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Entre idéologie et utopie : la part irréductible des passions historiques

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Le XXe siècle a laissé toute pensée visant à améliorer la rationalisation de l’espace public dans une situation inconfortable. Il est, en effet, difficile de nier que les promesses de la raison moderne se sont, sur ce point, le plus souvent retournées en une débauche destructrice des passions. Les divers cultes de la personnalité, la soumission massive à l’autorité, les racismes biologiques ou culturels et de façon plus générale toutes les religions profanes qui caractérisent ce que Serge Moscovici nomme élégamment « l’âge des foules »[1] sont autant de phénomènes qui ont sérieusement entamé la prétention de juguler le jeu des affects par l’essor de la rationalité technique, scientifique ou encore économique. Inversement, c’est à chaque fois de cette rationalité dont se sont réclamées et dont se sont en partie nourries les diverses idéologies que s’est justifiée la mobilisation des émotions, des sentiments et des ressentiments vers les pires objectifs.

Or, cette perte de crédit ne peut manquer d’influencer la réflexion sur l’espace public : il est devenu difficile d’ignorer que, dans tous les phénomènes évoqués, la raison et les passions cachent, sous des oppositions apparentes, une connivence profonde, s’enchevêtrant de façon complexe. En ce sens, il ne saurait plus être question de séparer trop rapidement, au sein de l’espace public, la logique des idées du jeu des affects, puisque c’est bien souvent l’illusion d’une telle séparation qui a servi à masquer la véritable nature des discours  populistes, démagogiques ou encore totalitaires. Et on ne peut, de ce fait, qu’interroger l’idée d’une démocratie délibérative qui fait justement reposer la légitimité des projets politiques sur la rationalité supposée du processus de décision qui les a amenés.

Cette difficulté est alors l’occasion de formuler la double hypothèse suivante : ne faut-il pas  admettre que c’est aujourd’hui en redonnant sa juste place à certaines passions mobilisatrices au sein de l’imaginaire collectif que l’on mettra fin au déficit démocratique et que l’on évitera la désagrégation de la volonté collective dans la somme des intérêts égoïstes et la dissolution de l’espace public dans le règne de la rhétorique ? Et cette nécessaire acceptation de la part des passions ne complète-t-elle pas, plutôt qu’elle ne contredit, la tentative de mettre en place, sur le strict plan de la délibération, des règles éthiques, juridiques et discursives encadrant la communication constitutive de l’espace public ?

De fait, je répondrai par une voie détournée. En sollicitant le projet initial de Jürgen Habermas relatif à la « raison communicationnelle » (projet essentiel pour toute réflexion actuelle sur l’espace public), je tenterai de montrer comment les tensions qu’il soulève confirment à la fois l’intérêt et la cohérence de la double hypothèse évoquée.

1. L’idéal d’une communication authentique au sein de l’espace public

Parce qu’il en a fait l’un des axes principaux de son analyse de la modernité, Jürgen Habermas a particulièrement bien posé la problématique contemporaine de l’espace public. Sans suivre son analyse dans ses ramifications, il est intéressant d’en rappeler les bases pour mieux pointer la façon dont cette dernière nous renvoie vers notre questionnement sur la place des passions au sein de ce même espace.

Habermas part d’une analyse originale du tout social moderne[2]. Celui-ci s’articulerait autour de la liaison entre deux grandes instances : d’une part, le « monde vécu », arrière-plan des pratiques intersubjectives, qui ouvre un véritable espace pour « l’agir communicationnel » (agir tourné non vers le succès, mais vers la seule intercompréhension) ; d’autre part, le « système » qui relaie le monde vécu par des médiums, c’est-à-dire des mécanismes coordinateurs qui permettent de relever les processus discursifs de décision (ces médiums renvoyant, pour l’essentiel, vers deux sous-systèmes : l’économie et l’administration). Or, la crise de la modernité aurait pour principale caractéristique selon l’auteur la colonisation, par le « système », du « monde vécu » ; une « colonisation » qui n’est possible que sur le fond d’un détournement politique de la raison communicationnelle au profit de l’activité stratégique, autrement dit sur le fond d’un processus d’idéologisation. C’est ce processus qui engendrerait l’instrumentalisation du monde vécu, avec la dénaturation de l’espace public qui en découle.

