Sociétés contemporaines et sécurité

La nature comme menace

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Comment la nature peut-elle s’introduire en politique sans développer des peurs ? Comment peut-elle créer du lien entre les hommes et les cultures  ?
Le réchauffement climatique, les ouragans ou les cyclones… sont autant d’événements suscitant la peur et donnant à percevoir la nature avant tout comme une menace. La crise environnementale est l’irruption de la nature comme problème, mais

l’amplification médiatique relayée par les scientifiques et les hommes politiques, l’afflux des alertes menaçant la planète créent un climat d’incertitude, d’inquiétude qui installent la nature dans le registre non plus du maîtrisable et du plaisir mais de la mort et de l’angoisse[1] .

Les solutions à ces risques relèvent d’une approche mondiale, internationale. La nature se trouve mondialisée. Dans la société du risque Ulrich Beck soutient que les risques sont créateurs d’un espace public international et qu’ils donnent lieu à de nouvelles « formes institutionnelles, scientifiques et politiques de coopération porteuses de transformation sociales à l’échelle planétaire » ; représentant un « formidable défi » pour les hommes politiques comme pour les gestionnaires ou les scientifiques, cette nature devenue menace entraîne une demande de protection se réduisant « le plus souvent à sa visée la plus réductrice, à savoir la demande de sécurité et l’édification de sanctuaire où sont exclus les indésirables ou les non initiés » [2].

 

À l’imaginaire de la conquête, de l’expansion et de l’optimisme prométhéen succède un imaginaire social de protection et de confinement » et la nature apparaît comme « une valeur refuge » [3].

À l’arrière-plan de cette demande et de cet imaginaire il y aurait, selon Bernard Kalaora, la conception d’une nature sauvage et protégée[4]. Conception pour le moins imaginaire car « nous voulons à la fois trouver une nature plus sauvage tout en faisant en sorte qu’elle soit aménagée, qu’on s’y sente en sécurité, qu’on puisse s’y informer et se cultiver, enfin que différentes activités récréatives s’y déroulent »[5] ; conception dont la conséquence pose la protection de cette nature en objectif central. Il s’agit de protéger une nature, « peu importe qu’elle reflète on non la nature réelle », ainsi « la protection de la nature qui résulte d’un artifice devient synonyme de protection d’une nature sauvage ».

La nature peut donc créer du lien ; elle semble malheureusement bien plus souvent s’accompagner de l’idée de repli, d’exclusion, trouvant son origine dans l’imaginaire urbain d’une nature sauvage.

N’aurions-nous le choix qu’entre une nature, vectrice d’unité et d’échange entre les hommes et les cultures mais réduite à sa dimension menaçante (le réchauffement climatique, les catastrophes naturelles..) et une nature sauvage mais imaginaire et vectrice d’exclusion ? Est-il possible qu’une nature non menaçante crée du lien politique entre les individus et les cultures ? À se fixer pour seul objectif la baisse des émissions de gaz à effet de serre en vue d’ « assurer notre avenir » et de sauvegarder la civilisation rien n’est moins sûr. Le réchauffement climatique est évidemment le problème majeur de notre époque et les scénarios catastrophistes n’ont rien de faux ou d’irrationnel ; le GIEC lui même estimant qu’à partir d’un réchauffement planétaire de 3°C il y a de bonnes raisons de se faire du souci (« reasons for concern »). Seulement l’homme et la civilisation ne sont pas les seuls concernés, la biodiversité se trouve également mise en danger.

La biodiversité

Le réchauffement climatique pourrait provoquer la disparition d’ici à 2050 de plus d’un million d’espèces animales ou végétales. La grande barrière de corail australienne, mais également les manchots Adelie (Antarctique), les ours polaires, les grands singes, les baleines les dauphins… risquent de voir leur population diminuer. Ce à quoi nous pourrions ajouter les poissons de la mer du Nord menacés eux aussi de disparition à la suite du réchauffement climatique ; une étude publiée dans la revue Science, démontrant que lorsque « les températures augmentent, les processus d’alimentation en oxygène se détériore en premier lieu ». Après tout, pourrait objecter un cynique ou un indifférent, dans l’hypothèse ou cela ne menacerait pas l’homme, quelle importance ? C’est à ce genre de raisonnement que se trouva exposé le biologiste Pister alors qu’il passa toute sa vie à défendre la survie d’une minuscule espèce de poisson ; excédé il finit par répondre à ses interlocuteurs « et vous à quoi êtes-vous bons ? ».

