Les deux Cités

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Par Olivier Sarre

Mots-clés : Augustin, la Cité de Dieu, étude, philosophie, anthropologie, individu.

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II. Deux amours ont fait deux cités.

L’amour de l’homme peut ainsi prendre deux formes selon l’objet sur lequel il porte. Soit l’homme aime Dieu plus que lui-même, soit il s’aime plus que Dieu.

« Deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu ».[1]

Dans la pensée d’Augustin, une cité est avant tout un peuple. Il propose la définition suivant : « Le peuple est l’association d’une multitude raisonnable unie dans la paisible et commune possession de ce qu’elle aime »[2]. Si cette définition est certes premièrement d’ordre religieux, elle peut cependant s’appliquer à toute communauté humaine. C’est donc un amour commun pour un objet qui va conduire les hommes à s’unir en société. Il faut là se garder d’anachronisme. Les hommes s’unissent pour obtenir ce bien qu’ils désirent mais ne contractent pas. Leur union spirituelle par leur amour commun est temporellement première, et elle est suivie par une union civique et historique.

Augustin n’assimile pas strictement la cité du diable et Rome, ou quelque société que ce soit. S’il semble parfois le faire, c’est plus en opposant la cité de Dieu, vertueuse et chaste, à, par exemple, la Rome de la fin de l’empire, idolâtre, vénale et concupiscente. Ainsi, comme le note Etienne Gilson, il faut comprendre la cité terrestre comme « la société dont les membres, liés qu’ils sont par leur amour exclusif ou prépondérant des choses de la terre, considèrent la terre comme leur unique ou leur vraie cité »[3]. La cité céleste, quand à elle, est la cité des fils adoptifs de Dieu en Christ, qui aiment leur créateur plus qu’eux-mêmes et reconnaissent par là l’ordre du monde. Elle ne doit pas non plus être confondue avec l’église terrestre qui est tout à la fois une anticipation, un signe, et, dans l’histoire, la communauté des hommes fidèles à Dieu.

Ainsi le terme « cité » doit essentiellement être pris dans un sens symbolique, et certaines cités terrestres auront aussi cette valeur du fait même de leur nom, et donc feront signe vers ces deux perspectives spirituelles : Jérusalem signifie en effet vision de paix[4] et Babylone vient de Babel, confusion.

Une certaine difficulté s’élève cependant des formulations d’Augustin pour désigner les deux cités. Si certaines ne posent pas de problèmes, par exemple « cité de Dieu » opposée à « cité du démon »[5], d’autres sont plus problématiques comme  cité temporelle et cité éternelle[6]. En effet dans ce dernier cas, il faut rappeler que, par la seconde mort, la cité du diable aussi est éternelle, même si son existence ne peut être appelée vie. Le problème est complexe mais montre cependant que la cité du Diable n’est pas la société politique humaine telle quelle. Si les deux ont, dans un horizon eschatologique une réalité certaine, dans l’horizon du siècle, elles apparaissent plus en tant qu’idées, au sens platonicien, permettant de fonder un jugement sur l’histoire et sur les actions des hommes. On pourrait certes objecter qu’au moment où Augustin écrit, et il le dit lui-même, les deux cités sont biens réelles et présente, ne serait-ce que du fait des deux amours. La remarque est tout à fait juste, mais est-elle vraiment une objection ? Elle conserve, nous semble-t-il, ce sens idéal que nous venons de proposer. D’une part en effet l’impie est potentiellement chrétien. Si Dieu connaît toute chose c’est en raison de son Eternité, et partant l’homme, qui est une créature fini, ne saurait prédire la destiné éternelle de son prochain. D’autre part, parce que le chrétien est lui-même pèlerin. Il est en chemin, il reste dans l’horizon d’une temporalité, et la loi des membres le pousse sans cesse vers la chair, vers son ancienne nature.

