Philosophie et numériqueSciences et métaphysiqueune

« Penser le numérique » : une question philosophique ?

Print Friendly, PDF & Email

 

« Penser le numérique » : une question philosophique ?

 

Entretien avec Paul Mathias, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, groupe de philosophie, réalisé le 1er décembre 2016.

 

Résumé

Les sciences informatiques et les sciences humaines suffisent largement à la connaissance de l’univers numérique, de son extension pratique et de ses « offres de possibilités » ou « opportunités ». Il n’est donc pas sûr, a priori, qu’il puisse constituer une question de philosophie, à moins, précisément, de pouvoir, non seulement être éclairé par, mais également renouveler des traditions de recherche et d’interprétation philosophiques de la réalité. Il y a une autonomie technique des sciences informatiques et du codage, comme des sciences humaines, notamment sociales ou politiques, appliquées aux pratiques numériques. Le pari que nous faisons, cependant, est que « penser le numérique » ne s’épuise pas dans de telles analyses, si légitimes soient-elles. « Penser le numérique », au-delà d’une approche positiviste, c’est faire le pari que le monde des données forme un noyau pour une reprise théorique substantielle d’un certain nombre de vecteurs classiques de la réflexion philosophique.

Mots-clefs : Numérique, Langage de programmation, Communauté numérique, identité numérique, traces numériques

Abstract

Computer science and the humanities are largely sufficient for the knowledge of the digital world, of its practical extension and its « opportunities ». Therefore, it not certain, a priori, that it can constitute a question of philosophy, unless it is enlightened by philosophical traditions that it can also renew. There is a technical autonomy of computer science and coding, such as human sciences, particularly social or political, applied to digital practices. The bet we make, however, is that « thinking digital » is not exhausted in such analyzes, however legitimate they may be. « Thinking the digital », beyond a positivist approach, is to bet that the world of data forms a nucleus for a substantial theoretical recovery of a number of classic questions of philosophical reflection.

Keywords : digital, programming language, digital community, digital identity, digital traces  

1. La chose numérique

Question : Vous avez publié de nombreux texte sur l’internet et le numérique depuis 1995. Qu’est-ce donc que « le numérique » ? Que signifie selon vous ce terme ?

« Numérique » est un vocable un peu vague, mais extrêmement commode, qu’on peut rapporter à de multiples objets devenus d’usage commun, de l’ordinateur au téléphone, en passant par tous les systèmes domestiques et tous les « assistants » qu’on voudra. Définir « le numérique » n’est dès lors pas tout à fait simple, d’autant que les tentatives de le faire se heurtent à certaines évidences sédimentées, à certaines idées établies et sans doute légitimes concernant la nature même de la chose informatique.

Quand, en effet, on parle du « numérique », on parle d’abord d’outils qui fonctionnent grâce à des procédures informatiques et donc sous couvert des disciplines et des compétences mobilisées pour leur développement. D’où que l’on puisse être tenté de réduire « le numérique » aux sciences informatiques, ou plutôt qu’on soit tenté de postuler que « le numérique » ne veut rien dire et que seules « les sciences informatiques » ont un sens, parce qu’elles sont comme des dérivatifs ordonnés et formellement constitués des sciences mathématiques. Au rebours, le parti pris qui est le mien est un parti pris que je qualifierais, peut-être rapidement, de « phénoménologique » : je m’intéresse au phénomène du numérique dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement aux systèmes outillés qui forment notre environnement numérique, mais aussi aux manières d’être et de faire, aux dispositions et aux conduites induites par la manipulation d’objets tels que les ordinateurs, les téléphones dits « intelligents », les tablettes, etc. Or si l’on se contente d’observer la diversité des quelques objets dont je viens de dresser une rapide nomenclature, on est amené à considérer qu’on a affaire à au moins trois types de choses.

On a premièrement affaire à un monde véritablement matériel – ce que, très paradoxalement, oblitère l’imaginaire issu du « numérique », qui n’évoque généralement qu’un monde « virtuel ». Considérons nos téléphones, nos ordinateurs etc. : ils sont faits de plastique, de métaux, de terres rares, de pièces qui résultent de la transformation de matières premières très diverses et dont l’extraction et la transformation mobilisent des industries lourdes et des moyens humains qui n’ont rien de virtuel ! Ils sont faits de travail, régulés par une organisation internationale de l’industrie et de l’économie, et ils touchent même aux relations entre les États. Autre point, qui se greffe à celui-là : il existe des lieux réservés à la réflexion informatique et au développement des logiciels – pour simplifier : la Californie avec Apple ou Google – et d’autres lieux qui sont presque exclusivement consacrés à la fabrication des machines que nous manipulons – pour simplifier encore : la Corée, la Chine, Taïwan. Autrement dit, « le numérique », sous un certain point de vue, désigne une singulière organisation mondiale du travail et de l’économie, les lieux de production des machines étant géographiquement déconnectés des lieux de production des logiciels, c’est-à-dire des moteurs intellectuels de ces mêmes machines. Or nous l’oublions et faisons comme si cette division géographique du travail était naturelle – ce n’est évidemment pas le cas, et il y aurait sans doute à examiner la façon dont cette organisation mondiale de la production numérique s’est constituée, s’est développée et les raisons pour lesquelles la répartition géographique des fonctions industrielles est ce qu’elle est. « Penser le numérique », c’est donc faire d’abord de la géographie économique et de l’histoire.