À partir d’une telle analyse, le projet global d’une guérison de la modernité s’esquisse. Dans la mesure où le « système » ne saurait, selon l’auteur, être aboli (les « médiums » étant irremplaçables), seule une « éthique de la communication » protégeant l’espace public de tout processus d’idéologisation, de toute distorsion de la raison communicationnelle, permettra d’empêcher la colonisation du monde vécu. Le fil conducteur de la pensée habermassienne se traduit donc originairement par l’ambition de faire d’une communication authentique l’horizon de toute pratique d’entente au sein de l’espace public. Néanmoins, conscient qu’une sphère communicationnelle pure est de fait inaccessible, il se refuse à lui accorder le statut de fondement ontologique, lui préférant celui d’idée régulatrice.

Et pour tendre vers cet horizon régulateur de façon concrète, l’auteur entend accompagner son éthique singulière à la fois d’une critique de toute forme d’idéologie[3], d’une « pragmatique universelle » visant à rendre compte de la façon dont les « actes de langage » en jeu dans toute pratique intercompréhensive peuvent légitimer leur prétention à la validité[4] et enfin d’une théorie novatrice de la sphère juridique, au sein de laquelle le droit (repensé à l’aune du paradigme de l’intersubjectivité moderne) devient le vecteur de l’enracinement réel d’une authentique communication épurée[5].

Après ce rappel, essayons de voir comment le point névralgique de ce projet global renvoie au problème qui nous occupe. De fait, l’ensemble de l’analyse présuppose explicitement, on l’a vu, la possibilité de tracer une frontière nette entre un espace public idéologisé et un espace public orienté par la seule raison communicationnelle. L’un des postulats centraux de J. Habermas est donc que le phénomène idéologique, loin d’être l’expression première et nécessaire des conflits sociaux qui traversent l’espace public, reste un simple effet pervers, une distorsion. L’idéologie, comme communication déviée, renvoie antérieurement, et comme à sa condition, vers un espace communicationnel pur ; c’est-à-dire une sphère non détournée, inaccessible de fait, mais constitutive en droit de toute démystification des discours instrumentalisés. Comme le résume Paul Ricœur dans son dialogue avec les thèses de Jürgen Habermas, « il faut donc placer toute la critique des idéologies sous le signe d’une idée régulatrice, celle d’une communication sans bornes et sans contraintes »[6].

Or, il est difficile de ne pas reconnaître que, sous ce clivage communication pure/idéologie, se rejoue la confrontation plus classique entre la raison et les passions. À condition de souligner évidemment que la raison ici n’est plus conçue comme seule faculté individuelle, mais comme raison communicationnelle, à la fois condition et expression de l’intersubjectivité ; et que les passions ne sont plus tant à rechercher dans les modifications  imposées par le corps à l’esprit que dans l’altération des capacités communicatives générée par l’exacerbation des affects qui découlent des idéologies.

Et dans cette opposition, Habermas mise clairement sur le premier terme. S’il affirme que toute connaissance est portée par un intérêt, il présuppose cependant que la raison communicationnelle, en tant qu’elle est tournée vers celui, positif, de l’intercompréhension, est capable de l’emporter sur la violence passionnelle des intérêts pathologiques qui sert de point d’ancrage et de matière première aux idéologies. En effet, le projet global de l’auteur ne peut être satisfaisant que si l’on a déjà admis que la raison communicationnelle, à partir du moment où elle est encadrée (par des règles juridiques, éthiques et discursives), surmonte effectivement cette violence passionnelle en question, c’est-à-dire les ressentiments, les affects, les émotions contradictoires et les préjugés automatiquement générés par les conflits sociaux, culturels et politiques. Qu’elle la surmonte, non pas en la supprimant, mais en empêchant la formation des identités et des représentations collectives globales (les idéologies) qui s’en nourrissent.

