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L’espace public à l’épreuve du rire : à la recherche de nos voix

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Dans le sketch « Speed dating politique » joué en 2006 dans l’émission de talk-show On a tout essayé, animée par Laurent Ruquier sur France 2, l’humoriste Florence Foresti revient sur un point d’actualité : l’abstention massive aux élections, et les solutions envisagées pour y remédier. Le personnage convoqué n’est pas anodin : il s’agit de Lady Zbouba, jeune fille de banlieue populaire, au style de « bonhomme »[1], à la scolarisation aléatoire et au franc-parler moqueur ; échantillon de contre-public subalterne par excellence. Tant par son format que par son contenu, ce sketch concentre plusieurs des aspects et difficultés soulevés par les discussions contemporaines des notions d’espace public, de délibération et de représentation.

A la suite de la critique féministe par Nancy Fraser de la théorie habermasienne de l’espace public, et des travaux de Stanley Cavell sur les « voix de la raison » et les énonciations passionnées, cet article étudiera l’hypothèse d’un espace public aujourd’hui confronté à une crise de la « voix », perceptible dans les débats sur la « démocratie participative » et la délibération qui ont proliféré depuis les fameuses « émeutes de banlieue » de 2005. L’espace public en ce début de XXIe siècle n’est plus seulement une affaire de « sphère(s) », mais bien aussi d’espace au sens de territoire, espace de visibilité et mesure de publicité. Nous souhaitons montrer ici que si « le désir et la recherche de communauté sont désir et recherche de raison »[2], cette recherche passe notamment par des exercices de revendication et d’accord à travers une passion que Hobbes jugeait « sans nom », et Kant « étrange » : celle du rire.

Nous reviendrons d’abord sur une (très) brève histoire de la place du rire comme passion dans les anthropologies politiques des théories modernes de la démocratie, et sa mutation provoquée par la théorie du pouvoir comme « lieu vide » de Claude Lefort, et la théorie du procès de personnalisation de Gilles Lipovetsky, qui transforme la passion du rire en « code humoristique ». Nous rappellerons ensuite les critiques de la définition de l’espace public d’Habermas, afin de déployer les termes du débat qui nous intéressent ici. Nous en présenterons principalement deux, l’une par Bernard Manin, à l’origine des discussions autour de la notion de « délibération », et l’autre par Nancy Fraser, qui a participé au champ des études politiques sur les subalternes. Nous soulignerons ensuite les problèmes épistémologiques inhérents aux idées de contre-publics, de délibération et de représentation démocratique, qui sont les conditions et la formation des (contre-)publics, la position du sujet dans la communauté, et la nature représentative de la démocratie républicaine française.

I – Le rire : une passion démocratique ? Une révolution de plus de deux siècles.

Bien qu’il ne soit presque jamais au centre des discours de la philosophie politique et de la philosophie naturelle, le rire est une passion pivot, à travers laquelle il est possible de mesurer les transformations de la théorie du contrat (qui oppose la société civile à l’état de nature), de la subjectivité morale (à quelles conditions un homme est-il un citoyen ? libre ?), et de l’espace public (de la société civile à l’espace public exclusif). Ainsi, ce n’est pas tant la formulation hobbesienne du rire qui nous intéresse, que sa réinterprétation esthétique et polémique, en particulier dans la dispute du théâtre qui anime l’Europe des Lumières, dont l’enjeu crucial est la moralisation du théâtre afin d’en faire une « chaire publique », l’exemplaire assainissement et régénération des mœurs[3]. Avec ou contre Hobbes, le XVIIIe siècle serait un âge du rire, durant lequel « une culture spécifique s’est alors constituée autour du fait de rire, une culture avec ses pratiques et ses représentations : des manières de rire, des sujets de rire, des groupes et des destins de rieurs, des réseaux, des genres particuliers, des valeurs, des débats et des polémiques », aboutissant au tournant décisif de la Révolution française où une véritable guerre du rire institue la République comme société du rire, dont le support principal est la dérision politique, entre caricature et parodie[4].

