Castoriadisune

Création des lois, lois dans la Création, Loi(s) de la création

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Première partie de l’article

 

 

L’affaire est entendue: la découverte de Castoriadis, et ce qui fait l’importance de ce penseur pour nous, c’est celle de la Création, de l’être comme Sans-Fond et comme Chaos, de son indéterminité essentielle et constitutive. Le sens d’apeiron, « son sens fondamental, qu’il faut absolument avoir en tête et qui est le plus important pour la philosophie grecque et pour l’histoire de la philosophie, sens systématiquement occulté pendant vingt-cinq siècles, ce n’est pas l’infini, c’est l’indéterminé.« [1]  Et cela est central à la compréhension de la science, et du poids ontologique de l’histoire de celle-ci: il nous faut sortir de la logique-ontologie héritée, il nous faut sortir des antinomies kantiennes et hégéliennes, du criticisme et du panlogisme qui parasitent et empêchent notre pensée.[2]

Castoriadis remarque à de multiples reprises que, parallèlement à l’épuisement de l’autonomie dans la vie politique et philosophique, et intrinsèquement liée à celle-ci, se constate une fatigue de la science et de la création/découverte scientifique. Après les avancées intellectuelles, les recherches fructueuses et les bouleversements ‘paradigmatiques’ qui marquèrent toute une période de l’histoire de l’Europe, de 1750 à 1950, le dernier demi-siècle se démarque par une poussivité quant aux fondamentaux qui confine à la cadavérisation[3] et inquiète quant à la seule possibilité d’un avenir de la science. Certes, le moment présent ne manque pas de « découvertes », si l’on veut entendre par là que l’on n’en finit pas de débusquer des ratages des théories qui ont cours ; et d’autant plus que la pression à produire des théories pour survivre comme scientifique, pour faire survivre un laboratoire, s’accroît, et que vérité et honnêteté finissent parfois passées en pertes et profits: au point que l’on en vient à parler aujourd’hui de slow science, de ce qu’il n’est plus possible de pratiquer la science dans les conditions du Capital.

Du côté de la politique: s’il y eut un rôle historique pour la « gauche », qui lui échut par hasard et qu’elle n’accepta qu’en se forçant[4], c’était celui d’accompagner le capitalisme vers sa fin. Non pas de nous débarrasser du capitalisme – personne ne sait, encore aujourd’hui, ce que pourrait bien être un monde d’après le capitalisme, et qui nous soit encore habitable – mais, à son chevet et avec douceur, de lui administrer les soins palliatifs qui nous le rendraient moins insupportable; dès que la « gauche » se met en tête de faire dans le trafic médicamenteux, son sénile patient se remet à son entreprise d’autodévoration; qu’elle détourne la tête, fatiguée ou attirée par quelque brillant, là-bas, au loin, à l’avant-garde, et le vieux fou retombe en ses lubies suicidaires. Sitôt que ce savoir de ‘base’, d’ordinaire et de décence, ne caractérise qu’une extrême- ou ultra-gauche, c’est que la « gauche » n’est plus que pantalonnade, et que se prépare chez les plus bouffons de ses ‘adversaires’, quelque ‘livre noir’ qui ne sera, pour qui a une vague idée de ce qui s’est passé, que le miroir du tout aussi mensonger ‘roman rose’ qui le précéda.