L’idéal du primat de la raison communicationnelle est donc ici indissolublement lié à une foi en la communication rationnelle. Postuler que l’idéologie est un phénomène ontologiquement second, un effet pervers, revient à présupposer que la mécanique des passions ne suffit pas, en elle-même, à générer ce type de phénomène lorsqu’elle se trouve isolée face à la raison. Et il est vrai que c’est une telle hypothèse initiale qui semble a priori réclamée dès que l’on mise sur la perspective d’une démocratie délibérative[7], c’est-à-dire à partir du moment où l’on considère que la légitimité d’un projet politique découle avant tout de la transparence et de la rationalité du processus de décision qui l’a amené. En ce sens, Habermas, loin d’être incohérent, montre les conditions de sens d’une véritable démocratisation de l’espace public. Et ces conditions de sens nous ramènent vers un dépassement original des passions prenant la forme d’une utopie communicationnelle (un dépassement qui, sans nier la présence originaire des passions, parviendrait à freiner leurs effets de nuisance à la source, tuant dans l’œuf la formation de représentations collectives trop instrumentalisées pour ne pas nuire à l’intercompréhension).

2. Idéologie ou utopie : en finir avec le mythe d’une communication pleinement rationnelle

Pourtant, c’est à ce niveau que je me désolidariserai en partie de J. Habermas. Cette opposition, entre d’un côté une raison agissante tournée vers l’intercompréhension et de l’autre une perception passive, car déformée par l’instrumentalisation idéologique, souffre d’une lecture trop rigide du rapport entre raison et passion. Et ce manque de souplesse ressort de façon symptomatique dans les thèses du penseur allemand, à la fois dans sa vision encore trop réductrice de l’idéologie et dans l’impossibilité, qui en découle, de définir le statut de sa propre théorie.

Analysons d’abord le premier point en repartant de la difficile notion d’idéologie, notion dont l’intérêt serait a priori de permettre la distinction entre la communication saine et la communication pervertie. De fait, les problèmes commencent plutôt qu’ils ne se résolvent avec l’usage de cette notion. Car loin de se réduire à l’idée de distorsion, le vocable a dès l’origine pris une signification plus large. Ainsi, même chez Karl Marx (qui d’ailleurs détourne le sens premier du mot[8]), l’acception du concept d’idéologie ne se réduit ni au fameux « reflet [passif] inversé des rapports réels » ni à l’idée d’une illusion consciemment générée et entretenue par la classe dominante. Elle englobe aussi parfois, de façon plus subtile, l’idée d’un véritable processus de structuration symbolique, comme le fait remarquer J. Lojkine : « Marx analyse en dernier lieu la fonction symbolique de l’idéologie. Illusion, mais illusion « nécessaire » pour mettre en mouvement les acteurs de l’histoire, l’idéologie ne peut donc pas être réduite, comme il semble pourtant parfois l’indiquer, à une simple fumée que vont dissiper soit les changements dans les rapports de production, soit la révolution politique. »[9]

En ce sens, et bien que Marx lui-même n’ait jamais achevé l’articulation de ces différentes définitions[10], il anticipe une réflexion que Paul Ricœur a le mérite de mener jusqu’au bout. Ce dernier propose en effet, dans son cours intitulé Idéologie et utopie, de sortir d’une pensée restreinte de l’idéologie (cantonnée à l’idée « d’une distorsion systématique ») et entend, pour ce faire, appréhender cette notion non seulement comme processus de « distorsion », mais aussi comme processus de « légitimation » (par le biais du questionnement wébérien sur le concept de légitimité) et comme processus « d’intégration », comme « système symbolique » (en sollicitant une lecture de Clifford Geertz[11]).

Or, une fois reconnue la richesse conceptuelle de la notion d’idéologie, il devient à la fois impensable de diaboliser cette dernière et illogique de cantonner la communication saine à la seule expression de la raison. Si l’idéologie est un processus de structuration symbolique de l’imaginaire social, il est en effet évident qu’elle doit, en quelque façon, participer aux mêmes représentations intersubjectives que celles qui configurent la raison communicationnelle censée réguler l’espace public. Ce qui signifie en conséquence qu’il devient très difficile d’établir une différence entre une communication rationnelle garante d’un débat transparent et une communication passionnelle tributaire de la dérive idéologique.