Un deuxième aspect des choses concerne l’architecture du numérique, c’est-à-dire le mode d’organisation ou d’interconnexion des objets constituant cet écosystème informatique que nous manipulons quotidiennement sans y penser. Un outil informatique, ordinateur ou « assistant », n’est pas un outil isolé, mais (a) le résultat de processus de fabrication réticulaires et (b) comme une borne fonctionnelle dans un tissu interconnecté extrêmement dense. Des instruments informatiques programment d’autres instruments informatiques et tous sont techniquement structurés les uns en relation aux autres, appartenant à des architectures informatiques rendant possible cette interconnexion. Or ces architectures sont langagières : ce sont les différents langages informatiques qui rendent possible la connexion des outils informatiques dans leur diversité et dans leur ensemble. Nous avons évoqué au premier point le hardware ; nous rencontrons ici le software : les deux sont absolument indissociables.

Mais ce n’est pas tout car, troisièmement, cette conjonction du hardware et du software produit des effets, à savoir des objets numériques : images, sons, textes, échanges, pratiques communicationnelles, c’est-à-dire, en dernière analyse, des pratiques intellectuelles – ce qui est absolument capital. Car à quoi nos outils informatiques sont-ils utiles ? À nous instruire, à développer nos connaissances par le moyen d’enquête ou de communication avec des interlocuteurs sans nombre ? À enrichir nos relations sociales et économiques ? En réalité, fondamentalement, à des pratiques parfaitement triviales – mais qui, quelle qu’en soit la trivialité, demeurent des pratiques intellectuelles. Par « pratique intellectuelle », il ne faut pas, en effet, entendre des tâches spéculativement intenses, mais considérer n’importe quelle espèce d’activités numériques consistant, par exemple, à faire glisser des images sur un écran, à naviguer sur les réseaux ou à cliquer sur des liens. Cela ne requiert aucune haute intelligence, mais dénote le simple phénomène de pratiques tout bonnement « humaines ». Le temps passé sur des écrans n’implique pas une sorte de délitement de la personnalité ou d’abandon de toute finalité rationnelle, il trahit le fait que nous avons l’intelligence vagabonde et que, dans nos pratiques les plus triviales, il y a toujours une manière de faire sens, l’expression de désirs, confus, incertains, voire inconsistants – et peu importe : il y a de l’humanité dans la trivialité même de nos pratiques.

« Le numérique », c’est donc tout cela : hardware, software, et humanware, ce dernier étant, au fond, installé dans le plus trivial de nos pratiques.

Ces remarques emportent certaines conséquences.

La première est le rejet d’une approche exclusivement techniciste ou instrumentaliste du numérique. Sans doute un ordinateur, une tablette, un téléphone dit « intelligent » sont-ils effectivement des outils qui servent à quelque chose. Pour autant, le schème instrumental ne rend pas pleinement compte du phénomène numérique dans son intime globalité : hardware, software, et humanware. Même triviales, nos pratiques intellectuelles excèdent, par leur métacohérence même, les finalités qu’on peut supposer être celles de nos outils numériques. On peut bien dire qu’un ordinateur « sert » à écrire, à envoyer un message, à regarder des images, à écouter des sons, etc. Mais au fond, « servir à » – manipuler textes, images et sons – ce n’est véritablement trois fois rien et ça ne rend nullement compte de ce qui a lieu dans l’écosystème numérique. L’essor du numérique, en son intime connectivité, c’est le résultat d’un excès, inscrit dans la machine même, des pratiques métacohérentes qui s’y développent par rapport aux finalités techniques qui y sont formellement anticipées.

Précisons : le fait que ce que nous faisons de nos machines excède les finalités qui y sont anticipées a pour conséquence que le schème instrumental, sous lequel nous abordons ordinairement « le numérique » (qui « sert à… »), implique, par surcroît et subrepticement, des contraintes d’ordre et de maîtrise. L’interprétation instrumentaliste du numérique est une interprétation déontologique, qui détermine des contraintes de conduite : « Il faut maîtriser la chose », dit-on. Je dis, quant à moi, que cette déontologie de la maîtrise est une idéologie et qu’elle ne dit pas seulement qu’il faut une maîtrise technique et utilitaire des machines, mais qu’il importe aussi d’en assurer un « contrôle » d’une tout autre nature, d’ordre social ou juridico-politique. La circulation réticulaire des productions numériques ne ressortit pas seulement à des contraintes techniques ou logicielles, mais celles-ci recouvrent souvent des choix de nature éthique, économique ou industrielle et cristallisent des conceptions plus ou moins consensuelles ou contestées de la responsabilité, de la socialité, ou même du « bien commun » (voir les débats, entre 2000 et 2010, sur les Digital rights management [DRM]).