Du côté de la science: nous sommes à un moment historique qui voit toutes les sciences réclamer pour chacune un nouveau modèle – du moins, dès que l’on a prouvé au scientifique avec qui l’on discute qu’il n’a pas à craindre de notre part un irrationalisme néo-créationniste –, de ce que le souffle même qui pousse (à) la recherche se ressent moins, de ce que partout dès lors que sur eux l’on fixe regard et attention les problèmes et craintes constitutifs du champ et du paradigme vous dévisagent en retour. De manière éhontée, et sans aménité. L’impuissance se fait par trop constante: c’est que cette volonté de neuf tient aussi de l’imaginaire de l’époque; les grands flots de la « critique artiste », du « nouveau pour le nouveau« [5], noient toute création véritable: on ne saurait que patauger dans le marécage cybernétisé, s’accrocher à un nouveau roseau, craindre un nouveau crocodile, mais du moment qu’on a perdu jusqu’au phantasme d’assécher la Zuiderzee, le hasard ne pourvoie plus et les radeaux qu’on assemble ne flottent qu’en attendant de se décomposer. La catastrophe de la non-pensée: à croire qu’elle parviendrait même à empêcher le moment d’auto-institution. L’imaginaire radical se fait Ouroboros, et ne cherche plus à étancher sa soif qu’en imitant Beaumanoir.

La leçon est ancienne: portée ontologique de l’histoire de la science, et conséquences de la division du travail jusque dans l’organisation du savoir. A cela s’ajoute la situation, économique et mentale, de notre contemporanéité, partagée entre dégoût d’elle-même et volonté quasi-insurrectionnelle, dont elle ne veut mais, et dont la potentielle efficacité semble chaque jour qui passe reléguée plus loin du côté du fantasme incohérent et asocial. Pour autant, et tout à la fois précisément pour cette raison, s’insère dans la lecture de Castoriadis la question des lois « scientifiques ». Que l’accouplement d’un chien et d’une chienne donne des chiots et non des pélicans, c’est entendu. Mais que faire d’un Hegel débarrassé de la téléologie, d’une dialectique délestée de la menace du Savoir absolu, d’une évolution qui n’organise pas l’être mais ses limites? Que faire de l’anthropologie, entendue comme allant par delà la fausse opposition du holisme et de l’individualisme et la surdité psychanalytique des sociologues? Que faire de Marcel Gauchet, de René Girard, de Philippe Descola? Que faire, même, de la biologie contemporaine, qui a tant réinterprété le darwinisme qu’il est des endroits où celui-ci n’a plus rien du décalque de la société capitaliste dans lequel il était un temps convenu que l’on pouvait l’enfermer – moyennant certes trop souvent un recours au triste tropisme du cybernétique-informationnel…

La théorie de l’évolution ne donne pas un aperçu des « luttes » en cours actuellement sur la surface de la planète, ni n’explique un quelconque équilibr(ag)e global, pas plus qu’elle ne prescrit au chat de miauler sur des tons rappelant de plus en plus le petit d’homme de sorte que la version adulte de celui-ci se sente comme une obligation à s’intéresser à la petite bête. Nous ne sommes pas ici dans le régime de la signification, mais dans celui de la simple causation; et celle-ci n’impose ni n’interdit rien quant à la signification – sans quoi autant considérer le matou qui ronronne dans votre salon comme une métamorphose d’Edward Bernays. En d’autres termes, elle ne soucie pas véritablement d’une explication au sens que donne Castoriadis à ce mot; d’où l’inquiétude dont il croit devoir faire part quant à l’efficacité de la théorie même.

Craignons un instant que Castoriadis ne soit allé trop vite en besogne. Admettons qu’il fallait quitter le marxisme pour rester révolutionnaire, et que l’on ne saurait se passer du concept de création. Pour autant, que la signification est irréductible à la causation vaut-il ouverture totale, absolue du régime de la signification au nouveau? Du point de la société comme totalité (voir infra), assurément. Mais du point de l’anthropologie? Il ne s’agit pas ici de tenter de sauver une pensée du politique premier à la politique, mais de s’essayer à creuser la possibilité d’une pensée de l’impolitique, de cette description de la signification comme inscrite dans un régime de causation qui n’a rien à voir frontalement avec la question du pouvoir. « Au niveau le plus général, l’idée de création n’implique l’indétermination qu’uniquement en ce sens: la totalité de ce qui est n’est jamais aussi totalement et exhaustivement « déterminée » pour qu’elle puisse exclure (rendre impossible) le surgissement de déterminations nouvelles.« [6] Problème: en ce sens, et si l’on voulait considérer que les mythes dans l’interprétation qu’en donne Lévi-Strauss sont des déterminations (c’est là que le bât blesse, évidemment: problème qui doit beaucoup au mentalisme de Lévi-Strauss), alors une lecture dynamique de la formule canonique (a fortiori si l’on considère son écriture mathématique comme non-commutative) commence à ressembler fâcheusement à de la création.