Cette guerre du rire se poursuit pendant le XIXe siècle, où les caricatures et satires politiques offrent un aperçu des différents publics qui s’affrontent dans un espace déjà médiatique, et de plus en plus étendu.

D’après Claude Lefort, cette importance et cette omniprésence nouvelles de la dérision politique, et notamment de la parodie, sont les conséquences directes de la Révolution : sans incarnation royale, le pouvoir devient en démocratie un « lieu vide », un espace de compétition et de conflit, où la politique se donne à voir comme une scène de théâtre. Ce fonds parodique de la démocratie moderne témoigne aussi de l’indétermination de cette dernière, indéfiniment mise à l’épreuve de son fondement et obligée de mettre en discussion ce qu’elle considère comme le bien commun, les distinctions qu’elle fait entre légitime et illégitime[5]. Le rire comme passion démocratique-républicaine a ainsi démenti les prédictions de Tocqueville et les déclarations de Stendhal, d’après lesquelles la « passion de l’égalité » devait rendre la comédie impossible dans une société devenue démocratique[6]. Le rire met à l’épreuve la démocratie, il serait en même temps sa mesure et sa garantie.

Contrairement à ce que Gilles Lipovetsky décrit dans son article « La société humoristique » paru en 1981, ce « vide » démocratique ne produit pas un simple « code humoristique », un jeu sémiotique produisant « banalisation, désubstantialisation, neutralisation ludiques »[7]. Cette opposition de l’humour au rire caractéristique des années 1980-1990 se fonde sur une approche communicationnelle des discours et des situations comiques ; autrement dit, tout en s’inspirant directement des travaux de J. L. Austin sur les actes illocutoires, perlocutoires, et sur les réinterprétations récentes de sa théorie de la performativité, cette opposition entre humour (procédé, stratégie) et rire (effet physique non garanti) ne valorise que son aspect cognitif, sans explorer ses procédés gestuels, corporels, ni le sens passionnel du perlocutoire, négligé il est vrai par Austin lui-même[8]. Nous souhaitons montrer ici qu’une analyse de la place des humoristes, des comédies et des pratiques humoristiques ordinaires dans l’espace public ne peut faire l’économie d’une approche pathétique, et que les actes perlocutoires « humoristiques » ne peuvent être réduits à l’effet de connivence entre les acteurs d’une énième interprétation de la triade freudienne locuteur/destinataire/cible[9].

II – L’espace public : pluralité, autonomie, et conflictualité.

a. Espace public, théorie délibérative et médias

La publication de l’Espace public en 1962 d’Habermas, puis sa traduction en langues anglaise et française, ont eu un impact considérable sur les sciences humaines et sociales, et ont suscité de nombreuses critiques et réinterprétations[10]. Nous allons nous intéresser à deux de ces critiques, dont les développements ont nourri les recherches sur le rire de la dérision politique, en particulier celles sur la caricature et la satire. Il s’agit de l’analyse de la délibération par Bernard Manin et de l’explicitation des postulats bourgeois et masculinistes de la théorie habermasienne par Nancy Fraser.

Dans un article paru en 1985, Manin souligne la réduction de la délibération à la décision dans théories libérales, qui font du moment de l’expression de ce qui serait la volonté générale (vote à l’unanimité ou à la majorité), la source de légitimité de l’ordre politique[11]. Il montre qu’on ne peut compter sur une volonté déjà déterminée des individus, ni sur une connaissance complète de toutes les informations nécessaires à une prise de décision concernant la communauté : « Il faut affirmer, quitte à contredire une longue tradition : la loi est le résultat de la délibération générale, non pas l’expression de la volonté générale » ; une théorie délibérative de la démocratie pose donc les questions du droit pour tous de participer à la délibération, de l’accès aux informations, et de la relativité des valeurs communes et de la définition du bien commun en fonction du public[12]. Cette théorie délibérative a, à son tour, été sévèrement jugée, soupçonnée d’ouvrir la porte à des confusions entre communication et délibération, conversation et délibération, à la transposition directe de normes délibératives à tout type d’échange au sein de l’espace public autonome[13]. Les exemples convoqués sont majoritairement les émissions politiques satiriques (les nombreuses études sur le Coluche 1 faux de Canal+, le Bêbête Show de TF1 et les Guignols de l’Info de Canal+ sont à ce titre incontournables) et les forums Internet (ceux des talk show, et plus récemment ceux ouverts par les partis politiques, voire le gouvernement).