L’objectif premier de toute société est la paix. Et la cité terrestre peut trouver une certaine forme de paix, une certaine concorde entre ces membres. Celui qui appartient à la cité du Christ ne doit pas mépriser cette paix, et même, il doit participer à sa construction. Mais elle n’est pas une paix véritable, complète. En effet, c’est elle qui est visée dans toutes les actions d’une société, même la guerre.  Elle vise la victoire pour la paix, et la paix pour la jouissance des biens terrestres. En elle-même la paix est une bonne chose, un don de Dieu, mais si elle se fait au mépris des biens de Dieu, alors c’est une faute. Ainsi donc, de même qu’il y a deux amours, il y a deux paix. Et de même que l’amour de soi conduit à se perdre, et donc faillit à l’objectif premier de l’amour : atteindre Dieu ; de même la paix de la cité terrestre ne pourra que faillir. Elle ne sera pas la tranquillité de l’ordre, la paix véritable, mais le résultat des efforts pour l’obtention de jouissances éphémères, et son histoire se déroulera aussi selon cette dispersion propre à l’inquiétude. De même que Rome est, dès son origine marquée par la discorde – Remus tue Romulus pour la paix – tout peuple selon la chair sera agité par de violentes dissensions. Seule la paix de la cité céleste fondé sur la l’amour de Dieu par la charité sera véritable et durable. De même pour qu’il y ait un peuple, il faut l’union de ses membres. Or seul les fidèles dans la foi sont véritablement unis.

La compréhension qu’a Augustin du mal et du péché éclaire ces considérations politiques. Le mal n’est, selon lui, rien de véritablement substantiel, mais n’est un manque, une absence de bien, de même que la nuit est absence de lumière. De même l’homme est par nature fini, même avant la chute, car c’est à partir du néant que Dieu le créée. Il n’est pas à lui-même son propre fondement. Ainsi, pour être véritablement lui-même, l’homme se doit de vivre dans une relation authentique à son créateur, qui lui confère essence et existence. S’il pèche par contre il ne sera pas tout à fait libre, pas tout à fait homme, et participera non plus seulement de celui par qui tout existe, mais aussi du néant et du mal. Le même raisonnement doit s’appliquer à la société. Celle-ci est voulue par Dieu qui, dans sa sagesse, a déterminé avant même la création du monde les évènements de l’histoire universelle. Mais le libre arbitre humain peut conduire à l’élaboration d’une « cité » dirigée par l’amour de soi. Les fins qu’elle pourra atteindre auront l’apparence de la vérité, mais ne le seront pas. Ainsi la paix terrestre ne sera pas la vraie paix, car, n’étant pas fondé sur la charité, sur l’amour bien ordonné, elle sera toujours susceptible d’être troublée. Les plaisirs que les hommes y trouveront les conduiront peut être à la satisfaction présente, mais pas au véritable bonheur qui ne se trouve qu’en Dieu. Dès lors elle ne peut être définit que selon la cité véritable, la cité du Christ.

Ces considérations ont donneront lieux, dans notre histoire, à des débats politiques et philosophiques profonds. En effet, si seul la cité de Dieu est véritable ne doit elle pas prendre le pouvoir ? On trouve en fait une certaine tension dans la pensée d’Augustin : cette interprétation pourrait conduire la cité de Dieu à prendre le pouvoir sur la cité terrestre, celle-ci n’étant tout à fait une cité, mais en même temps, le philosophe défend l’idée que le fidèle n’est pas citoyen de ce monde et que seul devrait lui importer la possibilité de pratiquer son culte authentique au seul vrai Dieu.