Bien entendu, rien de cela ne saurait toucher à la question de la signification comme telle et pour nous, ni à la possibilité de la politique – seulement au genre de politique qui s’offre à nous, et à la compréhension de ce que nous voulons faire, et du genre de ce que nous ferons quoi que nous voulions, ce qui n’est pas rien. Cela est quant à la société sans intérêt pour nous, « sauf dans un sens néo-darwinien« [7] disait Castoriadis, ce qui n’est pas rien. Ce qui est même beaucoup, justement, pour nous, aujourd’hui et maintenant: « Reste que l’on peut se demander pourquoi Castoriadis n’envisage pas véritablement la possibilité que cette inadéquation entre l’intention subjective et le résultat objectif puisse prendre la forme de la répétition, voire de l’insensé, menant l’humanité non sur le chemin de la créativité, mais sur celui de l’autodestruction.« [8]

Peut-être est-ce pour être toujours resté militant que Castoriadis n’a pu, ou n’a voulu, oublier que pour toute la génération de penseurs ayant officié pendant les années 60 il est une interdiction fondamentale, celle de la question de l’origine. « La totalité est originaire ou n’est pas totalité« [9] et la politique étant visée de l’institution comme telle, elle est saisie de la société, société pensée comme totalité. Se borner à la signification, c’est tout aussi bien risquer de ‘chausser’ de formidables oeillères, et en tout cas, dans le monde en faction, baisser les armes face à « une disparition peut-être irrémédiable de la sociologie« [10], une montée de l’insignifiance que l’on subit sans plus d’espoir, et sans trop savoir si c’est seulement que « La pensée critique assiste alors impuissante à la disparition de son propre lieu d’ancrage objectif« [11] ou bien que le monde même se disloque.

Que faire ? On peut chercher à préempter le monde qui vient et son anthropologie[12], ou bien on peut se frotter à la tentation du scientisme tel qu’il va, et tenter de se prémunir de ses effets les plus détestables, de redéployer une ontologie qui le circonvienne sans être face à lui condamné à l’oubli ou au ridicule. Tresser de bien particulières lois pour une anthropologie, et commencer par s’exciper des progrès de l’éthologie. Voici au moins un domaine dans lequel, depuis les années 50, il y a eu quelque chose comme du progrès. Girard en est sans doute l’applicateur à la région humaine le plus conséquent. Qu’en disait Castoriadis? « Ce n’est pas la « maturation tardive » de l’être humain qui « explique » la socialisation et l’existence d’une société. Rien ne changerait dans un groupe de chimpanzés si la maturation des petits durait dix ou douze ans au lieu d’un ou deux. [Note infrapaginale sur le cas des bonobos.] La condition psychique de la « nécessité » de la société pour les humains est à chercher dans la nature de la monade psychique initiale, fermée sur elle-même, absolument égocentrique, toute-puissante, vivant dans l’éprouvé de l’identité originaire: je=plaisir=sens=tout=être=je. Ich bin die Brust »[13]