Et ce premier constat nous renvoie vers le second point évoqué précédemment, à savoir le statut de la théorie critique proposée par Habermas. Ce dernier élabore, on l’a dit, une telle théorie  pour, entre autres, démystifier les idéologies ? Pourtant, l’ambition d’une telle critique, couplée avec celle d’imposer un espace communicationnel protégé de toute instrumentalisation, exige de s’être soi-même préalablement élevé au-dessus de ce genre de mécanisme absorbant ; sans quoi rien ne nous garantit que le projet lui-même, aussi axiologiquement neutre qu’il paraisse, n’appartient pas à son tour à un réseau stratégique sous-terrain. Or, de quelle façon Habermas parvient-il à prouver le caractère autonome de sa théorie, son indépendance à l’égard de toute sphère d’intérêts ? Comme le met bien en valeur Yves Michaud, on peut légitimement se demander

comment parler du champ social et pouvoir y intervenir sans être une idéologie qui contribue une fois de plus au fonctionnement de ce champ ? Comment trouver au discours une fondation qui le fasse échapper à sa situation et lui permette de s’exprimer sans redouter d’être seulement un avatar de plus du discours idéologique qui fait partie intégrante de la situation ? [12]

De fait, la réponse n’est pas claire. Habermas ne s’en remet pas à un fondement ontologique illusoire, mais en appelle à une utopie. Il ne cache donc pas qu’il y ait un intérêt derrière son projet, mais cet intérêt serait en quelque sorte éthique, directement tourné vers l’émancipation par la raison communicationnelle. Pourtant, comment savoir si ce « bon » intérêt n’est pas à son insu déjà instrumentalisé ? Comment certifier que cette utopie n’est pas encore une idéologie qui s’ignore ? Cette interrogation renvoie la critique des idéologies à son propre impensé, un impensé dont l’ambivalence est, comme le pointe Paul Ricœur, renvoyée devant le tribunal de l’histoire :

C’est ainsi que, pour ma part, j’assume la thèse de Habermas que tout savoir reste porté par un intérêt et que la théorie critique des idéologies est elle-même portée par un intérêt, l’intérêt de l’émancipation, c’est-à-dire pour la communication sans borne et sans entrave. Mais il faut bien voir que cet intérêt fonctionne comme une idéologie ou comme une utopie. Et nous ne savons pas laquelle des deux, puisque seule l’histoire ultérieure tranchera entre les discordances stériles et les discordances créatrices […]. [13]

3. Accepter la part ambiguë des passions historiques

Cette ambiguïté ne suffit évidemment pas à condamner le projet habermassien. Mais elle réclame une rectification sur le statut de son utopie fondatrice. Une rectification qui passe, de façon centrale, par une acceptation de ce que l’on pourrait nommer la « part passionnelle » de la raison communicationnelle.

Ainsi, l’idée d’une utopie de la communication à visée émancipatrice doit avant tout accepter son ambivalence à l’égard du type d’imaginaire qu’elle mobilise. Car cet imaginaire, loin d’être complètement rationnel et issu d’un discours transparent, est institué par des représentations et des identités collectives durables qui surdéterminent toute relation d’intercompréhension entre les individus et les groupes. Plus précisément, nous rejoignons sur ce point les thèses de P. Ricœur lorsqu’il affirme que le complexe langagier constitutif de toute réflexion et de toute communication renvoie vers une précompréhension beaucoup plus originaire, à savoir vers un ensemble de « traditions » dont le réseau compose « une structure ontologique [qui] précède et commande toutes les difficultés proprement épistémologiques que les sciences sociales rencontrent sous le nom de préjugé, d’idéologie, de cercle herméneutique. »[14] En ce sens, la théorie critique appartient elle aussi encore à une tradition parmi d’autres, une « tradition de l’émancipation, plutôt que la tradition de la remémoration »[15] souligne P. Ricœur, mais une tradition de l’émancipation structurée par la construction d’utopies toujours susceptibles d’être détournées, idéologisées.

