Pédagogieune

Instrumentalisme deweyen et éducation

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Pierre Gégout LISEC (EA 2310) – Normes & Valeurs LHSP-AHP (UMR 7117) Université de Lorraine

  Résumé La pensée de John Dewey embrasse une grande quantité de sujets : l’épistémologie, l’esthétique, l’éducation ou encore la démocratie. Il existe néanmoins un fil rouge : l’instrumentalisme. Cet article se propose d’exposer quelques unes des conséquences éducatives de l’épistémologie pragmatiste de Dewey c’est-à-dire de son instrumentalisme. Plus spécifiquement encore, il soutient que les concepts « d’expérience » et « d’enquête » sont essentiels pour comprendre la cohérence des propositions deweyennes en éducation.

Abstract The philosophy of John Dewey embraces a wide range of subjects: epistemology, aesthetics, education, democracy, etc. Nevertheless we can find a guideline: instrumentalism. This article exposes some of the educational consequences of the Dewey’s pragmatist epistemology, that is to say of his instrumentalism. Even more specifically, we argue that the concepts of « experience » and « inquiry » are essential to understand the consistency of deweyan proposals in education.

Introduction

Comme une ironie du sort, la pensée de John Dewey (1859-1952) aura subi cela même qu’elle aura combattu : une partition rendant chacune de ses parties lacunaire. Si nous regardons comment la pensée de Dewey est utilisée aujourd’hui, nous nous rendons compte qu’il existe comme deux Dewey : un Dewey philosophe, principalement lu et commenté par les philosophes et un Dewey pédagogue, s’intéressant de près aux questions d’éducation et essentiellement convoqué dans le champ de sciences de l’éducation. Comme le remarquait récemment Patrick Savidan, commentant la réception de Dewey en France : « Si sa réflexion pédagogique lui valut un certain traitement de faveur, celui-ci ne fut toutefois que relatif et n’engloba jamais la doctrine ni la méthode qui, pour lui, en constituaient pourtant le fond. »[1]

De fait, étudier Dewey en philosophe revient souvent à faire l’impasse sur ses idées et ses propositions en matière d’éducation. Et inversement, le Dewey penseur de l’éducation est rarement envisagé à travers le prisme de la philosophie pragmatiste. Le philosophe retiendra de Dewey ses thèses instrumentalistes et ses réflexions sur la démocratie ; le pédagogue en fera un partisan de l’Éducation Nouvelle et synthétisera sa pensée dans le slogan désormais célèbre learn by doing[2]. Paradoxalement, ce « philosophe de la continuité[3]» pour reprendre les mots de Gérard Deledalle, voit sa pensée coupée en deux parties qui, au mieux s’ignorent, au pire se méprisent ; les uns considérant que la philosophie de Dewey n’est pas nécessaire pour entendre ses conceptions pédagogiques, les autres ne voyant dans ces dernières qu’un corpus manquant nécessairement de la profondeur dont est digne la véritable philosophie. Cette partition, Dewey lui-même n’aurait pas hésité à l’analyser comme l’effet encore très prégnant de la dichotomie Théorie/Pratique ou Pensée/Action…

À l’opposé de cette double lecture, ce modeste article se propose de faire se retrouver ces deux parties d’une même pensée. Il y aurait bien des manières de procéder, de montrer ce que la pensée en matière d’éducation doit à la philosophie et inversement. Pour ma part, je souhaiterais partir de l’instrumentalisme deweyen afin d’en faire voir les principales conséquences pédagogiques. En d’autres termes, c’est en partant de l’épistémologie de Dewey qu’il me semble possible d’en révéler toute la richesse éducative.

L’épistémologie de John Dewey

L’influence de Darwin

Comme tous les pragmatistes, Dewey est très influencé par les travaux de Darwin. En 1910 paraît d’ailleurs un ouvrage éloquent à ce titre : « The Influence of Darwin on Philosophy and Other Essays ». Si, comme le soutient Darwin, les espèces animales comme végétales ne sont pas apparues soudainement, si elles naissent petit à petit, fruit d’une longue évolution, et si leur apparition et disparition est fonction d’un rapport à leur environnement naturel, alors il en va de même pour l’Homme. L’être humain n’est non seulement pas arrivé sur terre du jour au lendemain, mais il est lui aussi le résultat d’une lente adaptation au milieu. Cela signifie que les règles régissant le vivant non-humain s’appliquent pour une très large part à l’homme mais surtout que celui-ci, comme tout être vivant est un être d’adaptation. Contrairement à ce que professe l’ancienne philosophie, la philosophie traditionnelle héritée de Platon et d’Aristote, ce qui est, est en mouvement, en changement constant, en évolution permanente. L’Être éternel, fixe et immuable, la recherche de formes certaines est une chimère trouvant son origine dans le tréfonds des âges, lorsque l’être humain trouvait dans le connu, le régulier, le prévisible, l’attendu une sorte de sécurité[4]. Ce n’est pas qu’il n’y a rien à chercher « derrière les apparences » ou « derrière les phénomènes » mais que ce « derrière » sera de toute façon fonction de nos besoins, de nos questions, de nos investigations, de nos actions.