Contre ce schème, que je qualifie d’instrumentaliste, je me suis proposé, dans les réflexions que j’ai conduites, de considérer le numérique du point de vue de ce que nous y faisons, c’est-à-dire de celui des pratiques intellectuelles qui sont les nôtres : pratiques de zapping, de navigation, de recherche ou de loisirs – peu importe. Cet entrelacs de nos pratiques sur les réseaux est toujours, sans exclusion, de nature discursive : quoi que nous fassions sur les réseaux – glisser des images, écouter la musique, faire des recherches, acheter des marchandises – nous écrivons quelque chose. Nous sommes des scripteurs des réseaux, des scripteurs numériques – des auteurs, pour le dire avec emphase. Mon postulat, c’est que la chose numérique est une chose « littéraire », parce que le réseau lui-même n’est qu’un système de significations en translation, que je qualifie de métastable. La chose numérique, ce sont des « mots » d’une certaine nature – des fonctions que les codes sous-jacents rendent effectives – des « mots » qui circulent, se répliquent, se dédoublent, se disséminent, des « mots » enfin dont nous n’avons pas la moindre idée parce que ce ne sont pas ceux que nous écrivons en conscience, mais ceux qui s’inscrivent dans les machines et transitent de machine à machine et qui forment la réalité profonde de nos flux communicationnels. C’est en ce sens que nous ne savons jamais ce que nous faisons et ce que nous écrivons sur les réseaux. Mais nous y faisons et nous y écrivons bien des choses, et la question est alors de discriminer en termes de vrai le de faux, de bien et le mal, dans ce que nous faisons et ce que nous écrivons.

Question : Vous postulez que « la chose numérique est une chose littéraire », mais avec quelques réserves. Pouvez-vous préciser ce point ? Est-elle, selon vous, « littéraire » ou langagière, par exemple ?

« Littéraire », c’est en effet beaucoup dire. Je veux surtout dire que nos pratiques numériques sont des pratiques d’interconnexion qui ne consistent pas simplement à lire un livre, à écouter un disque ou à regarder un film. Je postule que le numérique induit ou implique les pratiques réticulaires et que, quoi que nous fassions sur les réseaux, il se passe un certain nombre de choses dont nous n’avons pas conscience, comme l’enregistrement de requêtes, le calcul qui y fait suite, leur traitement dans les bases de données, etc. – nos télévisions intelligentes le font très bien. Ces pratiques réticulaires laissent des traces sur les réseaux, sous forme de 0 et de 1 expressifs de nos requêtes et donc, si l’on veut, de nos finalités conscientes – donc de nos désirs et de la façon dont s’organise notre vie. Quoi que nous fassions dans les réseaux que nous investissons par nos pratiques les plus diverses ou les plus triviales, cela n’existe pas simplement sous la forme de conduites visibles et conscientes, mais sous la forme de requêtes, de réponses, de séquences opératoires reçues ou envoyées – bref sous la forme d’un échange d’informations et non pas justement, simplement, sous la forme, soit du texte que nous publions, soit de la demande que nous formulons en personne au moment où nous la formulons. Ce qui se passe réellement est hors de notre conscience et de notre portée, au plan de ses incidences et donc de son mode d’existence : un écrit, sous la forme de 0 et de 1, de requêtes, de traces sur des serveurs et des machines informatiques, etc. Il s’agit fondamentalement d’écrit et je disais donc tout à l’heure que notre usage du numérique est « littéraire », en entendant par « littéraire » le fait que nous écrivons quelque chose selon des rhétoriques et en des lieux dont nous n’avons jamais, en personne, la moindre idée.

Question : À ce sujet – celui de la « chose littéraire » – vous évoquez deux façons d’écrire, en pointant leur différence : on n’écrit pas des programmes comme on écrit des mots. Qu’est-ce qui les différencie finalement ?

Il y a même, en l’occurrence, une troisième façon d’écrire : non pas des mots ou des programmes, mais des traces, des effets de conduite. Les requêtes que nous faisons, nos passages d’une page à l’autre dans nos investigations diverses sur le réseau, sont une troisième manière d’écrire : une manière indisponible, pour ainsi dire, et immaîtrisable – une manière d’écriture sans maîtrise active, ni subjectivité impliquée dans l’écriture. On est tout à fait en dehors des deux autres schémas, qui sont ceux de la programmation – où l’on sait à peu près ce que l’on fait – et celui de l’écriture philosophique, poétique, professionnelle – peu importe. Dans l’ordre des pratiques réticulaires, il ne faut pas dire : « j’écris » ; il faut dire « ça (s’)écrit ». Ça (s’)écrit en permanence et ce qui s’écrit amplifie, dédouble, subvertit peut-être ce que nous écrivons en conscience et ce que nous faisons en cliquant, en passant d’une page à l’autre. Ça (se) calcule, ça (se) transforme et nous ne savons vraiment pas ce qui se passe quand ça se passe – nous ne savons pas où nous sommes, lorsque nous sommes sur les réseaux, non parce que les serveurs sont géographiquement éloignés, mais parce que ce qui se passe réellement ne se réduit pas à ce nous faisons en toute conscience. J’insiste sur cette dépossession.