Un groupe animal a les traits d’une communauté, dotée d’une culture particulière. A cela s’ajoute, dans le cadre de la post-animalité humaine, une dimension sociale. Sans cela, il faut conclure qu’une communauté humaine n’est pas différente d’une communauté animale (ce qui est, jusqu’à un certain point, vrai), puisque toutes deux tiennent du collectif anonyme; ou bien à l’imaginaire comme fonction psychique de rattrapage de la POM. Dans les deux cas, pas de pour soi spécifiquement social de l’humain, pas de pour soi de la société. Débarrassons-nous de l’animal-machine, oublions les théories naturalistes et artificialistes de la société, et alors! alors l’homme n’est plus l’autre-alter de l’animal mais un autre-aliud; et si des lectures scientistes qui se passent des significations comprennent bien des choses à l’animal, de même elles le font pour l’homme; que la signification humaine soit une dérivation de la pré-signification groupale de l’animal, et il y a des lois de la société; non des lois rectes, mais des lois-limite, un encadrement des nécessités signifiantes; et telle institution imaginaire n’est pas plus causée par sa proximale que les interactions dans un groupe de cachalots ne sont causées par celles qui structuraient tout groupe de leurs ancêtres. Les tendances pour autant sont-elles muettes?

Le problème de toute lecture de Castoriadis qui cherche à se confronter à l’imaginaire contemporain est justement la dissonance fondamentale de ce dernier par rapport à celui qui faisait la carnation des sociétés occidentales d’avant 1970. Castoriadis cherchait à se démarquer des théories naturaliste et artificialiste de la communauté politique, soit de l’hypothèse du fondement ou bien naturel-fonctionnel ou bien contractuel de celle-ci. Et la thèse de l’imaginaire instituant y réussit, fortement. Cependant, la nouvelle ère, bardée d’épithètes – post-moderne, néolibérale, de l’individualisme, de la complexité, etc. –, a produit un type scientifique nouveau.

Certes, nos scientifiques ressortissent toujours de l’imaginaire de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle illimitée, et partagent avec leurs grands anciens ces mêmes phantasmes brocardés par l’Institution. Mais ils ne le font plus sous le même mode. Ils vivent leurs phantasmes, mais ne se fatiguent plus tant à les défendre, sinon comme les néo-athées moquent les néo-religieux, et inversement: tout à leur Sainte Ignorance, dans un je-m’en-foutisme complet quant à leurs raisons et à celles de leurs voisins. C’est qu’en déclarant à la fois ouverte et consommée la fin de l’Histoire, quelque hégélien ne s’y était pas tout à fait trompé: la « fin des idéologies » a surtout été l’épitaphe gravée dans la mousse par l’étrange procès sans sujet qu’est la pierre tombale des philosophies de l’histoire. Son cénotaphe, plutôt: voici qu’elles n’auraient jamais été. A l’insigne métaphysique infra-débile de notre temps sa non pensée, comme disait Castoriadis – la plaisanterie sur Fukuyama ne signifiant donc pas qu’il faille être hégélien pour envisager qu’aujourd’hui l’Histoire connaît un problème: elle ne cesse pas d’être ontologiquement (pour un castoridien, il faudrait que l’être, tout l’être, cesse « d’être » – abus de langage –, pour qu’il n’y ait plus Création, et Histoire), mais nous avons inventé un nouveau moyen de l’occulter (semblable formulation pour abonder dans le sens de Castoriadis).

La dimension systémique « ne correspond donc pas tant à la « fin de l’histoire » qu’au début d’une « non-histoire », d’une succession indéfinie de procès et d’événements dont le lien et le sens ne sont plus exprimables dans aucun récit, ni même en une pluralité de récits contradictoires; le réel n’est plus « ce qui est » ou ce qui est advenu, il est immédiatement l’ensemble de ce qui se passe.« [14] Cette non pensée est un raffinement dans le registre de l’idéologie: il ne s’agit plus de désaccorder le dire et le faire, mais de continuer à faire, sans plus rien dire. Sur la fosse où l’on oublie Hegel et Marx poussent des ronces: leur entrelacs interdit qu’on en repère chaque tige, leurs défenses qu’on s’en approche pour les arracher.