Pour Dewey le propre du vivant est d’être perméable au monde qui l’entoure, d’avoir une forme ou une autre d’expérience de ce monde. L’expérience, au sens de Dewey, est en effet la rencontre (trans)formatrice de l’organisme et de son milieu : l’organisme n’est pas un donné mais résulte d’une lente élaboration dialectique d’avec son environnement qui, en retour, sera modifié par l’organisme y vivant. L’expérience est transaction puisque l’environnement est autant transformé par l’organisme que celui-ci formé par lui. Même les plantes ont une forme d’expérience puisque, si elles ne peuvent pas pousser dans n’importe quelles circonstances environnementales, elles finissent toujours par ré-agir, en produisant de l’oxygène ou du dioxyde de carbone par exemple. De la seule présence des plantes le milieu s’en trouve modifié, ce qui suppose alors des organismes une nouvelles adaptation.

Mais ce qui est vrai des plantes et des micro-organismes l’est encore plus de l’Homme. L’être humain est de toutes les espèces connues celui possédant la plus grande perméabilité à l’expérience. Alors que la majorité des animaux réagissent « involontairement » sur leur environnement, l’Homme est capable d’un grand contrôle de son expérience. Cela signifie qu’il est davantage capable de décider du genre d’interaction ou de transaction qu’il souhaite établir entre lui et son environnement. Quoi que ce contrôle soit loin d’être total, il est néanmoins suffisant pour lui permettre d’aménager un milieu moins hostile et répondant plus facilement à ses besoins. Pour Dewey, c’est de ce processus de contrôle croissant de la nature en vue de répondre à ses nécessités qu’a émergé la Connaissance. Les arts et techniques, longtemps tenues pour méprisable par une philosophie abstraite et contemplative, sont à l’origine de la connaissance scientifique moderne, justement parce qu’elles seules ont su construire un rapport élaboré et intelligent avec le milieu.

Ainsi donc, Dewey étend la leçon de Darwin au-delà de la sphère purement biologique. Pour le philosophe, il y a une continuité logique entre la manière dont les espèces apparaissent sur Terre et la manière dont elles vivent, croissent et se développent : dans une transaction permanente avec leur environnement mais un environnement non pas conçu comme un déjà-là mais comme un bac à sable, un milieu avec lequel agir et réagir, un milieu qui nous forme et auquel il faut donner forme.

L’instrumentalisme

Dewey se montre très sceptique à l’égard des tentatives épistémologiques ayant comme prétention d’établir les critères permettant l’accès à une connaissance indubitable, absolue. Plus précisément, c’est la définition de la connaissance comme certitude éternelle qu’il récuse. Cette conception a d’abord pour origine l’angoisse de l’inconnu et de l’imprévisible de l’Homme ne maîtrisant pas assez son environnement. Ensuite, elle provient d’une institutionnalisation sociale puisque les tenants de cette définition ont longtemps été les individus influents ou de pouvoir. C’est moins l’homme de la rue qui s’est mis en quête d’une telle forme de connaissance que les philosophes au service des tyrans, le clergé ou, de manière générale, toutes les groupes sociaux n’ayant nulle nécessité de travailler à la fabrication d’outils, à la culture des champs ou à l’élevage d’animaux. Si l’idée d’une Connaissance comme certitude longtemps prévalu, c’est que ceux potentiellement porteurs d’une conception contraire ont largement été ignorés, méprisés, exclus. Hommes d’action, artisans, praticiens, ils étaient aux prise avec le mouvant, le changeant, l’altérable. Comment pouvaient-ils espérer apporter quelques lumières puisque du fuyant il n’est rien possible d’en dire qui ne soit pas déjà en train de disparaître ? La distinction sociale entre oisifs et travailleurs, entre ceux ayant accès au loisir et ceux qui ne l’ont pas, entraîne et justifie par la suite l’opposition entre Pratique et Théorie, entre Connaissance et Action, entre Raison et Expérience.