Le projet de J. Habermas doit donc, pour être récupérable, avouer son enracinement herméneutique et sortir ainsi du déni dans lequel l’enferme son opposition trop réductrice entre la communication rationnelle et la communication pathologique. Mais surtout, l’auteur doit, par ce geste même, admettre que sa conception de l’idéologie est trop rigide et reconnaître, qu’en misant sur la tradition de l’émancipation, il en appelle à son tour à des passions historiques, c’est-à-dire à un imaginaire mobilisateur et structurant au sein duquel, à l’image du phénomène idéologique, les arguments rationnels deviennent inséparables du jeu des affects ; tout simplement parce que ces arguments s’enracinent dans une sphère interprétative dont aucune pragmatique du langage ne peut complètement s’affranchir et dont les effets influencent tous les niveaux de la perception du réel (niveau cognitif, émotionnel, motivationnel, linguistique, etc.).

Plus que cela, il est permis de se demander si le prix à payer pour défendre le projet habermassien n’est pas de parier, contre Habermas, sur une véritable vision totalisante de l’histoire (contre Habermas dans la mesure où celui-ci condamne justement l’idée d’une totalisation de l’histoire[16]). Une vision totalisante de l’histoire, c’est-à-dire en l’occurrence, ici, une « ruse de la raison » communicationnelle, un processus sous-jacent qui orienterait, à leur insu, les passions collectives pour l’émancipation vers l’horizon d’un espace public toujours plus proche d’une intercompréhension authentique. Ainsi, ne faut-il pas admettre que c’est en misant sur une dynamique positive et quasi téléologique des passions que l’on a le plus de chances de soutenir à un niveau supérieur (au niveau de l’imaginaire de l’histoire) l’avènement politique progressif de la raison communicationnelle ?

Conclusion

Le projet de Jürgen Habermas révèle donc, tout autant par l’importance de son enjeu que par celle de ses tensions, une réalité qui tend aujourd’hui à être trop rapidement occultée. Ainsi, et d’un côté, ce projet représente à la fois l’une des formes les plus approfondies de la réflexion sur la crise de l’espace public et l’une des tentatives les plus exhaustives pour sortir de cette crise par le biais d’une théorie misant sur le potentiel de la communication et de l’intercompréhension ; dans cette mesure, il est l’aboutissement de toute une tradition philosophique qui estime que la pleine rationalité des échanges au sein de l’agora est le remède au conflit généré par la violence des opinions déformées par les passions. D’un autre côté cependant, en s’enfermant dans une vision trop unilatérale du rapport entre la raison communicationnelle et le pathos idéologique, il passe sous silence les conditions de sens de cette appartenance à une certaine tradition de l’émancipation politique. Or, ces conditions de sens nous amènent, on l’a vu, au constat suivant : l’espérance d’une rationalité salvatrice contient toujours le renvoi implicite vers un imaginaire collectif mobilisateur et structurant dont l’effet attendu est l’exhortation des passions historiques ancrées en tout individu. Et cette sollicitation du fond passionnel véhiculé par tout idéal régulateur, par toute utopie supposée raisonnable, doit à la fois avouer et accepter l’air de famille qui la rapproche de l’idéologie ; cela afin de ne pas s’enfermer dans une lecture réductrice des conflits sociaux, culturels et politiques (une lecture réductrice contradictoire avec l’idéal de la démocratie délibérative[17]).

Arnaud Rosset

Après avoir été allocataire/moniteur en philosophie à la faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, j’enseigne depuis 2004 cette matière en lycée dans l’académie de Lille. Titulaire de l’agrégation de philosophie et d’un doctorat dans la même discipline, je poursuis depuis plusieurs années des recherches sur les théories modernes de l’Histoire. Plus précisément, ma thèse de Doctorat (soutenue en 2006, sous la direction d’André Tosel) et mes travaux postérieurs s’articulent autour du projet de reconstruction d’une théorie de l’histoire à vocation globale. Cette démarche à vocation interdisciplinaire a pour l’instant abouti à un ouvrage présentant le bilan provisoire de mes investigations (Les théories de l’histoire face à la mondialisation, éditions l’Harmattan, 2010).