Le rapport que nous avons à la science s’est fait cybernétique-organisationnel, un genre de néo-naturalisme abâtardi – quand l’artificialisme se voit cantonné aux légions de rawlsiens embourbés dans des fallaces logiques qui leur interdisent plus encore qu’aux vieux marxistes de jamais comprendre ce qui se passe en ce bas monde, tout occupés qu’ils sont à spéculer sur les phantasmes que se permettraient leurs propres corps glorieux réincarnés. Naturalisme tout de même, car il reprend l’hubris typique de son Ancien, la foi du charbonnier en une réalité complètement descriptible suivant sa pleine déterminité, alors qu’il assouplit considérablement, ou plutôt déporte, son rapport à la politique. En un sens, il n’en veut plus rien savoir: il rejette tout fonctionnalisme trop abrupt, clame qu’il s’est délesté des erreurs historiques de ses prédécesseurs (racisme, darwinisme social, behaviourisme n’étaient que par le péché de leurs souteneurs d’avoir fauté avec des idéologies néfastes, on ne nous y reprendra plus, voyez: nous ne soutenons que des positions saines et saintes), pleurniche que toutes les déterminités qu’il découvre quant à l’homme ne sont à prendre qu’à la limite, par la grâce de la complexité.

Déport et report: il ne faut chercher de lois qu’au plus loin, dans la trinité quantique-relativité-évolution, dans les émergences locales et l’overlapping (très hiérarchisé) de leurs conditions – jusqu’à ce qu’enfin l’union soit générale et totale. Seul article de foi commun: viendra un jour où rien de l’histoire de l’homme, c’est-à-dire du passage du temps qui vit l’homme, et que l’homme vit, mais par hasard, ne restera hors les modèles. Le texte se poursuit, mais avec déjà quelques défections d’hérésiarques: pour ce qui est du vivant – mais que nous nous garderons bien de définir – l’évolution darwinienne suffit; l’homme étant du vivant, il s’y (re)trouvera tout entier. J’antagonise trop volontiers: le concept d’émergence déjà divise, et, paradoxalement pour qui se souviendrait trop du XIX°, plus on s’éloigne de l’homme moins on s’assure du genre de déterminité que défendait antan le scientisme.

Alors Castoriadis – éructe-t-il? Car enfin, il nous faut remarquer qu’il y a chez lui comme deux approches, deux teintes données à l’autonomie et partant, et surtout, au concept de création. Devons-nous ségréguer dans les textes ce qui paraît tenir d’une cosmologie, et ce qui retourne plus d’une ontologie et d’une gnoséologie? Ou bien devons-nous lier à jamais, et au risque notable de rebuffade, démocratie et indéterminité des lois de la physique? De l’Institution à « Portée ontologique… », on se sent balancer dans un entre-deux désagréable. Certes, la description ex post fait une bien piètre « explication ». Mais quel intérêt de savoir qu’il est toujours possible à l’humanité de se suicider quand justement une discussion achoppe dans une société entre deux groupes qui cherchent à éviter la destruction de la société, mais ne s’entendent pas sur des descriptions factuelles? Que ce soit un roi, un prêtre ou le démos qui se prononce, nous risquons une catastrophe que nous n’aurions pas voulue et que, peut-être, l’un des modèles décrivait: la faiblesse face à la techno-science[15] est inscrite dans l’ontologie même.

Le problème se trouve aussi bien plus proche de l’imaginaire: que l’on se mette à décrire correctement le niveau impolitique des sociétés, et comment réinjecter le savoir acquis dans la politique, d’autant qu’il y a codétermination des conditions? Le risque de la philosophie castoridienne est de prêter le flanc à une accusation d’inconséquence qui pouvait convenir à la Grèce de Périclès mais plus aux grands montages technoscientifiques de notre contemporanéité, ne sachant que répondre à un expertivisme que pourtant il exclut: risque germinal, que l’on retrace d’un bout à l’autre de son ontologie. Certes une société autonome rebattrait une bonne part de la technoscience dont nous disposons, mais il lui resterait bien des savoirs. Que faire des savoirs qu’on nous propose? On ne saurait les déclarer non advenus sur le seul espace de l’ecclésia, au motif, bien facile quoiqu’éternel, de la dinde[16].