Difficile de savoir ce qui est cause et conséquence entre position de pouvoir et posture épistémologique. Toujours est-il qu’il faudra attendre l’avènement de la science moderne pour que les évidences en termes de définitions de la connaissance s’effritent. Dewey montre à plusieurs reprises[5] ce que la science moderne suppose de révolution intellectuelle. Désormais, connaître, ce n’est plus rechercher le fixe, l’absolu ; ce n’est plus être en contact avec une Forme ou une Idée ; ce n’est pas non plus catégoriser correctement selon des catégories toutes faites. Connaître une chose c’est être capable d’agir avec ou sur cette chose en vue d’obtenir les effets désirés. Connaître ce n’est donc pas avoir une image mentale correspondant à la réalité, une représentation vraie de l’immuable mais agir avec efficacité et prévision. Dans la perspective deweyenne et plus largement pragmatiste, connaître n’est donc plus un verbe d’état mais un verbe d’action.

La Connaissance n’est pas une chose que l’Homme se devrait de posséder et d’accumuler comme autant d’images à collectionner, mais un ensemble, un réseau d’actions et de pratiques effectives et efficaces qui se renforcent les unes les autres. Il n’y a pas de limite à la Connaissance en générale comme à une connaissance en particulier car il est toujours possible que la chose en question soit mise en interaction avec une autre chose et nous dévoile ainsi une autre de ses facettes, c’est-à-dire que l’on apprenne à produire un nouvel effet à partir d’elle.

Dewey a donc une conception instrumentale de la connaissance : la connaissance est un l’instrument nous permettant de résoudre un problème. D’ailleurs, une connaissance est en fait la solution que nous avons trouvée pour résoudre une énigme au cours d’une enquête. Si nous nous en souvenons et lui attribuons une valeur, c’est justement parce qu’elle permet de nous sortir de situations difficiles, de cas de doute. Si nous en venions à trouver une connaissance plus efficace, nulle doute que nous oublierions cette dernière ou, tout du moins, ne la conserverions uniquement dans une perspective historique, utile pour comprendre comment nous en sommes arrivés là. L’enquête est le processus contrôlé permettant la résolution réfléchie du problème et donc la détermination d’une connaissance, ou plutôt, pour parler comme Dewey, d’une assertabilité garantie. Cette dernière notion permet définitivement à Dewey de se dégager de termes par trop empreint d’une signification classique qui n’est pas la sienne : la connaissance renvoyant classiquement à la vérité, celle-ci étant comprise comme une correspondance au réel, c’est-à-dire à ce qui existerait indépendamment de notre propre action. Parler d’assertabilité garantie rend possible l’évacuation d’engagement ontologiques traditionnels en philosophie que ni la science ni Dewey ne souhaite contracter (prétendre que la connaissance élaborée est dans un certain rapport d’identité ou d’isomorphisme avec un monde indépendant). À l’inverse, l’idée de garantie et d’assertabilité met l’accent sur le caractère révisable quoique non arbitraire de la connaissance en question.

En somme, on retiendra que, pour Dewey, l’être humain n’a pas de rapport privilégié à la « réalité » : son mode de connaissance ne diffère pas par nature de celui dont disposent les animaux. Néanmoins, sa perméabilité particulière à l’expérience du monde lui permet d’interagir plus finement avec lui et ainsi de mieux le connaître. Mais cette connaissance n’est fondamentalement pas autre chose qu’une transaction adaptative, l’être humain étant un être de besoins, de doutes et de désirs.

Perspectives éducatives de l’épistémologie deweyenne

L’épistémologie de Dewey[6] peut être résumée par le terme d’enquête, méthode par laquelle l’être humain rend une situation objectivement confuse et incertaine donc suscitant le doute, en une situation claire et déterminée donc indubitable[7]. L’enquête est la manière dont l’homme parvient à contrôler son expérience du monde lorsque cette dernière est réfléchie, intelligente. Elle est à la fois le moyen et la fin de l’éducation moderne. Moyen car elle est la seule à même de fixer nos croyances, pour reprendre la terminologie de Charles S. Peirce, un autre fondateur du pragmatisme. Fin parce que le contrôle de l’expérience est loin d’être une évidence et suppose un affinement des compétences intellectuelles et cognitives. Si l’enquête est « naturelle » au sens où elle repose sur des dispositions naturellement présente chez l’être humain, elle n’est pas innée. Dans ce qui suit, je voudrais montrer ce que l’enquête produit de conséquences éducatives selon trois de ses caractéristiques :

  • L’importance du milieu. On mène l’enquête dans un environnement, dans un milieu. Mieux, on mène l’enquête par ce milieu.
  • La place de l’action. Mener l’enquête dans le milieu, c’est agir sur lui, avec lui. C’est entrer dans une transaction.
  • Le caractère social. Le sujet de la connaissance n’est pas seul ; c’est un sujet social. Apprendre à chercher, c’est apprendre à chercher avec l’autre dans un contexte civilisationnel. L’enquête comprend donc une dimension sociale et morale.