Nous n’entrerons pas ici dans le complexe débat propre aux éthiques environnementales anglo-saxonnes sur le fait de savoir si tous les êtres vivants ont une valeur (biocentrisme) ou seulement l’homme (anthropocentrisme) ou encore si nos devoirs moraux envers la nature dépendent de notre appartenance à une communauté biotique, la montagne par exemple (écocentrisme). Notre présente interrogation s’attache avant tout à mesurer la pertinence d’une conception de la nature orientée vers la biodiversité. L’émerveillement suscité par les films consacrés à la beauté de la nature a-t-il  dans cette perspective une quelconque efficacité ? Qu’il y ait une dimension religieuse à vouloir nous faire admirer le « miracle » de la nature et de la vie sur terre est certain. Mais l’émerveillement peut également mener au désir de connaître ; Buffon d’ailleurs est le premier à s’émerveiller de cette :

multitude prodigieuse de Quadrupèdes, d’Oiseaux, de Poissons, d’Insectes, de Plantes, de Minéraux (…) dont l’ensemble est si grand qu’il paraît et qu’il est en effet inépuisable dans les détails (…). Mais, lorsque on est parvenu à rassembler des échantillons de tout ce qui peuple l’Univers, lorsque après bien des peines on a mis dans un même lieu des modèles de tout ce qui se trouve répandu avec profusion sur la terre, et qu’on jette pour la première fois les yeux sur ce magasin rempli de choses diverses, nouvelles et étrangères, la première sensation qui en résulte est un étonnement mêlé d’admiration, et la première réflexion qui suit est un retour humiliant sur nous mêmes [6].

En ce  sens le souhait du PDG de Walt Disney de nous montrer la beauté et la fragilité de cette nature, l’œuvre photographique et cinématographique de Yan-Arthus Bertrand ou encore les documentaires naturalistes d’Yves Paccalet représentent une approche intéressante des problèmes écologiques. Reste à déterminer comment cela peut se traduire en désir de connaissance.

L’œuvre de Raymond Depardon nous semble à cet égard bien plus importante. Film après film cet artiste – s’attachant à « Donner la parole[7] » à ceux qui ne l’ont pas ou presque plus, ces oubliés de la mondialisation que sont  les paysans, les peuples autochtones etc. – nous donne à voir la diversité humaine, nous donne à penser, à connaître, sans jamais se faire moraliste. Depardon ouvre des perspectives sur la pluralité du monde.

Une de ses dernières œuvres, Terre Natale, explorait ce qu’il reste de certaines cultures traditionnelles ; où l’on entend cette brésilienne Guarani exposer sa crainte, l’urbanisation, comme une menace pour son identité ; où l’on entend ces indiens Yanomami pour qui « les blancs ont pris la Terre », leur  « terre forêt » – celle-ci ne pouvant et ne devant être analysée avec notre ontologie naturaliste tant, dans leur rapport à leur « terre », se joue leur identité, tant leur enracinement participe de ce qu’ils sont.

À ces vidéos font face une autre série où l’on voit des villes, des individus mobiles et modernes et le déracinement dont ils sont porteurs.

Plutôt que cette éthique de l’altérité de la nature que Dominique Bourg voudrait voir enseignée aux plus jeunes générations, nous souhaitons l’ouverture à la pluralité des « cultures »   dans leur rapport à la « nature » ; que ces jeunes générations découvrent la richesse et la complexité du monde.

L’écologie des perturbations

Instituer la défense de la biodiversité en objectif politique offre l’avantage certain de ne plus faire de la nature une menace pour l’homme et  de l’homme un perturbateur. Le nouveau paradigme de l’écologie scientifique comprend la nature comme ayant une histoire, celle de l’évolution qui a vu co-évoluer les hommes et la nature. Avec Darwin en effet nous apprenons que « nous sommes nous-mêmes des animaux, de grands primates omnivores, sans doute très doués, mais des grands singes quand même. Nous faisons donc partie de la nature, nous n’en sommes pas séparés » [8].