Question : Vous parlez de « dépossession » et l’on parle souvent de « dématérialisation ». Nous parlons du « numérique » mais anglo-saxons parle du « digital ». Pourriez-vous préciser les enjeux de ces distinctions ?

Il faut distinguer deux choses : premièrement « digital » en anglo-saxon et « numérique » en français. C’est une question de langue : digital en anglais renvoie digit, qui désigne une donnée numérique – un 0, un 1. En français, le terme « digital » est associé au doigt, non à l’informatique, ce qui est une raison de lui préférer le terme « numérique ». L’autre aspect de votre question concerne la « dématérialisation » de certaines pratiques. Cela aussi a son importance : « dématérialisation », cela veut dire qu’on fait passer certains objets du monde matériel à celui des transferts de données. Désormais, « Satisfaction » des Rolling Stones peut par exemple se télécharger en Afrique, en Europe, en Australie – n’importe où, jusque dans l’espace. C’est la numérisation, c’est-à-dire la transformation du son, qui est une sorte de matière – des ondes – en autre chose, de l’information – des 0 et en 1 –, qui permet la « dématérialisation », qui permet elle-même le téléchargement et l’écoute. Tout ne se numérise pas, mais beaucoup de choses, oui : les services et les objets de nature intellectuelle, les « objets de sens ». Qu’est-ce qu’un « objet de sens » ? Un son, une image fixe ou animée, un texte, l’entrelacs de tout cela. Les « objets de sens » ressortissent à toutes nos pratiques numériques réticulaires. D’une certaine façon, un simple « clic » sur le bouton actif d’une page web, est un « objet de sens », sinon pour nous, du moins pour des machines dont les calculs génèrent un intérêt ou un profit. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je disais tout à l’heure que la « chose numérique » était faite de significations en translation.

Ça (s’)écrit, ça s’échange, ça émerge ici, ça disparaît là et l’on ne sait jamais ce qui se passe réellement. Ce qui paraît tenable, c’est-à-dire ce que nous pouvons tenir dans la main, c’est le simple fait que nos pratiques réticulaires et numériques – ce qui est, au fond, un pléonasme – qui existent comme production permanente de données, recouvrent un phénomène extrêmement intéressant de « databasification » de nos conduites et de nos pensées, toutes transformées en discours numérique, c’est-à-dire en données circulant à travers les réseaux. La chose numérique, c’est au fond l’effet amplifié d’une databasification de nos conduites et de nos pensées et, à certains égards, de notre monde, parce que certains de ses aspects – pas tous – sont versés dans l’univers numérique. Nos expériences sensuelles ne sont pas numérisables, quand bien même le monde numérique pourrait en être le miroir. Tout le monde n’est pas numérisable ; mais ce qui l’est, ce sont beaucoup de nos conduites et de nos pensées ; ce sont nos pratiques quotidiennes, professionnelles ou personnelles, privées ou publiques, etc.

Cette databasification de nos pratiques a une conséquence : la chose numérique est une espèce de mémoire qui se constitue et s’enrichit – si l’on peut parler d’enrichissement – qui, en tout cas, se massifie en permanence. C’est une mémoire en train de devenir infinie de nos pratiques, de nos usages, de nos conduites, de nos relations sociales, personnelles, privées, publiques, etc. Le gros problème que pose cette databasification de nos pratiques, c’est de trouver les principes de discrimination permettant de distinguer ce qui a quelque valeur et ce qui n’en a pas, ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.

2. Le crédit du numérique

Question : On trouve une copie de tout ou presque sur le web. Mais quel crédit accorder aux données, aux textes qu’il met en forme et aux discours qu’il diffuse de façon parfois virale ? Comment s’y retrouver ?

Posons prosaïquement la difficulté. Je vois trois points d’ancrage contextuels.  Premièrement, le plagiat. Dans le monde académique, le plagiat ne date pas de l’an 2000. Toute la fin de l’Apologie de Raymond Sebond, de Montaigne, est une sorte de copié/collé de Que signifiait ce mot : si ?, de Plutarque. Parfois sublime, la pratique du plagiat n’est pas toujours contestable ; ce qui est contestable, c’est l’ordre dans lequel elle s’inscrit, les raisons pour lesquelles il y a plagiat et, au fond, sa trivialité intéressée. Le problème que la numérisation et l’accessibilité des textes pose à l’institution vient du fait qu’il nous faut apprendre à distinguer ce qui est opportun et ce qui ne l’est pas.