La grande question qui a sous-tendu les débats sur l’espace public dans les années 1990 a donc été le rapport aux médias, dans une conception majoritairement duale des « sphères » qui place de part et d’autre de l’échange la sphère politique et la société civile. Les médias de masse, et la télévision en particulier, ont conduit à une conception pluraliste de l’espace public, soulevant ainsi les problèmes suivants : l’institutionnalisation des dispositifs de débat et de communication (contrôle ou résistance possible ?) et les dynamiques nouvelles propres à l’espace public autonome (pratiques démocratiques, communautés interprétatives, production de sens)[14]. Les médias de masse ou d’experts que représentent les émissions politiques satiriques ou les talk show ont ainsi constitué les espaces exemplaires de la crise définitionnelle de l’espace public : dispositifs éminemment démocratiques ou menaces, tribunes ou catharsis, dégradations du débat ou élargissement salutaire de celui-ci… Espaces publics dans l’espace public, ces émissions sont elles-mêmes décrites comme des « contrats », dont les modalités changent en fonction du dispositif médiatique, et des « espaces publics esthétiques » de « reproduction symbolique du monde vécu »[15].

La théorie délibérative a permis (et permet toujours) de penser l’espace public comme le lieu où se joue en partie la légitimité de l’ordre politique, mais aussi de l’envisager comme un espace de conflit et de concurrence, où les échanges se font autant entre membres de la société civile – entendue comme espace public autonome – qu’entre la société civile et la sphère politique, entre les individus anonymes qui composent la société et les hommes politiques. Cette définition de l’espace public n’est toutefois pas satisfaisante, car elle ne permet pas d’appréhender la notion même de légitimité, d’autorité des individus et de la communauté ; elle ne permet pas de saisir pleinement les termes de la crise de la représentation, actualité brûlante de la démocratie républicaine française depuis une dizaine d’années. Les études sur les médias de masses et sur les humoristes ont bien rendu compte de ces limites de la théorie délibérative, en interrogeant les procédés qui permettent à un locuteur de se présenter comme légitime et de parler « au nom de », et en examinant les dispositifs de formation et de mesure de l’« audience » et de la réception des informations diffusées par ces médias.

b. Espace public, République et exclusions.

La reformulation de la définition harbermasienne de l’espace public par Nancy Fraser offre des outils conceptuels et historiques pour mieux comprendre la crise qui se joue depuis le début des années 2000. Dans une contribution de 1992 à une discussion autour de l’ouvrage d’Habermas, Fraser met en exergue et fait l’examen critique de ses postulats bourgeois et masculinistes : l’égalité virtuelle des interlocuteurs du débat ou de la discussion publique, l’unicité globalisante et exclusive du public, la stricte séparation entre le privé (ce qui relève de l’intérêt) et le public (ce qui relève du bien commun) et la circonscription du débat aux questions considérées comme d’ordre public, et enfin une conception duale de la démocratie qui présuppose une séparation entre deux sphères : la société civile et l’Etat[16]. Elle y oppose, termes à termes : les protocoles bourgeois d’interaction discursives et les obstacles non-officiels que constituent les inégalités sociales, inscrites dans les corps, les styles culturels, et déterminant l’accès à la parole ; un espace public non seulement pluriel, mais aussi composé de contre-publics subalternes qui « constituent des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins »[17] ; une conception civique-républicaine de la délibération qui prendrait en compte, d’une part le caractère endogène des préférences, intérêts et identités des personnes, et d’autre part l’effet exclusif inégalitaire causé par le fait de qualifier certains sujets et intérêts de « privés » et de mener la délibération depuis un « nous » unique et global ; enfin une conception « post-bourgeoise » qui permettrait d’envisager la force pratique de certaines sphères publiques hybrides, non limitées à la formation de l’opinion publique et participant au processus officiel de prise de décision.