[1] Serge Moscovici, L’Âge des foules: un traité historique de psychologie des masses, Paris, Fayard, 1981.

[2] Entre autres présentée dans le second volume de sa Théorie de l’agir communicationnel, 2 vol., trad. de J.-M. Ferry et J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, 1987.

[3] Notamment dans Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, trad. de G. Clémançon, Paris, Gallimard, 1976 et La Technique et la science comme « idéologie », trad. de Jean-René Ladmiral, Paris, Gallimard, 1978.

[4] Notamment dans Jürgen Habermas, Morale et Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. et introd. par C. Bouchindhomme, Pars, Cerf, 1986 et De L’éthique de la discussion, trad. de Mark Hunyadi, Paris, Cerf, 1992.

[5] Notamment dans Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. de l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchondhomme. Paris, Gallimard, 1997.

[6] Paul Ricœur, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Points Essais, 1998, pp. 360-361.

[7] C’est-à-dire une démocratie fondée sur « l’intersubjectivité supérieure de processus d’entente qui se déroulent, d’un côté, sous la forme institutionnalisée de délibérations menées dans les corps parlementaires, et de l’autre, dans le réseau des communications des espaces publics politiques » (in Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, Essais de théorie politique, trad. de Rainer Roschlitz, Paris, Fayard, 1998, pp. 259-286).

[8] Repris à Antoine Destutt de Tracy, inventeur du vocable en 1796, et pour lequel l’idéologie désigne logiquement « la science des idées ».

[9] Jean Lojkine « Karl Marx», in Histoire de la pensée sociologique, ouvrage collectif dirigé par G. Ferréol Paris, Armand Colin, 1994, p. 70.

[10] Comme le rappelle G. Labica, Marx et Engels, partis d’une première définition de l’idéologie (celle principalement à l’œuvre dans L’Idéologie allemande), sont « conduits à l’exposition d’une autre problématique, celle de la célèbre Préface à la Contribution, qui peut être ramenée » à la distinction entre les « Formes de conscience », « la superstructure juridique/politique », et la « structure » (rapports de production/forces productives). Or cette triple distinction n’a finalement pas rendu possible une définition claire, tissant ainsi « le nœud de problèmes qui ont si longtemps hanté la réflexion marxiste ou non et nourri tant de « définitions » de l’idéologie » (Georges Labica,  Dictionnaire critique du marxisme, « Idéologie », pp. 560-572, Paris, PUF, Quadrige, 1999).

[11] Paul Ricœur, « Geertz », Idéologie et Utopie, Paris, La couleur des idées, 1997, pp. 335-339.

[12] Yves Michaud, « Habermas ou la raison décidée », Critique, n° 349-350, juin-juillet 1976, pp. 643-663.

[13] Paul Ricœur, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique, t. II, op.cit., p. 330.

[14] Ibid., p. 327.

[15] Ibid., p. 376.

[16] Jürgen Habermas estime qu’ « […] une histoire comme totalité, ou la présupposition d’une totalité de l’histoire » sont « incompatibles avec la structure narrative des histoires » (in Jürgen Habermas, Après Marx, trad. de J. R. Ladmiral et M. B. de Launay, Paris, Fayard, 1985. pp. 169-177). Il refuse donc de composer avec des modalités (celles de l’histoire totalisante) qui engendrent des schèmes téléologiques, autrement dit la reconduction d’un « développement unilinéaire, nécessaire, ininterrompu et ascendant d’un macro-sujet » (Ibid., p. 101).

[17] Il a de fait beaucoup été reproché à Habermas d’occulter les conflits liés aux différences culturelles et sociales et d’aplanir de la sorte les contradictions du champ politique contemporain, sombrant dans ce que Joel Whitebook nomme « un hégélianisme dans le mauvais sens, à savoir une complaisance envers le statu quo, rationalisée comme théorie de la modernité » (in Joel Whitebook, « Reconciling the Irreconcilable ? Utopianism after Habermas », Praxis International, n° 8, avril 1988, pp. 78-90).

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