Castoriadis n’avait pas connu les obscurantistes de notre temps: refus de toute science, usage de toutes les techniques. « Reste la question subsidiaire du devenir postmoderne, et de la destinée non plus seulement de la question philosophique ou sociologique de la totalité, vivante quoique étouffée, mais de sa persistance effective, instituée et instituante, à l’encontre des réductions systémiques formalistes. Pour le dire en une phrase: la rationalité instrumentale se conçoit-elle comme valeur ou comme ruine de toute valeur?« [17]

L’une des principales difficultés auxquelles nous confrontent nos lectures de Castoriadis, qui fait toute l’incertitude du lieu qu’il faut lui accorder dans une typologie-topologie de la philosophie à travers son histoire, qui fait aussi sa grandeur propre et proprement, aux deux sens, irrécupérable sans phrase et perte, à cette « univocité duale », si l’on veut. Deux traditions se dégagent qui peuvent revendiquer l’oeuvre castoridienne – la seconde lui étant d’ailleurs particulièrement proche et redevable, en ceci qu’elle naît pour ainsi dire chez Castoriadis, ou à tout le moins que sa confidentialité n’a d’égal que le halo qui irradie par intermittences autour du nom Castoriadis. Une gigantomachie autour de la Raison – dirait-on si l’on avait le Dasein historial.

D’un côté, ce qu’il convient tout autant de représenter comme un spectacle de free fight entre raison et tradition: à la fin, il n’en restera qu’une, mais à la fin, nous serons tous morts. Cette école voit le moment de rupture historique dans le surgissement de nouveau qui marque la Modernité: si elle ne fait pas mécaniquement corps autour de lui, il n’est pas exagéré de lui affixer comme idéal-type l’Entzauberung wébérien (penseur que Castoriadis ne reniait pas). Et, partant, le « désenchantement du monde » de Gauchet: la grande tradition de l’approche laïque de la religion. Chez Castoriadis, cette lignée argumentative se repère d’autant mieux que l’autonomie est encore une dimension potentielle de toute société, qu’elle n’est pas encore précisée comme création, création d’un germe certes, mais création grecque. Le rapport entre autonomie et hétéronomie reste un temps sous-déterminé (ce qui, ici, n’est pas un compliment): la sortie d’hégélo-marxisme n’est pas tout à fait encore négociée, et il y a comme un goût de lutte qui s’accroche aux deux termes; mais est déjà consommée la volonté de ne pas se faire dévorer par le kantisme: autonomie et hétéronomie ne peuvent être, et elles ne le seront pas, décrites comme deux moments de la loi morale, comme une différence entre maturité et immaturité de l’homme aussi bien que de la société.

A cette tradition des sciences sociales répond cependant avec un peu trop d’insistance tout un courant philosophique, ou philosophiste, qui n’enchante guère. Le mythe contre la Raison, version spécifiquement moderne de l’ontologie unitaire, et bientôt la Raison contre elle-même: de cette dialectique-là, Castoriadis ne se préviendra jamais tout à fait (on trouve dans ses séminaires le conseil donné à ses étudiants de lire Adorno et Horkheimer). Or c’est précisément cette outrecuidance de la contemporanéité, cette « assimilation abusive du moderne au rationnel » telle que ledit rationnel « ne parvient plus à se distinguer de l’arbitraire que par une différence elle-même arbitraire » qui sous-tend une conception obvie des principes de la raison dont « l’intelligence et la disposition légitime [sont alors réservées] aux seuls citoyens du monde moderne« [18], que prétend remettre en cause l’autre courant à tendance castoridienne.