Deuxième point d’accroche : la variété du discours éthico-religieux, tel qu’il se disperse sur les réseaux – immense babillard où l’on peut facilement dire ce qu’on veut, comme on veut – met en concurrence les propos les plus radicalement condamnables et les plus éminemment louables. Cette mise en concurrence « sauvage » des discours implique de mobiliser des principes discriminants ; mais comment fait-on la différence et d’où tirer les principes qui permettent de la faire ?

Troisième point d’accroche, auquel je pense parce que la presse aborde régulièrement ce thème : nous vivrions, paraît-il, dans une ère de « post-vérité » ou de bullshitting, pour reprendre le mot que Pascal Engel a emprunté au parler anglo-saxon. Produire ce qu’on appelle outre-Manche ou outre-Atlantique, élégamment et humoristiquement, du bullshit, cela peut « payer ». Qu’est-ce que le bullshit ? Un n’importe quoi dont l’efficacité peut se révéler redoutable. L’idée d’un discours qui n’est que ses effets – économiques, politiques, sociaux – et dont le sens importe peu, est en soi piquante ; elle peut avoir des conséquences considérables, comme l’attestent certains processus électoraux déviants ou, plutôt, déviés.

Ces trois points d’accroche forment le contexte très contingent d’une vraie difficulté consistant à savoir quels modes et quelles formes de discrimination autorise l’élément numérique et réticulaire, que son infinie plasticité peut transformer en un véritable cloaque discursif. Quelle critique faire de ces translations permanentes qui font la « chose numérique » ?

Je crois qu’une solution de cette difficulté consiste à assumer frontalement le phénomène de translation, son pluriel, sa forme disséminante, c’est-à-dire la nature même du discours numérique et réticulaire. Ce discours, c’est, dans son sens générique, l’ensemble des flux de 0 et 1 qui expriment des conduites, des pratiques, des recherches, des idées, des désirs – en bref : tout ce que nous exprimons à travers nos pratiques informatiques et numériques. Assumer cela, cela veut dire d’abord assumer le fait que les discours de natures extrêmement diverses, d’orientations parfaitement opposées, ne sont pas à proprement parler dans le monde numérique en simple situation de contradiction ou d’opposition entre du vrai et du faux. Ce qui ne signifie pas que les discours vrais sont aussi un peu faux, ou réciproquement. Ce qu’il faut plutôt entendre, c’est que, comme « élément numérique », le discours existe sous forme de dérivation, de dissémination, de translation de flux signifiants qui entrent en concurrence les uns avec les autres et à la face de ceux qui les requièrent, qui les appellent dans leurs requêtes au gré de leurs navigations. Vouloir une information sur X ou sur Y, c’est être confronté à une surabondance d’informations sur X ou sur Y. X et Y seront décrits de manières extrêmement diverses, du fait de cette surabondance, même s’il surgit des constantes statistiques de X et d’autres de Y – mais statistiques seulement. Pour qui les requiert, cependant, les discours qui concernent X et Y sont en concurrence les uns avec les autres et l’on est, d’une façon ou d’une autre, perdu dans cette surabondance même. On ne peut donc objectivement considérer que la dimension de pluralité des incidences concernant X ou Y. Cela signifie que les discours auxquels nous avons affaire dans le monde numérique ne sont pas des discours posés dans des espaces identifiables par leur contexte. À la faculté de philosophie, on sait qu’un cours sur Saint-Augustin est un cours sur lui et non sur David Hume ; nos discours occupent des positions et nous avons appris ou apprenons à maîtriser les protocoles de leur validation et de leur positionnement – et peu importe ici la multiplicité des régimes de vérité, qui ne sont pas les mêmes selon les registres de discours. La vérité peut être arrêtée quand on a affaire à des positions identifiables.

Or, dans l’élément numérique, les positions sont mal identifiables ; on sait que Wikipédia est plutôt vraie, même s’il y a des erreurs – il se dit qu’il n’y en a pas plus que dans l’Encyclopedia Britannica… La mise en concurrence des vérités, ou bien des bonnes et des mauvaises conduites, nous laisse dans une sorte de désarroi et par conséquent de responsabilité. C’est là le point important : paradoxalement, le monde numérique, en son désordre constitutif, nous place devant la responsabilité totalement irréductible de trouver des critères de discrimination vrai/faux, bien/mal ; il pose, de façon radicale et peut être renouvelée, la question de la responsabilité épistémique et éthique que nous portons dans notre adhésion à des discours ou à des pratiques. Ce qui est très étrange, si l’on veut, c’est que ce monde nouveau, numérique, est un monde qui fait resurgir de façon absolument irréductible la question du sujet de la parole et de son récepteur, du jugement et de sa rigueur en même que de sa force critique. Ce qui est étonnant, en d’autres termes, c’est que le monde numérique nous renvoie à nous-mêmes et à ce que nous sommes capables de mobiliser pour appréhender le multiple et pour lui faire face. Bref, ce qu’il y a d’étonnant dans le monde numérique, c’est qu’il nous invite à la lecture de Platon et d’Aristote !