Cette citation de Dewey résume bien l’importance de ces trois caractéristiques pour l’éducation :

« Le développement chez les jeunes des attitudes et des dispositions nécessaires à la vie continue et progressive d’une société ne peut pas se faire par transmission directe des croyances, des sentiments et de la connaissance. Il se fait par l’intermédiaire de l’environnement[8]. L’environnement comprend la somme totale des conditions requises pour que s’exerce l’activité caractéristique d’un être vivant. L’environnement social comprend toutes les activités des êtres humains qui sont associés dans l’accomplissement des tâches de chacun de ses membres. Il a un effet vraiment éducatif dans la mesure où un individu prend part ou participe à quelque activité commune. En assumant sa part de l’activité commune, l’individu s’approprie la fin recherchée, se familiarise avec ses méthodes et ses objets, acquiert les savoir-faire nécessaires et s’imprègne affectivement de son esprit »[9].

L’enquête peut fournir un paradigme éducatif pertinent pour penser l’éducation. Et c’est précisément cela qui motive la pensée éducative de Dewey.

L’importance du milieu dans l’enquête

L’une des grandes illusions de l’éducation passée (et parfois présente) réside dans le fait de croire possible la transmission directe du savoir. La connaissance est conçue comme un objet physique qu’il serait possible de passer à l’autre directement. Ce que montre Dewey, c’est que toute connaissance est d’abord solution d’un problème réel. Elle est issue de l’expérience de ce problème et de sa résolution. Elle ne peut se réduire à un énoncé où un ensemble procédural de gestes. Savoir que p implique de savoir utiliser p à bon escient, comme solution d’une situation problématique S. Mais ce savoir est toujours ouvert puisque nous ne connaissons pas l’ensemble des situations susceptibles d’être résolues par p. La classe de ses situations à laquelle appartient S est une classe ouverte, indéfinie dont les membres paraissent parfois forts différents. Dans ses conditions, p voit sa signification croître, s’épaissir au fur et à mesure que l’on prend conscience de la pluralité des situations pour lesquels il est solution ; p est construit ou se construit dialectiquement dans un jeu de questions/réponses (les situations rencontrées dans le milieu et les solutions apportées).

L’importance de ce fait pour l’éducation et l’enseignement est très grand. Toute transmission de savoir est nécessairement une transmission (re)constructive : le maître ne peut espérer transmettre directement et pleinement son savoir à ses élèves. Celui-ci doit être médiatisé dans une situation problématique supposant le savoir visé (ou une partie de celui-ci) pour être résolue. Comme le notera bien plus tard Guy Brousseau[10], le professeur ne saurait se contenter d’énoncer le savoir, de dire ou de montrer p. Car la connaissance, pour être réelle, c’est-à-dire comprise, doit être le résultat d’une expérience que la stricte ostension ou communication langagière est incapable de fournir. Se contenter d’affirmer ou de désigner p, c’est donner la réponse à un problème avant que celui-ci ne se pose. C’est disqualifier le problème et sa solution : si je connais la réponse, le problème ne se pose pas et s’il n’y a jamais eu de problème, il n’y a pas non plus de solution. Bien sûr, cela ne signifie pas que le maître est désormais muet, que toute leçon doit reposer sur une expérience ou une manipulation préalable. Cela veut juste dire que la perception du caractère indéterminé de la situation est une étape essentielle dans le processus d’enseignement et d’éducation.

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Le rôle de l’enseignant ne peut plus résider dans l’énonciation, l’énumération des vérités élaborées au fil de l’Histoire. Ces vérités, fruit d’une expérience humaine passée, ne sauraient apparaître comme telles aux yeux de qui n’en saisit pas le contexte problématique. La première des priorités de l’enseignant doit donc être de concevoir le meilleur moyen de faire percevoir le problème. Par suite, il aura pour mission de veiller à ce que le processus de recherche ne piétine pas trop, ne s’égare pas dans des impasses, aboutisse à de véritables solutions. C’est finalement à l’entraînement du schème de l’enquête qu’il doit veiller, seul moyen de le cultiver.