Le concept qui nous intéresse ici, est celui de contre-public subalterne, qui désigne ces publics alternatifs, concurrents, rassemblant des groupes sociaux exclus de l’espace public républicain libéral, des groupes minoritaires, subalternes : les femmes, les classes ouvrières et populaires, les personnes dites « de couleur », les gays et les lesbiennes, etc. Ce concept va nous permettre d’aborder plusieurs points ayant un rôle primordial dans la compréhension de l’espace public contemporain : le soupçon, voir l’accusation, de communautarisme qui pèse sur les groupes subalternes ; l’importance du concept d’identité, qui recouvre ou subsume depuis plusieurs années celui d’opinion ; et la notion de voix, l’idée de faire entendre sa voix, qui est intrinsèquement liée à celle d’identité.

Les contre-publics subalternes fonctionnent selon Fraser selon deux modes, dans un rapport dialectique : l’entre-soi, espace de repli et de regroupement, et l’expérimentation locale, discursive et pratique, destinée à une publicité plus large. Ce qu’elle appelle séparatisme, et que les débats médiatiques d’aujourd’hui désignent sous le nom de communautarisme, est un phénomène d’enclavement des groupes subalternes, soupçonné d’être volontaire. Ce que Fraser ne mentionne pas, c’est la naturalisation de cet entre-soi en fonction de l’axe même qui a servi à son exclusion de l’espace public républicain moderne[18], et qui est à la source d’une des revendications les plus fortes du féminisme : les groupes subalternes ne sont pas des groupes naturels. Le sexe, la couleur de peau, la classe sociale, ou encore l’orientation sexuelle, ne suffisent pas en elles-mêmes à générer un public, c’est-à-dire un groupe subalterne organisé autour de valeurs et d’interprétations communes, un contre-public capable de dire « je » et « nous ». Ce silence de l’argumentation de Fraser influe sur la manière dont elle présente les deux autres points, l’espace public comme arène où se forment et s’expriment les identités sociales, et la construction et expression simultanées d’une voix propre par des idiomes et un style culturel ; elle s’arrête au seuil de la voix, son analyse ne comprenant que l’approche structurelle et épistémologique de la crise de l’espace public.

III – Voix, raison et rire : les énonciations passionnées dans l’espace public.

Nous allons à présent approfondir la question de la voix, qui est celle de la légitimité d’un individu et d’un groupe à parler dans, pour et au sujet de la communauté. Nous nous appuierons d’une part, sur la réinterprétation des travaux d’Austin et de Wittgenstein par Stanley Cavell, à travers l’idée de « voix de la raison » et le concept d’« énonciation passionnée » ; et d’autre part, sur le concept de parrêsia tel que Michel Foucault l’analyse, et sa réutilisation par Karim Hammou dans l’idée qu’une certaine parole des contre-publics subalternes joue sur les codes de la parrêsia pour se rendre légitime.