Contre les philosophèmes, Paul Jorion cherche à déterminer Comment la vérité et la réalité furent inventées, et comment on peut encore chercher à pratiquer les sciences et la raison hors un pythagoricisme qui rappelle dans sa description et ses effets la torsion platonicienne que débusquait Castoriadis – si celui-ci n’est pas cité par Jorion dans Comment la vérité…, l’analyse du capitalisme et, plus généralement, de l’économie, qu’entreprend ce dernier l’en rapproche sur son blog. Vincent Descombes, lui, travaille à délester la philosophie du manichéisme logique qui la rompt en sa phase moderne, et articule son étude, de Philosophie par gros temps au Complément de sujet, autour du cercle de l’autonomie, repris à Castoriadis mais amendé via Wittgenstein – Descombes d’ailleurs qui, à protester que la lecture qu’il fait de Castoriadis et qui l’amène à le critiquer diagonalement n’est jamais qu’incomplète, a bien perçu cette impossibilité d’enrégimenter pleinement le Maître derrière l’un quelconque des drapeaux de la philosophie contemporaine. Par là on voit aussi les problèmes qui surgissent si l’on cherche, comme Gauchet, à parler d’un choix de la religion contre l’Etat, pour synthétiser l’utilisation qu’il fait de Clastres. Et de ce que Gauchet choisit de ne pas choisir entre Castoriadis et Lefort, on est aussi sec rapporté à la question de l’organisation, qui scinda leur amitié: de là, un faible effort de pensée, et, quelques années passant, on voit Lefort se recentrer sur le XVI° siècle.

Castoriadis, tout à formaliser son grand oeuvre autour de la création, de l’imaginaire et de l’autonomie, ne s’était guère intéressé aux théories proprement anthropologiques, préférant en moquer les philosophies de l’histoire sous-jacentes. Son lecteur se retrouve orphelin, ne sachant comment se diriger entre les deux continuations qui lui sont proposées, à partir ou bien de la Grèce ou bien de la Modernité. Continuations proposées, bel et bien, quand bien même tout conspire dans les textes à interdire que l’on pose la question de l’anthropologie, car Castoriadis n’hésite pas à fixer des dates pour l’émergence et la résurrection de l’imaginaire de l’autonomie: d’abord la Grèce, puis le XI° siècle; quand aux XVI°-XVII°, il hésite: ici reconnaissance de l’importance de la contribution de tous les philosophes à partir de Rousseau, là simple préparation à la véritable grande affaire de l’autonomie, la Révolution française. Laquelle est un jour moment fondamental de l’autonomie, un autre déjà marquée par l’illimitation et l’étatisme. A l’instar du traitement des quatre Grands de la philosophie: Platon, Aristote, Kant, Hegel, quatre fois la création fut découverte puis recouverte, quatre fois l’occultation eut lieu après des moments où la société se saisissait d’elle-même; et au-delà de ces Quatre Montagnes (risquerait le maoïste de passage), Marx et Freud seront logés à la même ambivalente enseigne.

C’est que Castoriadis tait qu’il prend position sur les deux questions de l’historiographie contemporaine: Israël ou Athènes? le XI° ou le XVI° siècle? L’autonomie enjoint de choisir Athènes et le XI° siècle, mais le moment présent ne se fait pas sans l’idéologie (immanence du monothéisme) et l’Etat centralisé. Le cercle de l’autonomie semble aussi dissoudre l’idéologie et la centralisation, mais si ceux-ci sont des effets de l’élément de pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle de l’imaginaire actuel qu’est le capitalisme, faut-il comprendre que l’illimitation ne crée pas, que le capitalisme ne sait que se réformer pour s’adapter à l’institution de l’imaginaire?