Question : Nous avons besoin de critères de discrimination pour juger du vrai et du faux, du bien et du mal. L’arrivée de l’internet demande-t-elle d’en forger de nouveaux ?

Comment le faisons-nous hors du monde numérique ? Il y a deux manières de considérer la chose. L’une est contextualiste et consiste à dire que le vrai et le faux, le bien et le mal, sont des valeurs sociales, temporaires, historiques, etc. Est en ce sens vrai ou faux, bon ou mauvais, ce qui, dans les circonstances de l’histoire des sociétés, paraît tel. Je ne dis pas que c’est la bonne position ; mais c’en est une. L’autre manière de voir les choses est de dresser une table de vérité et de constater que les valeurs « vrai » et « faux » ne peuvent pas être positionnées partout et n’importe où. On fait alors droit à la logique en pliant son discours à ses règles et à ses contraintes, tout en le référant à la réalité qu’il est supposé décrire. C’est ce que nous avons appris à faire à l’école et par expérience.

Mais le monde numérique donne l’illusion que, par pléthore, pour ainsi dire, les discours qui y circulent ont tous le même statut, parce qu’ils ont tous une valeur concurrentielle et qu’ils sont tous uniformément mis en balance, quelle que soit par ailleurs, dans un contexte traditionnel, leur valeur en termes de vrai ou de faux, de bon ou de mauvais. Le pluriel prend cependant, dans ce monde, la forme d’infimes écarts d’un discours à l’autre. Nous disons tous à peu près la même chose, avec de petits écarts les uns par rapport aux autres, d’un site et de sa présentation à d’autres. Le monde numérique nous présente comme apparemment homogène ce qui est hétérogène et nous sommes perdus devant la pléthore et l’indistinction des petites distinctions qui affectent les discours. C’est pourquoi nous sommes renvoyés à une position de jugement et de discrimination en pleine responsabilité. Il faut bien décider de ce que l’on considère comme vrai ou faux, bon ou mauvais. Comment en décidons-nous ? Je suis assez intimement persuadé que ce que nous devons mobiliser pour discriminer, c’est tout ce que nous sommes en tant que sujets plus ou moins cultivés ; c’est notre monde, celui de notre vie. Nous sommes universitaires ou pas, professionnels ou pas, et nous vivons dans un monde qui est fait d’affinités, d’amitiés, de relations sociales, de lectures. Ce que nous devons mobiliser, c’est ce que n’est pas le numérique : le monde de la vie, qui est, d’une certaine façon, le juge du monde numérique. Nous sommes ainsi renvoyés par le numérique à ce monde de nos relations, de notre culture, de nos lectures, de nos croyances et de nos expériences, des institutions auxquelles nous sommes rattachés et auxquelles nous reconnaissons peu ou prou une valeur. Bref, c’est cette masse vivante, aussi substantielle et dense que possible, qui fait ce que nous sommes – une culture !

Question : Ce que vous appelez « le monde la vie » – nos amis, nos relations, etc. – est, en un sens, aussi sur le web, si bien qu’il devient difficile de le convoquer pour en juger. Si l’internet fait maintenant partie du monde de la vie, comment procéder ?

La grande difficulté résulte de cette espèce de bijection qu’il y a entre le monde numérique et le monde de la vie. Je suis tout à fait d’accord. C’est ce qui fait que se tenir densément attaché à soi-même face au monde numérique est extrêmement difficile, mais aussi absolument indispensable. Nous avons, en d’autres termes, comme un devoir de déconnexion, celle-ci serait-elle temporaire. Tenir une assiette ou un équilibre face aux flux, c’est la grande difficulté de l’expérience réticulaire du monde. Je pourrais dire qu’il n’y a qu’à faire comme Montaigne : faire ce qu’il fait, avec son monde de la vie et son monde des textes, des anciens, de leurs contradictions en assumant ce pluriel-là, en équilibre. Mais je n’ai pas de solution toute faite sur le vrai, le faux et l’assomption du pluriel. Il n’y a pas de recette, car c’est toujours en personne que nous faisons face au flux et à leurs mouvements intempestifs.

Question : La concurrence entre les discours sur le web n’est pas neutre ; ils sont orientés. Comment donc les discriminer pour s’y orienter ?

Nous sommes d’accord. Le jeu est biaisé et il faut assumer ce biais. C’est pourquoi je dis qu’il faut se tenir densément attaché à soi-même – se rapporter à soi et avoir une culture. Celle que nous acquérons nous donne prise sur une pluralité de vues sur le monde, qui rend aujourd’hui possible la lecture que nous en faisons. Si, comme je le suppose, la « chose numérique » est un système de significations en translation, c’est qu’elle est illisible et qu’il faut pourtant savoir la lire ou, du moins, apprendre à la lire – ce qui est extrêmement difficile.

