recherches en intelligence artificielle ont justement reconnu depuis longtemps la nécessité d’élaborer des modèles de représentation des connaissances unifiés par une ontologie formelle. On l’a rappelé, les ontologies dérivent partiellement des projets de formalisation du sens commun qui émergent dans les années 1960, ayant dès cette époque le but avoué de réaliser, à terme, des dispositifs intelligents « incarnés » simulant l’esprit humain. Pour les systèmes d’échange d’informations, toutefois, les ontologies fondationnelles servent moins la mise au point d’agents intelligents individuels que la construction d’une architecture conceptuelle permettant d’organiser les connaissances issues de l’ensemble des sciences. Elles forment dans cette perspective le cadre du projet – renouvelé à l’ère numérique – d’une encyclopédie universelle, évolutive et dynamique. D’un point de vue structurel, les ontologies participent au développement des applications technologiques et du caractère interactif d’un Web de plus en plus sémantisé, toujours plus présent dans l’environnement social. Elles contribuent ainsi pleinement à l’évolution du statut de base documentaire du Web vers celui de système intelligent manipulant dynamiquement ses ressources. Ce développement actuel du Web confirme l’ambivalence du nouveau statut de l’Ontologie, dont les questions issues de l’histoire de la métaphysique ont dorénavant acquis une dimension indissociablement théorique et applicative. Il en résulte en effet une direction inédite pour l’Ontologie entendue comme discipline philosophique : par la force des choses, c’est-à-dire par l’évolution des systèmes d’information, elle devient toujours davantage, de manière concrète, un objet technique[22].


[1] Pour consulter la base de la Gene Ontology, en ligne, URL = < http://geneontology.org>.

[2] Patrick J. Hayes, « The Naive Physics Manifesto », in Donald Michie (dir.), Expert Systems in Microelectronic Age, Edinburgh, Edinburgh UP, 1979, p. 242-270.

[3] Thomas R. Gruber, « A Translation Approach to Portable Ontologies », Knowledge Acquisition, 5(2), p. 199-220, 1993.

[4] Willem N. Borst, Construction of Engineering Ontologies, Thèse de Doctorat, Institute for Telematica and Information Technology, University of Twente, Enschede, 1997. Studer et al. combinent ces deux critères en posant qu’une ontologie est une spécification formelle et partagée d’une conceptualisation. Voir Rudi Studer, V. Richards Benjamins & Dieter Fensel, « Knowledge engineering : Principles and methods », Data & Knowledge Engineering, 25(1-2), 1998, p. 161-198.

[5] La période de création du Web voyait déjà s’affronter différentes conceptions de la référence des hyperliens le constituant. Dans les années 1990, les ingénieurs du Web convoquaient diverses théories de la référence – théorie russellienne de la référence par description définie, théorie kripkéenne de la référence directe – pour questionner les modalités référentielles des URI. Pour une reconstitution de ces débats, voir par exemple Harry Halpin, Social Semantics : The Search for Meaning on the Web, New York, Springer, 2013, en part. c. 4, p. 87-108.

[6] Nicola Guarino & Pierdaniele Giaretta, « Ontologies and Knowledge Bases : Towards a Terminological Clarification », in Nicolaas Mars (dir.), Towards Very Large Knowledge Bases : Knowledge Building and Knowledge Sharing, IOS Press, Amsterdam, 1995, p. 25-32.

[7] Pour une présentation des ontologies attentive à ces paramètres et aux différents types de classification, voir Catherine Roussey, Francois Pinet, Myoung Ah Kang & Oscar Corcho, « An Introduction to Ontologies and Ontology Engineering », in Gilles Falquet et al. (dir.), Ontologies in Urban Development Projects, Springer, 2011, c. 2, p. 9-38.

[8] Voir par exemple, en français, le travail récent de David Zarebski, Ontologie naturalisée et ingénierie des connaissances, Thèse de Doctorat, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2018.

[9] Voir notamment l’Indiana Philosophy Ontology Project ; URL = <https://www.inphoproject.org>. Sur le projet d’une ontologie appliquée à la philosophie, voir Colin Allen & Tony Beavers (dir.), Representing Philosophy, Synthese, 182(2), 2011, en particulier Cameron Buckner, Mathias Niepert & Colin Allen, « From Encyclopedia to Ontology : Toward Dynamic Representation of the Discipline of Philosophy », op. cit.,p. 205–233 ; Pierre Grenon & Barry Smith, « Foundations of an Ontology of Philosophy », op. cit.,p. 185-204.

[10] Barry Smith, « Ontology », in Luciano Floridi (dir.), Blackwell Guide to the Philosophy of Computing and Information, Oxford, Blackwell, 2003, c. 11, p. 155-166.

[11] Pour une présentation récente de BFO, voir Robert Arp, Barry Smith & Andrew D. Spear, Building ontologies with basic formal ontology, MIT Press, 2015.

[12] Pour s’en donner une idée, se reporter à la liste des ontologies spécialisées utilisant BFO, en ligne, URL = <https://basic-formal-ontology.org/users.html>.

[13] Barry Smith revendique en ce sens la visée « réaliste » des ontologies, voir « Beyond Concepts : Ontology as Reality Representation », in Achille C. Varzi & Laure Vieu (dir.), Formal Ontology and Information Systems. Proceedings of the Fourth International Conference (FOIS 2004), Amsterdam, IOS Press, 2004, p. 31-42 ; voir néanmoins la position plus nuancée exposée dans Barry Smith & Werner Ceusters, « Ontological realism : A Methodology for Coordinated Evolution of Scientific Ontologies », Applied Ontology, 5(3), 2010, p. 139-188.

[14] Pour une présentation des principales thèses philosophiques sous-jacentes à BFO, voir Barry Smith, « On classifying material entities in Basic Formal Ontology », in Barry Smith & al. (dir.), Interdisciplinary Ontology. Proceedings of the Third Interdisciplinary Ontology Meeting, Tokyo, Keio UP, 2012, p. 1-13. Sur le problème de la classification des processus et évènements, voir Antony P. Galton, « On what goes on : the ontology of processes and events », in Brandon Bennett & Christiane Fellbaum (dir.), Formal Ontology in Information Systems, Proceedings of the Fourth International Conference (FOIS 2006), Amsterdam, IOS Press, 2006, p. 4-11 ; Antony P. Galton & Riichiro Mizoguchi, « The Water Falls but the Waterfall does not Fall », Applied Ontology, 4(2), 2009, p. 71-107.

[15] Sur la spécificité de BORO comme ontologie quadri-dimensionnaliste, voir Michael Verdonck, Tiago P. Sales & Frederik Gailly, « A Comparative Illustration of Foundational Ontologies : BORO and UFO », in Ludger Jansen, Daniele P. Radicioni & Dagmar Gromann (dir.), JOWO 2018 : Proceedings of the Joint Ontology Workshops 2018 Episode IV : The South African Spring, vol. 2205, CEUR, 2018.

[16] Voir sur ce point, et en tenant compte de l’évolution des ontologies décrites, l’article déjà ancien de Viviana Mascardi, Valentina Cordì & Paolo Rosso, « A Comparison of Upper Ontologies », in Proceedings of the Conference on Agenti e industria : Applicazioni tecnologiche degli agenti software, 2007.

[17] On trouvera un certain nombre d’objections allant en ce sens dans Jean Charlet & Gunnar Declerck, « Pourquoi notre sémantique naïve n’est pas formalisable et pourquoi c’est (presque) sans conséquence sur l’ingénierie ontologique », Intellectica, 61(1), 2014, p. 143-188.

[18] Voir par exemple Gunnar Declerck, Audrey Baneyx, Xavier Aimé & Jean Charlet, « À quoi servent les ontologie fondationnelles ? », 23èmes Journées francophones d’Ingénierie des Connaissances (IC 2012),Paris, 2012, p. 67-82.

[19] Barry Smith, « Ontology », op. cit.

[20] Pour une présentation du problème, voir Barry Smith, « Formal ontology, common sense, and cognitive science », International Journal of Human Computer Studies, 43, p. 641-667.

[21] Voir la synthèse des différentes approches du problème, et la bibliographie correspondante, dans Gregory L. Murphy, The Big Book of Concepts, MIT Press, 2002.

[22] Merci à Adrien Barton pour sa relecture, les erreurs éventuelles sont miennes.

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