La place de l’action dans l’enquête par l’action du sujet

Rappelons la leçon de Darwin : l’être humain, comme tous les êtres vivants, est un être d’adaptation, un être qui fait face à des problèmes et qui, pour les résoudre, doit modifier son comportement. S’il ne le fait pas ou s’il ne parvient pas à trouver une réponse satisfaisante, il restera limité, arrêté par l’obstacle, ce qui, dans certain cas peut signifier la mort de l’individu ou la disparition de l’espèce. Pour Dewey, notre soif de connaissance est loin d’être notre caractéristique première, la plus manifeste. S’il est vrai que la recherche et la quête de la vérité peut bien se poursuivre pour elle-même, cet état n’est pas un état « naturel ». Ce qui est premier, c’est la survie, la quête de solutions concrètes à des problèmes réels. C’est uniquement lorsque ces conditions minimales sont satisfaites qu’il peut s’adonner à la recherche pour elle-même. La philosophie traditionnelle n’est qu’une des formes extrêmes que peut pendre un tel type de recherche puisqu’elle n’envisage même plus la réponse comme susceptible d’expérimentation, d’être tranchée par l’expérience. En cela, la philosophie traditionnelle a rompu avec l’enquête puisqu’elle refuse de faire de l’action le moyen de déterminer si l’hypothèse est correcte ou non. Pour Dewey, elle est d’abord le fait d’individus plongés dans une société érigeant les distinctions sociales au rang de distinctions naturelles impliquant des ruptures épistémologiques telles que le savoir et les manières de connaître des uns ne peut pas être le savoir et les manières de connaître des autres. La société grecque antique, avec ses esclaves, ses artisans, ses dirigeants et ses philosophes est un exemple d’une telle société et il n’y a donc pas à s’étonner que la philosophie traditionnelle y puise ses racines.

La grande erreur de cette vieille philosophie, c’est de tenir l’action pour imparfaite car changeante et donc incompatible avec la vérité fixée, unie, parfaite. Elle est d’avoir exclu la Pratique de la Théorie, l’Action de la Pensée au point d’y voir de véritables dichotomies. Mais si la connaissance émerge d’une confrontation à un milieu, alors l’action non seulement ne s’y oppose pas mais en est un passage incontournable. Apprendre, accéder à la connaissance suppose un faire, une action transformatrice du milieu comme de l’individu. En effet, par l’action du sujet, le milieu se trouve transformé, la situation indéterminée devient déterminée et le milieu apparaît réellement comme tel, comme environnement pourvu de signification. Mais par la transformation des habitudes qu’elle implique, la situation tend à transformer le sujet. Mieux, elle tend à le faire advenir lui aussi comme tel puisqu’elle produit un perfectionnement, un affinement de ses capacités. Le sujet est donc à son tour produit par le milieu en tant qu’il se trouve dans un état différent d’avant ce qu’il faut bien appeler sa transaction avec le milieu. Sans action de sa part nulle connaissance ne pourrait être abstraite de la situation. Apprendre en faisant, loin d’être un slogan pédagogique, est une description de la manière dont l’être humain accède à la connaissance. Ce n’est pas un choix didactique, c’est une nécessité humaine. Bien sûr, l’action elle-même peut avoir différentes formes puisqu’elle concerne à la fois le travail purement manuel et les « gestes mentaux », les inférences dont les mathématiciens sont les premiers représentants. Ce qu’interdit, en revanche, l’enquête ainsi comprise, c’est l’exclusion de toute procédure de validation par expérience de l’hypothèse. Toute « enquête », interdisant par principe la dialectique Sujet/Objet, soit parce qu’elle est dépourvue de milieu, soit parce qu’elle s’abstient de toute action sur lui, n’est pas une réelle enquête. Cette méthode appartient alors à l’une des deux manières de fixer la croyance rejetées par Peirce : soit la méthode d’Autorité, soit la méthode de Ce qui est Agréable à la Raison.

Du point de vue éducatif, cela signifie que toute enquête implique, in principio, l’action de l’élève. Celui-ci ne peut pas être dans une posture passive, réceptionnant sans rien faire « le savoir » émanant du professeur. L’élève actif, ce n’est là encore, pas un slogan mais une nécessité épistémologique. Il ne s’agit cependant pas d’agir pour agir mais d’agir efficacement, selon les moyens pertinents de résolution du problème, ce qui suppose qu’il y ait problème. Sans l’action, il ne saurait y avoir adaptation donc connaissance.