La voix est une métaphore, un concept et un phénomène physique qui traverse l’histoire du républicanisme français : voix électorale, voix parlementaire, voix du peuple, voix de manifestants… Il est donc assez surprenant de la voir si rarement évoquée dans les travaux déjà cités. Faire entendre sa voix et prendre la parole est ce qui caractérise le citoyen en démocratie, mais à quelles conditions cette voix et cette parole sont-elles légitimes, ont-elles une autorité ? A quelles conditions ne sont-elles pas considérées comme des cris, des bruits ? Ainsi que le faisait remarquer Fraser, l’accès au discours dans l’espace public n’est pas qu’une question d’exclusions formelles, mais aussi de processus d’interaction discursive, d’ethos et de styles culturels. La constitution d’un public, subalterne ou non, repose sur le rapport entre l’individu et la communauté.

Dans Les voix de la raison, Cavell s’interroge sur cet extraordinaire privilège que constitue le fait de pouvoir dire « je » et « nous », et conclut que le problème épistémologique majeur posé par la société est de savoir comment je sais avec qui je suis en communauté, et avec qui je suis dans un rapport d’obéissance et d’accord[19]. Nous nous accordons dans un langage dont nous n’avons pas décidé les critères : l’accord reste à faire, dans cette relation où la communauté peut parler en mon nom et où je peux parler en son nom. Le « je » et le « nous » sont des revendications. La formation des contre-publics subalternes est donc un exemple paradigmatique du caractère revendiqué de la communauté, que l’accord fait l’objet d’une recherche constante. L’espace public actuel montre à quel point cet accord est difficile, et la faible participation aux élections, ainsi que le caractère violent et réputé inintelligible des propos tenus par ces groupes subalternes soupçonnés de repli communautaire (la communauté étant ici opposée à la société), sont censés témoigner de l’irrationalité causée par la fragmentation et spécialisation de l’espace public en médias et émissions ciblés. Or, comme le souligne Sandra Laugier, « la difficulté d’arriver à un accord est au contraire constitutive de ce que [Cavell] appelle claim to rationality. La raison n’est jamais donnée, mais revendication, la raison étant elle-même objet autant que sujet de claim (The Claim of Reason). La revendication de l’individu à parler au nom des autres, même si elle n’a rien pour la fonder, est rationnelle »[20]. La rationalité contemporaine serait donc à chercher dans les revendications de voix, mises en évidence par la crise de la démocratie représentative et les échecs de la délibération institutionnelle.

Cette revendication à parler au nom des autres, ou à parler pour les autres, a longtemps été pensée sur le modèle de la représentation politique, du contrat où je cède ma voix à un représentant politique, acte de délégation entériné par le vote. La conception cavellienne permet cependant de penser cette revendication à partir d’un autre modèle, démocratique lui aussi : l’expérience commune, les critères donnés dans les formes de vie. Revendication individuelle, reconnaissance ou démenti par autrui : ce rapport est le fondement même de l’échange entre l’artiste ou l’orateur et son public ; il est la configuration privilégiée de l’humoriste du XXIe siècle, qui « en s’exprimant personnellement, en usant d’un « je » authentique ou de personnages incarnés, en produisant des récits de vie et des dialogues du quotidien, se présente comme un acteur à part entière du monde qu’il dépeint, confronté à une série d’injonctions et une diversité de « petits pouvoirs » »[21].

L’espace public contemporain met donc en jeu une notion particulière, celle de l’authenticité. Et comme je ne peux pas savoir, sauf exception, à quel point je peux me fier à la parole d’autrui, la recherche d’un accord et la reconnaissance de la voix de l’autre se fondent sur une confiance préalable[22]. Toutefois, l’humoriste, à l’instar de l’homme politique, ne peut indéfiniment se fonder sur son expérience, ou sur les critères moraux qu’il reconnaît pour siens.

Si l’on accepte l’idée d’un espace public esthétique, ou médiatique, comme participant à la formation des (contre-)publics, il faut alors accepter l’idée d’un caractère double de la voix, à la fois épistémologique (les modalités de mon appartenance à une communauté) et aléthurgique (le type d’acte par lequel le sujet, disant la vérité, se manifeste, se représente à lui-même et est reconnu par les autres comme disant la vérité).