Nous voyons donc comment deux amours ont conduit à deux cités. Comment intégrer la loi des membres, le double mouvement de l’habitude, le conflit des volontés, que nous avons examiné plus haut ? C’est en fait là qu’apparait le rapport entre les deux cités. Le problème qui se pose est plus le rapport de la cité des fidèles à la cité des impies. Augustin explique que le croyant appartient à la première et qu’il est en pèlerinage sur cette terre[7]. Il en est donc de même du peuple de Dieu. Ainsi, si tous les fidèles jouiront de la félicité éternelle, tous les membres de l’institution terrestre qu’est l’église ne seront pas sauvés. On trouve une illustration parfaite de cette considération dans le déroulement du sac de Rome. Toute personne qui se réfugie dans l’église sera épargnée, mais tous ne sont pas élus pour la vie éternelle. Dès lors le croyant serait facilement tenté de se désengager de la vie terrestre[8]. Ce serait pourtant une erreur de sa part car la paix en ce monde est une bonne chose, et elle correspond à la volonté de Dieu, même si elle n’est qu’une consolation[9]. Elle lui permet en effet de se rapporter à la paix véritable, la paix de Dieu[10], à condition seulement qu’il soit libre de vivre selon la volonté divine.

Là surgit le problème majeur de toute pensée universaliste : si le temporel doit être mis au service d’un ordre supérieur alors ce dernier ne doit-il pas prendre le pouvoir ? Si la société véritable est empêchée d’atteindre son bien du fait du monde, ce qui arrive immanquablement, doit elle prendre le commandement des peuples ? Ne risque-t-on pas, à terme, de voir s’élever un autre universalisme, celui de la « confusion », et donc un conflit historique entre les deux cités ?  Augustin ne répond pas vraiment à ces difficultés, mais malheureusement l’histoire se chargera de le faire… Pourtant, tout le déroulement de l’histoire est prévu par Dieu, et c’est le Christ qui l’achèvera lors de son retour en gloire.

Lire la suite :

Le Christ comme centre de l’Histoire

Conclusion


[1] La Cité de Dieu, T. 2, XIV, 28, p. 191.

[2] La Cité de Dieu,  T. 3, XIX, 24, p. 142.

[3] GILSON Etienne (1952), Les métamorphoses de la cité de Dieu, Paris, Vrin, Coll. Bibliothèque d’histoire de philosophie, 2005, p. 63.

[4] La cité de Dieu, T. 3, XIX, 11, p. 118 : « Car le nom même de la cité sainte, Jérusalem, est un nom mystique qui signifie ‘vision de paix’ ».

[5] La Cité de Dieu, T. 3, XXI, 1, p. 225.

[6] La cité de Dieu, T. 1, V, 18.

[7] La cité de Dieu, T. 3, XVIII, 51, p. 82 : « C’est ainsi qu’en ce siècle, en ces jours mauvais, non seulement depuis l’époque de la présence corporelle de Christ et de ses apôtres, mais depuis Abel, le premier juste, victime de l’impiété de son frère, et désormais jusqu’à la fin des temps, entre les persécutions du monde et les consolations de dieu, l’Eglise poursuit son pèlerinage ».

[8] La cité de Dieu, T. 2, XV, 1, p. 196-197 : « Or l’Ecriture dit de Caïn qu’il bâtit une cité ; Abel, pèlerin sur la terre, ne bâtit rien. Car la cité des saints est au ciel, quoiqu’elle enfante ici-bas des citoyens, ses membres exilés jusqu’à l’avènement de son règne, jusqu’au jour de leur réunion, quand, relevant leurs corps de la poussière, ils entreront en possession du royaume promis pour y régner à jamais avec le roi des siècles, leur souverain »

[9] La cité de Dieu, T. 3, XIX, 24, p. 144 : « Or la paix qui nous est propre, nous l’avons avec Dieu, dès ici-bas par la foi, et nous l’aurons avec lui dans l’éternité par la claire vu. Mais ici la paix, soit la nôtre, soit celle de tous, est plutôt la consolation de la misère que la joie de la béatitude »

[10] La cité de Dieu, T. 3, XIX, 17, p. 129-130 : « La cité du ciel use donc, en ce pèlerinage, de la paix de la terre, et, en ce qui touche aux intérêts de la nature mortelle, autant que la piété est sauve et que la religion le permis, elle protège et encourage l’union des volontés humaines, rapportant la paix d’ici-bas à la paix céleste ; véritable paix, seul dont puisse jouir, la seule que puisse appeler de ce nom la créature raisonnable ; ordre et concorde suprême dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu ».

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