Dans cette perspective, les matières scolaires trouvent enfin une juste place. Il ne s’agit ni de les aborder dans une optique encyclopédique, ni de les rejeter au prétexte de favoriser les compétences intellectuelles utiles à l’enquête. Pour Dewey, les disciplines ne valent pas en elles-mêmes mais elles ont une importance capitale. L’Histoire, la Géographie, les Mathématiques, les Sciences doivent être abordés différemment selon la capacité de l’enfant à s’abstraire des problèmes qu’il rencontre. D’instrumentales dans un premier temps, les disciplines deviennent, au fur et à mesure de la scolarité et du développement de l’intelligence de l’enfant, sources de problèmes disciplinaires valant pour eux-mêmes. C’est uniquement à ce stade qu’elles peuvent apparaître comme telles, comme « disciplines » et non uniquement comme moyens, outils de résolution de problème. La raison d’une telle progressivité est à chercher, une fois de plus, dans la nature même de l’intelligence humaine. La capacité à voir les avantages médiats d’une enquête abstraite, théorique, indirectement aux prises avec une difficulté réelle, suppose la réitération d’expériences dans lesquelles la solution n’est accessible que par une telle « digression ». Autrement dit, la capacité à voir la fin d’une chose comme le moyen d’une autre et ainsi de suite, capacité permettant de prendre ses distances avec l’urgence d’un résultat immédiat, est longue et nécessite de multiples expériences. Or, les apports des disciplines sont de cette nature : les savoirs qu’elles nous délivrent sont rarement utiles immédiatement mais sont précieux dans le cadre d’expériences plus complexes, d’enquête requérant une procédure de recherche indirecte, détournée. Les mathématiques sont à ce titre de bons exemples puisque s’il est rare d’avoir directement affaire à des problèmes requérant autre chose que les quatre opérations de base, dans le cas d’enquêtes plus complexes comme les enquêtes de sciences physiques, elles délivrent toute leur importance ce qui justifie leur développement intrinsèque et leur enseignement. En bref, c’est parce que Fin et Moyen ne se distinguent que relativement à un contexte d’action précis, que les disciplines scolaires ont du sens, qu’elles sont à la fois moyens et fins de l’éducation.

Le caractère social de l’enquête

L’enquête est triplement sociale, d’où un triple travail d’éducation sociale. Dewey rejoint Peirce dans sa conception de l’enquête comme quelque chose d’éminemment social et non l’œuvre d’un seul individu. Elle est sociale pour au moins deux raisons. D’abord l’enquête elle-même, bien qu’elle puisse être le fait d’un seul (un individu qui résout un problème), est bien plus riche lorsqu’elle est menée à plusieurs. Une communauté de chercheurs (au sens générique du terme) dispose d’une plus grande capacité d’action et d’imagination qu’un seul. Si elle parvient à agir de manière coordonnée et rationnelle, elle peut être bien plus productive, précise, efficace. Cette communauté englobe également l’ensemble de ses membres futurs : une enquête ne se clôt jamais définitivement si elle peut être reprise par de nouveaux venus qui s’intéressent eux aussi à la question et qui perpétuent le travail entrepris. Apprendre à mener l’enquête, c’est donc aussi apprendre à chercher avec autrui (actuels ou potentiels) et donc à acquérir des compétences et des dispositions sociales et morales. Mais l’enquête est sociale dans un autre sens : elle est le fruit d’un temps, d’un lieu, d’un contexte qui excède largement le ou les individus, isolés ou unis, travaillant sur une question. Nous pourrions dire que l’enquête est un processus culturel :

« Toute enquête procède à l’intérieur d’une matrice culturelle qui est en dernière analyse déterminée par la nature des relations sociales. L’objet de l’enquête physique à n’importe quel moment tombe dans un champ social plus vaste. Les techniques disponibles à un moment donné dépendent de l’état de la culture matérielle et intellectuelle à ce moment. »[11]

Dès lors, l’acquisition du schème de l’enquête ne saurait se faire sans une connaissance de plus en plus importante de ce qui le détermine. À ce titre, les disciplines scolaires classiques ont un rôle à jouer, nous l’avons vu. Si la connaissance du monde passe par l’expérience, celle-ci se nourrit des connaissances acquises pour s’étoffer et se perfectionner. Pour paraphraser Kant, nous pourrions dire qu’une discipline scolaire sans enquête est aveugle, une enquête sans objet disciplinaire est vide.