Michel Foucault a analysé dans les deux volumes du Gouvernement de soi et des autres la notion de parrêsia[23]. La parrêsia est une forme de véridiction antique, un mode du dire-vrai exercé par les citoyens athéniens. Le parrêsiaste, pour être reconnu comme disant la vérité, doit respecter la posture suivante : parler en son nom propre, parler du présent, parler de manière directe et simple, parler parce que dire la vérité est pour lui un devoir. Nous souhaiterions suggérer que les humoristes, particulièrement ceux et celles qui s’adressent ou se réfèrent à des publics subalternes, font un travail sur la véridiction. Dans un article consacré la « violence verbale » du rap, Karim Hammou montre comment l’indifférenciation entre auteur, interprète et responsable, peut constituer une technique utilisée par les rappeurs dans le cadre d’un travail artistique sur une parole de vérité, technique qui « enchâsse dans un cadre chansonnier des situations sociales dans lesquelles la véridiction tient fréquemment une place centrale »[24].

Cette situation de jeu sur la véridiction nous semble présente dans les performances d’humoristes appartenant ou s’adressant aux publics subalternes, dans ce que Nelly Quemener identifie comme des techniques « d’incarnation » des personnages : la frontière entre l’humoriste (auteur et/ou interprète) et le personnage est rendue floue, une « authenticité » est revendiquée. Dans le sketch de Florence Foresti, « Speed dating politique », celle-ci incarne le personnage de Lady Zbouba, qui n’intervient pas par hasard : l’animateur Laurent Ruquier, sur le mode de l’interview journalistique, lui demande si « en tant que femme » elle était intéressée par le questionnaire du magazine 20 ans, concernant l’intérêt des jeunes femmes pour la vie politique, et si elle comptait participer au « speed dating » politique organisé, évidemment, le 8 mars. Jouant sur les codes de la féminité masculine des filles de banlieue populaire et sur les codes langagiers de cette banlieue (verlan, voix forte, style direct), Lady Zbouba tourne en dérision la stratégie malheureuse des pouvoirs publics visant à faire participer les jeunes filles et jeunes femmes de banlieue populaire au débat public : elle n’est pas « la cible » puisque le magazine choisi est un magazine de « taspés » qu’elle ne lit pas, la formule du questionnaire à choix multiples correspond au stéréotype de la lectrice de magazines féminins, les questions emploient un vocabulaire jugé ridicule (« Y’a personne qui dit « Waou » »), et enfin la tranche horaire choisie pour le « speed-dating politique », 17h-19h,  ne tient pas compte de la « double journée » propre à l’emploi du temps de la majorité des femmes (elle finit de travailler à 18h, elle doit ensuite passer à la crèche chercher sa petite sœur, se dépêcher de faire les courses avant la fermeture du supermarché à 20h, et enfin rentrer pour aider sa mère à préparer le dîner).

Lady Zbouba est appelée à parler en son nom propre, elle parle sans fioritures stylistiques, elle intervient sur un sujet d’actualité et elle dit la vérité parce qu’elle seule peut le faire sur un plateau de télévision. Mais les apartés entre Foresti et Ruquier qui jalonnent les sketches où ce personnage est mis en scène rendent la frontière floue entre l’auteure du sketch qui est aussi son interprète, entre l’humoriste et le personnage[25]. Convoquée dans un but illocutoire (apporter un point de vue subalterne, produire une information, dans le respect des conventions régulant l’échange journalistique), elle ne cesse de produire des énonciations passionnées, dont les effets perlocutoires se mesurent aux rires, regards et réactions ultérieures des invités et du public de l’émission.

Pour conclure avec Cavell, ce sont les énonciations passionnées qui font d’un groupe un public, un contre-public ; car il n’y a pas de règle qui nous apprenne comment revendiquer, « les interactions, ou rencontres, que désignent des verbes perlocutoires (…) contestent ponctuellement la rationalité du règne des règles »[26], elles donnent à voir un espace public différent de ses représentations contractualisées, où la raison se trouve enchâssée dans les effets perlocutoires de l’accord.