Cette thèse a ma préférence, mais il faut alors ou bien préciser d’autres conditions de l’imaginaire autonome, pouvant prendre la forme d’une anthropologie à épistémè, ou bien risquer de devoir soutenir soit que la ville médiévale pouvait se passer de christianisme, soit que Platon était un héraut de la non pensée. « ... la modernité comporte assurément parmi ses constituants la Réforme religieuse, la science dite précisément moderne, et les révolutions politiques démocratiques. Y aurait-il une sorte de disposition première, de disposition intellectuelle et morale, qui définirait l’homme moderne? Ou faut-il se résigner à la dispersion des éléments du moderne, qui serait un patchwork tenu ensemble par la magie du mot?« [19]

On voit ici que Manent se tient du côté du XVI° (ou bien du XVII°, ou bien du XVIII°); et la dynamique historique qu’il dresse, de la cité à la nation en passant par l’empire et l’Eglise n’a que peu à voir avec les intérêts de Castoriadis. Cependant les questions qu’il pose ne portent pas moins – devons-nous nous résigner à la magie d’un mot, d’un autre mot, et tamponner « autonomie » pour solde de tout compte causaliste? « La transformation de la société qu’exige notre temps s’avère inséparable de l’auto-dépassement de la raison« [20]

Il nous est possible de risquer le comparatisme; il nous faut tenir à la fois l’autonomie, l’ontologie qu’elle prescrit, et certains rapports de causation, au moins à la limite. Sans quoi nous ne serions que les jouets d’une anthropologie plus fortement scientiste qui ne verrait guère de difficultés à nous décréter ethnocentriques, d’autant qu’il est entendu que si l’autonomie n’est pas une possibilité naturelle, le capitalisme a su fort bien s’exporter. Dit très minimalement: il nous faut des armes anthropologiques suffisantes pour résister à Goody et Needham, à Girard et à Todd, autrement que de rire leur méconnaissance de la différence entre causation et signification.

Yann Guillouche – Paris IV


[1]    Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, 2004, Seuil, p.175

[2]    Voir Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis, 2011, Payot, ch.II

[3]    Voir C. Castoriadis, « Imaginaire et imagination au carrefour », in Figures du pensable, 1999, Seuil

[4]    Sur ce point, voir notamment les ouvrages de Jean-Claude Michéa

[5]    C. Castoriadis, in Blaise Bachofen, Sion Elbaz, Nicolas Poirier (dir.), Cornelius Castoriadis: réinventer l’autonomie, 2008, Editions du Sandre, p.286

[6]    C. Castoriadis, Fait et à faire, (1997), 2008, Seuil, pp.20-21

[7]    C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, (1975), 1999, Seuil, p.339 n.5

[8]    N. Poirier, op. cit., p.93

[9]    Christian Godin, La totalité – 1 De l’imaginaire au symbolique, 1998, Champ Vallon, p.886

[10]  Michel Freitag, « Critique du MAUSS par Michel Freitag », Revue du MAUSS permanente, 26 février 2010, http://www.journaldumauss.net/spip.php.article650

[11]  Id.

[12]  L’auteur le plus gros de possibilités, notamment du point de vue d’un castoridien, étant alors sans doute Pascal Michon

[13]  FF, p.182

[14]  M. Freitag, « Totalitarismes: de la terreur au meilleur des mondes », Revue du MAUSS, 2005/1, n°5, p.159

[15]  Voir Arnaud Tomès, Philippe Caumières, Cornelius Castoriadis. Réinventer la politique après Marx, 2011, PUF, not. pp.216-221

[16]  Celle de Hume. Voir, pour une théorisation philosophique sur cette ligne, Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, 2006, Seuil

[17]  Stéphane Vibert, « La référence à la société comme « totalité ». Pour un réalisme ontologique de l’être-en-société (Sociologie dialectique et anthropologie holiste) », Revue du MAUSS permanente, 19 juin 2007, http://www.journaldumauss.net/spip.php?article129

[18]  Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, 1989, Editions de Minuit

[19]  Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident, 2010, Flammarion, p.9

[20]  C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, (1978), 1998, Seuil, p.285

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