Parce qu’elle est sociale, l’enquête est l’occasion d’une éducation morale. Travailler avec autrui, expériencer[12] avec un autre, c’est nécessairement vivre avec lui. L’enquête ne se réduit pas à l’enquête scientifique au sens traditionnelle du terme. Parce que les règles de la vie commune sont aussi des choses que l’enfant doit apprendre, l’enquête est également une enquête morale. Dewey n’est pas de ceux qui séparent radicalement la question morale de celle de la connaissance. Pour lui, la morale n’est ni absolue ni relative. S’il n’y a pas de sens à rechercher la forme du Bien, cela n’en a pas non plus de dire que le bien n’existe pas. Pour Dewey, les valeurs, les normes et les comportements éthiques sont ceux qui ont été pensés à l’intérieur de situations éthiques problématiques comme solutions à ce problème. Or, toute solution n’est pas valable n’importe où. S’il y a bien une certaine objectivité de la réponse éthique en tant qu’elle est bel et bien solution, elle reste relative au problème. Apprendre à agir éthiquement, c’est apprendre à enquêter dans de telles situations. Si l’enquête est morale, c’est qu’elle ne lui est tout simplement pas étrangère bien que son domaine lui soit propre. L’enseignement moral n’a pas à procéder par des « leçons de morale » mais par le traitement de situations moralement problématiques découlant de la vie ordinaire ou de la vie de classe. De même que n’importe quelle connaissance, ces sujets peuvent être abordés par le schème de l’enquête.

Enfin, le caractère social de l’enquête aboutit à la question politique de la démocratie. Pour Dewey, si la démocratie est la meilleure forme d’organisation sociale, c’est parce qu’elle seule rend possible l’enquête et qu’elle suppose l’enquête. Elle rend possible l’enquête en ceci que vivre en démocratie permet de vivre selon des modes de vies que l’on aura choisis par un processus de délibération. La démocratie est un mode d’organisation sociale dont la particularité est de laisser l’ensemble de ses membres libres d’agir dans la limite de la Loi, laquelle procède non d’une volonté arbitraire, mais d’une volonté commune visant à préserver cette même liberté d’action. Autrement dit, la singularité de la démocratie vient de ce qu’elle interdit ce qui serait plus liberticide encore, ce qui tendrait à réduire le potentiel d’action des individus et des groupes. On comprend pourquoi la démocratie peut être conçue comme étant à la fois au début et à la fin du processus éducatif : elle est au début parce qu’elle rend possible le tâtonnement, l’expérience sans limites a priori ; elle est à la fin car la démocratie n’est pas un espace infini, sans bornes, sans normes et sans règles. Mais celles-ci ne tombant pas du ciel, il faut en saisir la signification et surtout apprendre à participer à leur élaboration (édiction, modification ou suppression). L’éducation, nous dit Dewey, doit viser l’efficacité sociale, c’est-à-dire la capacité à participer activement à la vie politique. Et si la démocratie suppose l’enquête, c’est parce que ses évolutions sont issues d’enquêtes. En démocratie les décisions collectives doivent être débattues, amendées et surtout, elles sont révisables. Éduquer à la démocratie, ce n’est pas faire de « l’éducation civique », mais initier les élèves à identifier un problème collectif, à enquêter sur les raisons de ce problèmes et de trouver une solution commune. C’est aussi les amener à préciser ou revoir certaines décisions si celles-ci démontrent leur inefficacité. Bien que le maître reste le plus à même de juger pertinemment de la solution la meilleure, il doit, dans la mesure du possible, faire preuve de réserve et, comme pour tous les autres apprentissages, s’évertuer à guider les élèves dans leur réflexions plutôt qu’en imposer une toute faite. Il doit aménager des temps, des institutions didactiques[13] spécialement dédiées au traitement de ces questions. En tout état de cause, cette éducation, comme les autres doit procéder d’une expérience toujours plus fine de la démocratie. C’est de cette manière que l’on peut espérer cultiver l’efficacité sociale.