Les perturbations que chaque milieu connaît, que celles ci soient naturelles humaines ou les deux à la fois deviennent la règle. L’état normal de la nature est la perturbation. Chaque  « écosystème »  est donc le résultat d’une histoire particulière, le résultat d’une évolution. Mais subir des perturbations implique en réponse de pouvoir s’adapter,  et de ce point de vue la biodiversité est bénéfique ; facteur d’adaptabilité du vivant, elle permettrait à cette évolution de se poursuivre et serait donc à favoriser. De plus, les activités humaines, en plus de maintenir cette diversité, pourraient la favoriser ; mais sous quelles conditions ?

La biodiversité n’est pas menacée par l’activité des sociétés humaines en tant que telle (à l’effet de serre près) mais par la standardisation des systèmes de production, des techniques, des comportements, des mœurs et des cultures[9] .

Tout ceci se traduisant par une urbanisation massive, une homogénéisation des modes de production agricoles, des modes de consommation… C’est pourquoi l’engagement écologique ne peut limiter à sauver « la civilisation » au moyen de voitures plus économiques ou d’appareils électriques moins gourmands en énergie – pour reprendre les exemples d’Al Gore. Que le mode de vie américain ne soit pas négociable comme le pense Bush, ou qu’il soit négociable comme le croit sûrement Al Gore – du moins aussi longtemps que les solutions techniques ne permettent pas de le maintenir – il reste cependant un  idéal diffusé par les médias de masse au moyen de séries télévisées, de films…

Or, pour prendre ces symboles de la société de consommation que sont la voiture et les appareils électriques, n’est ce pas l’envie de les posséder qui a conduit à la crise climatique ? N’est-ce pas la diffusion d’un certain modèle de société qui conduit à la disparition de l’identité Guarani ? Était-elle pour autant destructrice de la biodiversité?

Une dernière remarque d’importance. N’allons pas croire que le progrès technique ou les nouvelles innovations technologiques se trouveraient au banc des accusés. Celles-ci ne sont que la traduction  des principes, des lois et des méthodes de la science moderne classique. Notre monde étant technique des solutions peuvent émerger des rapports que nous entretenons avec ces objets techniques. Pour John Baird Callicott la réintégration de l’Homme dans la nature passe inévitablement par un « bouleversement de notre mentalité technologique» [10] . Les nouvelles technologies peuvent changer nos manières de penser.

En effet, celles-ci (télévision, lecteur de CD, énergie solaire…) résultent d’un nouveau paradigme scientifique. Avec la théorie quantique s’ouvre l’ère de la post-modernité scientifique. Le monde objectif ne peut plus être séparé des sujets connaissant, l’Homme n’est donc plus extérieur à la nature. La physique « moderne », Galiléo-Newtonienne, fut une révolution en ce qu’elle mit fin au règne de la physique aristotélicienne et permit  d’importantes unifications : celle de l’espace (qui  permit le concept d’univers), celle de  matière, et celle du mouvement. La nature fut ramenée à un système de lois (enchaînement nécessaire des choses) explicables par la mathématique. Le réel est pour Galilée le quantifiable, le mathématisable. Cette science s’est accompagnée d’un désir de maîtrise de la nature résumée dans le formule cartésienne invitant l’homme à devenir comme  « maître et possesseur de la nature »

Ainsi, la nature ramenée à un mécanisme, vidée de toute finalité n’a plus rien à nous dire, et le sujet connaissant, placé à l’extérieur de la nature qu’il étudie, doit chercher en lui les principes de son action ; la nature n’ayant plus rien à lui dire. Si, à l’image de Descartes, on comprend les animaux comme des machines, leurs sentiments n’ont pas à être pris en considération. En revanche savoir qu’ils peuvent souffrir ou être heureux doit pouvoir guider nos actions à leur égard.

Avec la physique quantique l’ambition de construire une science indépendante du sujet connaissant s’écroule. Citons un peu longuement Werner Heisenberg :

S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports à la nature. L’ancienne division  de l’univers en un déroulement objectif dans l’espace et le temps d’une part, en une âme qui reflète ce déroulement d’autre part, division correspondant à celle de Descartes en res cogitans et res extensa, n’est plus propre à servir de point de départ si l’on veut comprendre les sciences modernes de la nature. C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée centrale de cette science ; grâce à ces rapports, nous sommes, en tant que créatures vivantes physiques, des parties dépendantes de la nature, tandis qu’en tant qu’hommes, nous en faisons en même temps l’objet de notre pensée et de nos actions. Le science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme[11].