Marie QUÉVREUX,

Université Pierre Mendès-France (Grenoble 2)


[1] Un « bonhomme » est une adolescente d’allure plutôt masculine, caractérisée par son agressivité, voire sa violence, sa relative autonomie vis-à-vis des garçons, et son langage très « libre ». Il existe plusieurs synonymes, diversement employés selon les Z.U.P. Voir par exemple Robin, A., Les filles de banlieue populaire. Footballeuses et « garçonnes » de « cité » : « mauvais genre » ou « nouveau genre » ?, Paris, L’Harmattan, 2007.

[2] Cavell, S., Les Voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, (1979), trad. fr. S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil, 1996, p. 52.

[3] Sur la réinterprétation esthétique de la théorie du rire de Hobbes, voir Thouard, D., « Rire et amour-propre : anthropologie du rire et subjectivité chez Kant et Hobbes », in Foisneau, L. et Thouard D., (dir.), De la violence à la politique : Kant et Hobbes, Paris, J. Vrin, 2005, pp. 55-86. Sur la moralisation du théâtre et le projet de réforme des goûts et des mœurs par les Lumières, voir Goldzink, J., Les Lumières et l’idée du comique, Cahiers de l’E.N.S Fontenay/Saint-Cloud, décembre 1992.

[4] De Baecque, A., Les Éclats du rire : la culture des rieurs du XVIIIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 7 et p. 293.

[5] Lefort, C., Le temps présent. Ecrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007 ; « Démocratie et avènement d’un « lieu vide » (1982) », pp. 461-469 ; « Révolution et parodie (1985) », pp. 535-549 ; et « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique (1986) », pp. 551-568.

[6] Stendhal, Du rire. Essai philosophique sur un sujet difficile, et autres essais, (1813-1836), préface d’A. De Baecque, Paris, Payot & Rivages, 2005 : voir en particulier son fameux article « La comédie est impossible en 1836 ». Bercegol, F., « Tocqueville et les passions démocratiques », in F. Mélonio et J.-L. Diaz, Tocqueville et la littérature, Presses Paris Sorbonne, 2005.

[7] Lipovetsky, G., L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, chap. 5 « La société humoristique », pp. 153-194. Article paru initialement dans le numéro 10 de la revue Le Débat, en 1981.

[8] Les articles de Claude Chabrol et Patrick Charaudeau sont à ce titre représentatifs de cette approche communicationnelle et cognitive. Voir Chabrol, C., « Humour et médias ? Définitions, genres et cultures », Questions de Communication, n° 10, 2006, pp. 7-17 ; Charaudeau, P., « Des catégories pour l’humour ? », ibid., pp. 19-43. Sur les réinterprétations de la théorie austinienne du performatif dans les analyses des actes d’humour, voir la thèse de Nelly Quemener consacrée aux humoristes de la scène française depuis 1984 : Le pouvoir de l’humour : politiques de représentations dans les sketches télévisuels en France, Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, direction Eric Maigret, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, soutenue le 2 décembre 2010. Elle souligne dans le chapitre 1 « L’humour, du pouvoir à l’empowerment » l’angle mort entretenu par ce type d’approche purement communicationnelle, à savoir la dimension matérielle, corporelle, des personnages et des humoristes.

La référence à Austin concerne les huitième, neuvième et dixième conférences de Quand dire, c’est faire, (1962), Paris, Seuil, 2002.

[9] Cette triade est présentée dans : Freud, S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, (1905) trad. fr. D. Messier, Paris, Gallimard, Folio essais, 1992 ; et L’inquiétante étrangeté, et autres essais, (1927), trad. fr. B. Feron, Paris, Gallimard, 1985, « L’humour », pp. 317-328.