Conclusion

La pédagogie de John Dewey est indissociable de la philosophie. Penseur pragmatiste, Dewey est principalement connu pour le refus des dichotomies classiques de la philosophie dont l’origine est sociale et politique, non philosophique. Des oppositions comme celles de la Théorie et de la Pratique, du Sujet et de l’Objet, de la Connaissance et de l’Action, de la Fin et des Moyens, de la Science et de la Morale, de l’Individu et de la Société empêchent largement de percevoir les difficultés et les issues de nombreuses situations. L’éducation est un domaine en recelant de nombreuses et c’est en s’appliquant à dissoudre ces oppositions factices que Dewey espère rendre leurs solutions plus évidentes. Ainsi, en abolissant la dichotomie Sujet/Objet, il devient évident non seulement que l’élève doit entrer dans une interaction avec l’objet en vue d’en produire une connaissance mais encore que celui-ci devient objet au fur et à mesure que l’élève agit sur lui. Ni le Sujet ni l’Objet ne sont des donnés. L’objet produit le sujet puisqu’il permet à celui-ci d’être autrement qu’il n’a été. Et en agissant sur lui, l’élève en fait un véritable objet, c’est-à-dire une chose à part entière, centre d’une certaine attention et non un simple élément du décor du monde. On comprend donc qu’Action et Pensée vont de pair : c’est l’action de l’élève sur l’objet qui produit la connaissance, laquelle, en retour, rend imaginables et donc possibles d’autres actions. Enfin, puisque l’être humain ne peut vivre que dans un milieu social, l’enquête n’est jamais réductible à un face-à-face Sujet/Objet. L’enquête elle-même doit être comprise dans un milieu plus vaste incluant d’autres individus que lui. L’expérience sociale n’est pas détachée, exclue de l’expérience « épistémique » mais s’y mêle. Voilà pourquoi la Morale est aussi affaire d’expérience, d’enquête et ce, dans un double sens : d’abord c’est par l’expérience que l’on prend connaissances des actions moralement bonnes ou mauvaises, ensuite la question de la morale voire de la civilisation, est toujours présente, sous-jacente, même dans les cas d’enquêtes à première vue moralement indifférentes.

Les conséquences éducatives de la pensée de Dewey sont encore bien plus diverses que celles présentées ici. Sans doute sa conception de la démocratie est-elle l’une des plus fondamentales en tant qu’elle questionne la finalité même de l’éducation et de l’école. Par manque de place, je n’ai pu la détailler ici. On pourrait également s’interroger sur les conséquences éducatives de la philosophie de l’art de Dewey. Ce foisonnement de questions témoigne néanmoins d’une caractéristique de l’œuvre de ce philosophe : l’éducation s’y trouve comme question initiale et finale.

Bibliographie

Guy Brousseau, Théories des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage, 1994

Gérard Delledalle, La pédagogie de John Dewey : philosophie de la continuité, Paris, Les éditions du scarabée, 1965

John Dewey, Logique, la théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1993

John Dewey, Comment nous pensons, Paris, Seuil, 2004

John Dewey, La quête de la certitude, Paris, Gallimard, 2014

John Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011

Stéphane Madelrieux, « Expériencer », Critique 12/2012 (n°787), p. 1012-1013

Ou Tsui-Chen, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin, 1958

Gérard Sensevy, Institutions didactiques, Paris, PUF, 1998


[1]    In John Dewey, La quête de la certitude, Paris, Gallimard, 2014 , p. 8

[2]    Il se peut même qu’il en fasse l’un des chantres de « la pédagogie de projet » dont on ne trouve pourtant nulle trace dans ses écrits.

[3]    Gérard Delledalle, La pédagogie de John Dewey : philosophie de la continuité, Paris, Les éditions du scarabée, 1965

[4]    John Dewey, La quête de la certitude, Paris, Gallimard, 2014

[5]    Entre autre dans Reconstruction en philosophie, Expérience et Nature, La quête de la certitude ou Logique.

[6]    Même si Dewey lui-même n’appréciait pas trop ce terme.

[7]    John Dewey, Comment nous pensons, Paris : Seuil, 2004

[8]    Il est intéressant de noter que Ou Tsui-Chen, lorsqu’il cite ce passage pour son livre La doctrine pédagogique de John Dewey (Paris : Vrin, 1958) traduit « environment » par « milieu », terme aujourd’hui utilisé en didactique pour désigner l’ensemble des ressources dont dispose un élève pour résoudre un problème. Quelle soit bonne ou mauvaise, cette traduction opère malgré elle un rapprochement fertile pour la recherche en éducation.

[9]    John Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011, p. 102

[10]  Guy Brousseau, Théories des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage, 1994

[11]  John Dewey, Logique, la théorie de l’enquête, Paris : PUF , 1993

[12]  « Expériencer » est un néologisme régulièrement employé par les traducteurs de Dewey (Decroly, Deledalle, Zack) signifiant « faire l’expérience de », l’usage du terme « expérimenter » étant davantage connoté scientifiquement. Voir à ce sujet le petit texte de Stéphane Madelrieux : www.cairn.info/revue-critique-2012-12-page-1012.htm.

[13]  Gérard Sensevy, Institutions didactiques, Paris , PUF, 1998

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