La théorie de Werner Heisenberg  nous apprend que la nature ne peut être parfaitement connue ; le principe d’incertitude  – résultat de la modification de l’objet étudié par l’expérience cherchant à le connaître – rendant cette connaissance parfaite impossible. Ainsi émerge une nouvelle rationalité scientifique permettant de se départir de l’idée qu’il existerait des « faits objectifs ».

La théorie du chaos, datant des années 1960, prolonge ces réflexions : la prévisibilité absolue devient  une illusion. Depuis les travaux du météorologue Edward Lorentz nous savons que la connaissance des conditions initiales d’un système physique ne permet pas  de prévoir avec une totale certitude les conditions d’évolution futur de ce système. Agir sur un système physique implique d’agir dans un certain degré d’incertitude. Or la biosphère est un système partiellement chaotique, ce qui rend incertaines toutes les prédictions sur son évolution si bien que « l’ignorance domine les sciences de la biosphère[12] » et les modélisations du GIEC en conséquence prennent une valeur heuristique qui nous donne à penser.

La compréhension de la nature comme mécanisme a permis de développer une technique conquérante ; parions alors que nos objets techniques résultant du nouveau paradigme scientifique permettront à cette nouvelle conception de la nature de se diffuser. C’est du moins l’avis de John Baird Callicott qui fait le pari que :

la  nouvelle compréhension de la nature, de la nature humaine et de la relation homme-nature peut se diffuser par capillarité dans l’esprit de gens grâce à son incarnation dans la technologie solaire et électronique post-moderne[13] .

Conclusion

À l’écologie scientifique – réintroduisant l’homme dans la nature et capable de nous fournir des informations susceptibles de régler nos rapport avec celle-ci – s’ajoute la physique quantique qui, en remettant en cause le partage moderne entre l’objet à connaître et le sujet connaissant, pense également, mais sur d’autres bases, cette réintroduction.

Cette écologie scientifique nous permet de penser la « valeur propre de la nature » : nos actions à son égard dépendent du critère de la biodiversité devenu norme. Il ne suffit pas d’être simplement prudent ou précautionneux[14].

La biodiversité est également un bon moyen de lier souci pour l’homme et souci pour la nature ; la diversité culturelle étant favorable à la diversité biologique. Mais l’inverse est également vrai, « tandis que les forêts disparaissent et que disparaissent dans le même mouvement les plantes qu’elles abritent, les autochtones subissent le même sort. Et c’est le tragique ethnocide des populations indiennes (…) » [15].

François Carrière (Université Paris 1- Paris 7)


[1] Kalaora, Bernard, « La mise sur orbite planétaire de la nature, la nature qui relie ou  qui délie », in. L’émergence des cosmopolitiques.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid, « La nature sauvage semble s’être imposée comme la référence la mieux partagée par l’opinion publique, reléguant au second plan la nature bucolique ou pastorale. »

[5] Ibid.

[6] Cité par Larrère, Catherine, « Comment peut-on, aujourd’hui, penser les rapports de l’homme et de la nature ? », in. Trois essais sur l’éthique économique et sociale, p.135.

[7] Titre d’un des  films de l’exposition Terre Natale, ailleurs commence ici.

[8] Callicott, John Baird, « La nature est morte vive la nature », in. Écologie politique, n°7, été 1993

[9] Larrère, Catherine et Raphaël, Du bon usage de la nature, pour une philosophie de l’environnement, p. 289.

[10] Cf, « La nature est morte vive la nature », in. Ecologie politique, n°7, p.84.

[11] Heisenberg, Werner, La nature dans la physique contemporaine, p. 29.

[12] Cité par Bourg, Dominique, « La responsabilité écologique », in. L’éthique environnementale.

[13] Callicott, John Baird, « La nature est morte vive la nature », in. Écologie politique, n°7, p.90.

[14] Nous reprenons l’argument de Jean-Yves Goffi en le complétant par l’idée de biodiversité.

[15] Pelt, Jean-Marie « Biodiversité (menaces pour) », in. Dictionnaire des risques, p. 53.

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