[10] Habermas en tiendra compte et fera une autocritique de son livre, état des lieux de ces discussions et réinterprétations à l’appui, dans la préface de la dix-septième édition allemande en 1990. Traduction française : « « L’espace public », 30 ans après », Quaderni, n°18, 1992, pp. 161-191.

[11] Manin, B., « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, n°33, janvier 1985, pp. 72-93.

[12] Ibid., p.83 et 84.

[13] Suraud, M.-G., « Communication ou délibération : les échanges dans la société civile », Hermès, n°47, 2007, pp. 177-184. Voir aussi Urfalino, Ph., « La délibération n’est pas une conversation », Négociations, n°4, 2005, pp. 99-114.

[14] Suraud, op. cit., p.177. Darras, E., « Rire du pouvoir et pouvoir du rire », in CURAPP, La politique ailleurs, PUF, 1998, pp. 151-177 ; p.152.

[15] Chabrol, C., op. cit., p.9 : les trois types de contrats cités sont ceux du caricaturiste (information et divertissement), du chroniqueur (prise de position appréciative personnelle sur la réalité), de l’animateur et ses assistants (conversation polémique divertissante et informationnelle), et du publicitaire (complicité entre la marque et le client à travers un produit). L’idée d’espace public esthétique est reprise et développée par Laurence Allard afin d’élaborer la notion de « réception productrice », fondée sur l’idée d’une continuité entre expérience esthétique et pratique vécue : « Pluraliser l’espace public », Quaderni, n°18, 1992, pp. 141-159. (Mes italiques pour les deux auteurs.)

[16] Fraser, N., « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, n°31, 2001, pp. 125-156 ; p.134. Publié initialement dans Calhoun, C., (dir.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, MIT Press, 1992, pp. 109-142.

[17] Ibid., p.138.

[18] Voir à ce sujet, entre autres, les travaux d’Eleni Varikas sur le concept de paria : Les rebuts du monde : figures du paria, Paris, Stock, 2007 ; et l’ouvrage classique de Denise Riley, « Am I That Name? »: Feminism and the Category of « Women » in History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988.

[19] Cavell, S., op. cit., p.49 et p.59.

[20] Laugier, S., « Wittgenstein : anthropologie, scepticisme et politique », Multitudes, n°9, mai-juin 2002. [En ligne] URL : http://multitudes.samizdat.net/Wittgenstein-anthropologie

[21] Quemener, N., op. cit., p.30. Voir aussi le numéro de la revue Poli : Politique de l’image, consacré au rire postcolonial et au renouveau de la figure du bouffon chez les humoristes à partir de 2007 : Dossier « Humour et identité nationale », Poli, n°2, 2010.

[22] Austin, J. L., Ecrits philosophiques, Paris, Seuil, 1994, « Autrui », pp. 45-91 ; « Nous sommes en droit, et c’est un point fondamental, de nous fier à autrui quand nous parlons (comme dans d’autres domaines), sauf s’il existe quelque raison particulière de ne pas avoir confiance en lui. Croire les gens, accepter leur témoignage, est le propos essentiel, ou l’un des principaux, de la conversation », p.53.

[23] Foucault, M., Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), Paris, Seuil/Gallimard, 2008 ; Le courage de la vérité : Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France, (1983-1984), Paris, Seuil/Gallimard, 2009.

[24] Hammou, K., « La vérité au risque de la violence. Remarques sur l’esthétique du rap en français. », Colloque De l’impolitesse à la violence verbale, Avignon, 2005, p.17 (manuscrit auteur).

[25] Voir notamment un autre sketch de Florence Foresti, où le personnage de Lady Zbouba établit explicitement une différence socio-territoriale entre la banlieue et ses cités, et les beaux quartiers de Paris : « La journée de la jupe », 23 mars 2006, On a tout essayé, France 2.

[26] « La philosophie du jour d’après Austen après Austin », Rue Descartes, n°45-46, vol.3, 2004, pp. 215-229 ; p.228. Et Laugier, S., op. cit.

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