Question : On apprend à lire à l’école et à former son jugement. L’école doit-elle aussi nous apprendre à lire les traces que nous laissons sur le Web ?

Le problème des traces est un problème de société. L’école s’en préoccupe. Les programmes scolaires ont été modifiés dans ce sens : des enseignements ont été mis en place autour du numérique et je ne crois pas que l’on ait à s’inquiéter de la conscience que l’institution a de son rôle dans cet aspect de l’éducation contemporaine. Mais il est aussi de notre responsabilité à tous de comprendre ce qu’impliquent nos pratiques numériques.

3. L’identité et les communautés numériques

Question : Ce n’est pas forcément « moi » qui laisse des traces sur le web, mais l’utilisateur de « mon » ordinateur, qui n’est pas toujours moi, mais aussi bien mes enfants, mes amis, etc. Les machines peuvent-elles donc se faire une idée de « moi », individuellement ? Ou seulement des activités d’une autre machine, qui leur ressemble et dont l’usage peut-être collectif ?

C’est là une question passionnante. Nos machines laissent en effet des traces à partir desquelles d’autres machines effectuent des opérations dont le résultat nous est attribué en retour. Mais qui : « nous » ? C’est toute la question de l’individualité numérique et des communautés. Je disais que nous avons une responsabilité, qui est de faire face au monde numérique. Mais qui fait face et à qui fait-il face ? À un monde numérique ? Cette distinction n’est pas tout à fait exacte ; elle est partielle, car le monde numérique a des effets sur moi, sur mes habitudes, sur mes nouvelles pratiques intellectuelles, sur le temps que je passe dans mes pérégrinations numériques, etc. Mais il y a une manière de continuité entre la façon dont je me reconfigure en permanence humainement et le monde auquel je fais face, qui n’est plus seulement un monde naturel et social, mais aussi un monde de flux numériques, auxquels je m’intéresse de manière de plus en plus intensive. Cela veut fondamentalement dire que la position que nous tenons face à ce monde est celle d’un élément dans une communauté elle-même numérique – ce qui fait boucle et par conséquent difficulté.

Mon postulat, c’est que, du fait de nos pratiques numériques, nous appartenons à une communauté numérique et devons purement et simplement en assumer la contrainte.

Commençons dès lors par faire une distinction utile. Par communauté numérique, il ne faut pas entendre le transfert au monde numérique de communautés préexistantes. Il existe bien entendu de tels transferts d’associations, de partis, de sociétés. Le numérique est alors simplement vu comme une opportunité supplémentaire qui permet à telle ou telle communauté de développer ses activités. Mais il existe aussi des communautés de nature numérique, c’est-à-dire des communautés où il ne s’agit pas simplement de participer à des activités, mais où, en participant à ces activités et en produisant des contenus numériques, on participe aussi à l’examen et à la définition de l’agenda de ces communautés. Il y a une différence importante par rapport au type précédent : si participer aux activités d’une communauté est une chose, participer en même temps à la définition de son horizon d’activité en est une autre. Le numérique autorise ce supplément et lui en ajoute, en plus, un autre. Car on peut participer, non seulement à l’agenda de la communauté, mais aussi à l’élaboration du programme qui rend possible cet agenda, qui rend lui-même possible ces activités. Il y a dès lors trois strates dans une communauté numérique : la participation à ses activités ; la contribution à la définition de son horizon ; la co-conception des principes techniques de définition de cet horizon. La communauté, dès lors, en son fond, c’est le programme – ce n’est pas la somme des individus, opérateurs ou acteurs, qui participent à ses activités. C’est le programme, c’est-à-dire l’occasion pour un nombre indéfini de participants de se retrouver temporairement sur telle ou telle forme d’activité.

Il y avait autrefois ce que l’on appelait les Multi-user Object Oriented programs (MOO) ; aujourd’hui, il y a Facebook, Twitter, etc. L’usager ne contribue pas, à proprement parler, à l’élaboration des algorithmes qui font que Facebook est Facebook. Mais les calculs effectués sur les pratiques des usagers et l’exploitation de ces calculs, c’est-à-dire de la communauté en acte de Facebook, ont pour effet en retour la transformation permanente des algorithmes et la modification de l’univers Facebook à l’intérieur duquel il est possible de faire ceci, mais non pas cela, et où certaines pratiques sont privilégiées tandis que d’autres sont exclues, etc.

Le fait intéressant est que ces calculs se fassent automatiquement : ce sont des machines qui, calculant ce que nous faisons, reconfigurent le monde dans lequel nous évoluons. Par analogie, tout se passe comme si nous étions dans une salle dont le sol se mettait à trembler et qui modifierait son rythme de tremblement, ainsi que le niveau des dalles les unes par rapport aux autres, en fonction des positions que nous occuperions pendant le tremblement, au fur et à mesure que nous y évoluerions. Ça bouge, nous bougeons et la salle se reconfigure en fonction de ce que nous faisons et de ce que nous préférons. Facebook, c’est un peu ça : une communauté numérique n’est pas en espace dans lequel nous rentrons et avons des activités numériques, c’est un programme dont la reconfiguration suit très intimement les tendances générales des pratiques auxquelles il donne lieu. C’est ce qui fait qu’une communauté numérique ne se définit pas comme une sorte d’être-avec ou d’être-ensemble et n’a rien à voir avec ce que nous appelons traditionnellement une communauté, entendue comme le rassemblement d’un certain nombre d’individus autour d’une finalité à peu près claire. On peut lire à ce sujet Aristote ou Spinoza, qui n’ont pas les mêmes positions sur cette notion, mais qui donnent les deux grands piliers herméneutiques de sa conception. Avec le numérique, ces piliers sont ébranlés sans être détruits. Ils sont ébranlés au sens où l’on sort d’une formalisation spatiale et sociale de la communauté pour lui substituer un modèle temporel. Une communauté, c’est de la coaction en acte, pour dire par redondance : des échanges sémantiques et une coopération où « opération » signifie « envoi de données ».

Une communauté n’est donc pas quelque chose qui se forme avec Pierre, Paul, Jacques et Jean, mais ce qui se forme algorithmiquement et automatiquement en fonction, non pas de « mes », mais de « nos » pérégrinations et navigations. Celui qui se plonge dans une communauté numérique n’est pas Pierre, Paul, Jacques ou Jean, mais un « opérateur ». Non pas nécessairement de chair et de sang : des traces informatiques sans cesse calculées, plutôt, pour reconfigurer les nébuleuses communautaires qu’elles forment. Leur compilation crée la communauté, si bien que la nature de celui qui y participe est elle-même, pour ainsi dire, numérique. Celui qui « est » dans les communautés numériques est un système de données. « Être » dans le monde numérique, c’est (se) projeter (dans) des flux de données, c’est se « databasifier ». Ce n’est pas « nous », et pourtant c’est un certain « nous » quand même, des images numériques de nous : ce sont des flux de données, que nos machines envoient à d’autres machines pour qu’elles les calculent et les configurent de manière à faire de ces données des « moi » et des « nous ».

De fait, les myriades de données que nous projetons dans les réseaux ne servent pas simplement à nous photographier : les GAFAM ne s’intéressent pas aux instantanés successifs de Pierre, Paul, Jacques ou Jean, mais aux innumérables flux de données à partir desquels elles créent des profils, face auxquels Pierre reconnaît « Pierre », Paul reconnait « Paul », ainsi que « Jacques » et « Jean ». Ce qui est étonnant n’est pas que nous envoyions une image de nous-mêmes et que nous la reconnaissions, trois mois plus tard, dans un profil élaboré par les GAFAM ; c’est plutôt que nos plus triviales manifestations numériques soient calculées de telle sorte que des profils en soient issus et que nous nous retrouvions un jour, soudain, face à un certain « nous-même » né des machines et de leurs calculs et dans lequel, par extraordinaire, nous nous reconnaissons. Nous n’en sommes pas les auteurs et ce n’est pas non plus un instantané caché, qui reviendrait après-coup ; mais une fabrication algorithmique et artificielle issue de myriades de données qui viennent à nous composer en se recomposant. Si Amazon peut me proposer au moment opportun ce livre, si Google peut me proposer de répondre à telles questions que je ne me pose pas, mais qui se trouvent m’intéresser, ici et maintenant, c’est que Google, Amazon, sont comme « mon père », « ma mère », mon origine numérique première et authentique !

Question : Si l’on ne s’identifie pas toujours à ces profils, ne vaut-il pas mieux parler de « ressemblance », de similitudes ou de similarité, plutôt que « d’identité » sur le Web ?

Pour parler de « ressemblance », il faudrait que quelque chose soit extrait de nous, comme un portrait, et nous revienne après un certain traitement. Or je ne pense pas que cela se passe ainsi. Ce que nous donnons aux machines n’est pas un portrait, mais des fragments infinitésimaux de nous-mêmes. Et c’est le traitement de ces fragments de Pierre, Paul, Jacques et Jean qui, une fois compilés, permet de dresser des portraits dans lesquels – temporairement et par accident pour nous, mais par nécessité pour les machines – nous nous reconnaissons. Est-ce de la similitude ? De la projection de nos désirs, de nos fantasmes ou de nos pensées ? Je ne sais pas. Mais c’est un fait que, un jour, Amazon m’a proposé ce dont j’avais envie ; qu’un autre jour, Google a répondu à une question que j’ignorais me poser, etc. Cela ne signifie pas que j’existe dans des fichiers – policiers. Cela signifie que les machines sont capables de créer des portraits dans lesquels nous nous reconnaissons, soudain, de manière impromptue et, heureusement, non pas toujours et systématiquement.


Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %