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En voyage avec Platon chez les Mayas

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Par Olivier Leblond, professeur de philosophie au lycée français de San Salvador, El Salvador  

Le malentendu dans un cours de terminale peut être le point de départ d’une recherche en contexte d’éléments concrets susceptibles de redonner sens à l’objectif pédagogique initial. Mais, le malentendu peut aussi devenir un analyseur des évidences philosophiques et historiques admises par le professeur. L’étude de cas présentée ici montre comment les raisons de la posture socratique et de la démarche platonicienne ont cessé d’aller de soi dans le contexte culturel d’Amérique Centrale, ce qui a déclenché une série de recherches et d’enquêtes destinées à clarifier, à la fois, cette posture philosophique et le droit de la posture adverse.

The misunderstanding in philosophy high school class could be the starting point of a specific points research in context able to restore sense at the initial pedagogical aim. But the misunderstanding can also become an analyzer of the obvious ideas which were accepted by the teacher. The present study case shows how the grounds of Socratic posture and Platonic approach ceased to be self-evident in Central America’s cultural context, which has caused a body of researches and investigations designed to clarify the philosophical posture and the right of the opposite one.

En voyage avec Platon chez les Mayas

Contrairement à la crainte exprimée par Claude Lévi-Strauss[1], un professeur de philosophie en terminale n’est pas condamné à répéter toute sa vie le même cours. Malgré le programme, les attentes à l’examen, les contraintes de temps, enseigner en terminale et faire de la recherche ne sont pas des activités incompatibles. Plus encore, il existe un genre de recherche propre à l’enseignement de la philosophie dans le secondaire, qui rend le questionnement, les hypothèses et les résultats en partie partageables avec les classes, car les recherches de ce genre naissent en classe, des échanges qu’a le professeur avec ses élèves. Elles naissent, plus particulièrement, à l’occasion de malentendus pédagogiques, qui se produisent lorsque, élèves et professeurs ne partageant pas les mêmes évidences, le cours est prononcé en un sens que les élèves n’entendent pas.

ChamanL’enseignement français à l’étranger est un terrain propice à ces malentendus, car, si la langue d’enseignement est commune, les cultures ne le sont pas, si bien que le professeur est amené à faire l’expérience des limites de la recevabilité de son discours. L’incompréhension ou la résistance de ses élèves lui offrent, en effet, le reflet de ses propres habitus intellectuels, qu’elles lui rendent perceptibles en lui faisant vivre « une situation d’écart[2] », probablement moins radicale et, évidemment, bien plus modeste que celle recherchée en Chine par François Jullien. Cet écart, qui demande à être construit, n’en fait pas moins découvrir « combien on peut ignorer la culture « d’où l’on vient »[3] » et invite à interroger nouvellement les textes de la tradition philosophique et la manière de les enseigner.

Cette expérience, je l’ai vécue de la manière la plus aboutie au Salvador. L’étude suivie de l’Euthyphron de Platon en terminale littéraire, durant l’année scolaire 2014/2015, a été le point de départ de recherches qui se sont poursuivies deux années et qui ont profondément transformé ma lecture de l’Euthyphron et du Ion.

Mon cours avait un objectif pédagogiquement simple : étudier la manière dont Socrate critique l’opinion par l’intermédiaire d’une explication de l’Euthyphron. Dans ce but, j’ai mis en évidence les opinions d’Euthyphron, ses croyances magico-religieuses, en les assimilant à de la superstition. Or, mes élèves ont été arrêtés par le contenu de ces opinions. Ils n’acceptaient pas que la mythologie puisse fonder une croyance et des pratiques pouvant conduire un homme à accuser son père et à attendre du procès une purification de son âme. Ils trouvaient cela si évidemment absurde qu’ils ne voyaient pas pourquoi se donner la peine de le réfuter. La posture de Socrate leur devenait donc inintelligible. J’en ai été étonné. J’avais étudié ce dialogue au Liban sans rencontrer la même difficulté. Mes élèves avaient adopté ma lecture, sans se laisser arrêter par les opinions d’Euthyphron, convaincus qu’ils étaient de la nécessité de les critiquer.

Au Salvador, devant la difficulté d’admettre les croyances d’Euthyphron, j’ai réorienté le cours. Jugeant que, malgré une scolarité au lycée français, la culture grecque devait être très éloignée d’élèves vivant en Amérique Centrale, j’ai décidé de prendre Euthyphron au sérieux. Au lieu de le regarder avec les yeux des Athéniens qui le « [tournent] en ridicule », « [lorsqu’il] traite à l’assemblée de questions religieuses et [qu’il] leur [prédit] le futur[4] » ou d’adopter le point de vue critique de Socrate, je me suis inspiré de l’introduction de Louis-André Dorion. J’ai considéré qu’Euthyphron était « un représentant de l’orthodoxie religieuse[5] » et, qu’à ce titre, il était dépositaire d’un savoir traditionnel, dont j’ai cherché la cohérence dans le dialogue. Euthyphron déduit, en effet, sa décision de poursuivre son père pour meurtre du châtiment que Zeus inflige au sien[6]. À Socrate, qui doute de la véridicité des histoires contées par les poètes, il confesse sa foi en elles et révèle qu’il en existe plusieurs autres[7]. S’esquisse donc un ensemble de croyances plus systématiquement ordonnées que ne le laisse penser l’examen rationnel auquel Socrate les soumet[8]. Or, Euthyphron ordonne son existence à ce système cohérent de croyances et aux règles qui en découlent, de telle sorte que sa foi en la purification de son âme et de celle de son père[9] au moyen du procès n’est pas absurde. Elle prend sens au sein de ces croyances.

Ces explications n’ont pas convaincu mes élèves. Leur éloignement de la religion grecque, dans le temps et dans l’espace, me paraissant, pourtant, compensé par la proximité géographique avec les peuples mayas, dont les croyances sont contemporaines, je m’y référai dans un moment d’improvisation provoqué par la déconvenue causée par l’échec de mes nouvelles explications. Je m’aventurai à comparer Euthyphron à un chaman, capable de lire l’avenir et de purifier les âmes. Me souvenant d’Henri Joly[10], je me risquai à soutenir que Socrate entrait en rivalité avec lui, en proposant des techniques de purification différentes, fondées sur un autre type de discours. Mes élèves reconnurent n’avoir jamais entendu le mot « chaman » et ignorer ce à quoi je faisais référence dans l’aire géographique où ils vivaient. J’en étais stupéfait. Le malentendu était complet.

De mon côté, j’adoptais spontanément la posture de Socrate, ne doutant pas qu’il faille réfuter les opinions d’Euthyphron. Je disqualifiais donc implicitement sa posture, n’accordant par principe aucune valeur de vérité aux poèmes épiques, que je ne parvenais pas à traiter comme une forme de discours de vérité alternative au logos. La résistance de mes élèves, à la fois, me découvrait mon logocentrisme et m’incitait à formuler une hypothèse de lecture à laquelle je n’avais jamais pensé : l’Euthyphron est-il un dialogue polémique visant à asseoir la légitimité d’une forme de discours de vérité sur une forme rivale ? Est-il un épisode, même tardif, de l’affirmation d’une forme de pensée : la rationalité philosophique ?

Mais, ces échanges avec mes élèves me rendaient conscient des présupposés de mon cours et me forçaient à les mettre en question, parce que, de leur côté, ils ne les partageaient pas. Ils étaient, pour leur part, frappés par l’évidente absurdité des croyances d’Euthyphron, ce qui ôtait à leurs yeux la nécessité d’un examen critique. Ils n’avaient, par ailleurs, nourri aucune curiosité pour les croyances et les pratiques des peuples mayas contemporains, alors qu’ils usaient sans recul d’un discours idéologique présentant les peuples indigènes d’Amérique Centrale comme leurs ancêtres. Joignant ces deux observations, j’ai supposé que cette absence de curiosité n’était pas seulement l’expression d’un manque d’intérêt, mais aussi d’une volonté de se distinguer. Mes élèves n’étant pas étrangers, ils n’abordaient pas, comme je le faisais, ces questions depuis l’extérieur. Ils ne bénéficiaient pas de l’extériorité qui nourrissait ma curiosité. Je pouvais donc prendre les croyances d’Euthyphron pour objet d’étude et les comparer avec des croyances contemporaines avec le sentiment de neutralité que confère l’extériorité. Ils n’étaient pas dans la même situation. Je leur demandais de prêter attention à des croyances et des pratiques fondées sur des mythes, croyances qui, du point de vue des religions chrétiennes qu’ils pratiquent majoritairement, sont fausses et qui ont été violemment combattues dans la région du monde qu’ils occupent. Tandis que mon logocentrisme m’interdisait de prêter une valeur de vérité à ces croyances, tout en m’incitant à en faire un objet d’étude, j’ai pensé que mes élèves, non seulement, jugeaient ces croyances d’une évidente absurdité, parce que condamnables religieusement, mais encore qu’ils les reléguaient en un passé révolu.

Ces hypothèses posées, notre explication du dialogue de Platon ne pouvait-elle pas devenir l’instrument d’une observation de ces croyances que mes élèves jugeaient absurdes ? Cette observation ne pouvait-elle pas me servir à consolider ma nouvelle approche du dialogue ?

Mon emploi du mot « chaman » et mon affirmation d’une actualité des pratiques chamaniques au Salvador ayant éveillé la curiosité des élèves, j’ai organisé une rencontre avec un chaman salvadorien : Ernesto Campos. Il nous a donné rendez-vous sur le site archéologique de San Andrès, pour nous présenter la cosmologie maya et nous expliquer les croyances et les pratiques qui s’y attachent. J’avais inscrit cette rencontre dans l’explication d’Euthyphron, attendant d’Ernesto Campos qu’il développe un système cohérent de croyances, que nous pourrions comparer à celles d’Euthyphron et mettre en vis-à-vis du discours de Socrate. Encore fallait-il que la comparaison fût possible.

Je l’ai construite en m’appuyant sur le chapitre IX d’Anthropologie structurale[11] de Claude Lévi-Strauss. J’ai rapproché les techniques de guérison du chaman de la purification des âmes attendue par Euthyphron, mais j’ai aussi relevé une difficulté. Alors que le pouvoir du chaman est reconnu par le groupe social auquel il appartient, les Aathéniens se moquent d’Euthyphron. Ils ne reconnaissent ni son savoir ni son don de divination et le tiennent, vraisemblablement, pour un excentrique ou un fou, ce qu’il explique par leur jalousie[12]. Il explique le procès de Socrate par la même raison : une jalousie suscitée par son démon. À la lecture de ce passage, il est difficile de ne pas se mettre du côté des rieurs et de prendre Euthyphron au sérieux. Cependant, ce parti pris ne doit-il rien à l’art de Platon ? Le discrédit qui frappe le personnage d’Euthyphron rend, en effet, le lecteur plus enclin à adopter la posture de Socrate. Mais, pourquoi l’adopterions-nous sans distance critique ? En faisant rire d’Euthyphron, Platon n’a-t-il pas pour but de gagner son lecteur ? Si c’était le cas, il faudrait tenir le dialogue lui-même pour l’une des pièces de la lutte entre des discours de vérité rivaux.

Nous nous sommes rendus à San Andrès, ces questions en tête. Ernesto Campos nous a accueillis, vêtu d’une chemise et d’un jean. Certains élèves s’en montrèrent déçus et se sentirent même un peu trompés : notre chaman leur ressemblait, il ne portait ni plumes ni costume. Il utilisait un smartphone et avait préparé des diapositives à l’aide de PowerPoint pour nous aider à suivre sa conférence. Son apparence ne signalait ni excentricité ni folie. Il y avait pire : il récusait l’usage du mot « chaman » et se présentait comme un « Tata », un guide spirituel. Il nous expliqua encore qu’il n’y avait pas de religion, mais une « spiritualité » maya. Pour la définir, il a développé un discours construit, illustré de représentations graphiques, s’est référé au Popol Vuh pour nous expliquer la structure du monde et nous rappeler les mythes racontant la naissance des hommes. Sa conférence ressemblait à un cours et ne prêtait pas à rire.

Interrogé par les élèves, il a montré des photos de lui lors de cérémonies. À l’exception du foulard lui coiffant la tête, son costume décevait par sa banalité. Ces cérémonies avaient lieu à des fins propitiatoires. En dehors des grandes fêtes du calendrier maya, lors des solstices et des équinoxes, des particuliers pouvaient en organiser à l’occasion d’un voyage ou d’une naissance. Il nous a présenté les grandes lignes du rituel un peu plus tard, là où se tiennent les cérémonies à San Andrès, se dirigeant vers les quatre points cardinaux, où le « Tata » demande l’autorisation d’allumer le feu, tournant autour du foyer où, le feu allumé, le « Tata » entre en discussion avec lui, attentif à ses formes et aux couleurs de ses flammes. Il a, durant toute la cérémonie, la responsabilité du feu, qu’il doit nourrir et qu’il ne peut laisser mourir sans le veiller et sans refermer l’espace de cérémonie comme il l’a ouvert. En nourrissant le feu, il nourrit la terre, l’air leur offrant les aliments qui leur conviennent.

Mes élèves ont écouté avec attention son discours et se sont montrés curieux de ses autres attributions. Il leur a répondu qu’il apportait des conseils pour les mariages ou la signature de contrats commerciaux, en se fondant sur sa science du calendrier maya, et, questionné spécialement à ce sujet, qu’il était capable de soigner des maladies en procédant à des purifications. Malheureusement, le sens de sa réponse à cette question importante est resté confus, car nous n’avons compris ni quelles maladies il traitait ni quels moyens il employait. Pour mieux le comprendre, il nous aurait fallu assister à une purification, mais rien de tel n’avait été organisé.

Au retour, quelques élèves avaient changé d’opinion et trouvaient le discours du « Tata » Ernesto plein de vérité. Ce retournement était la conséquence d’une identification. Il leur avait, en effet, parlé de sa scolarité dans une école privée salvadorienne, où il était resté dans l’ignorance de la tradition maya. Il y était revenu ensuite, acquérant la conviction qu’il s’agissait de la tradition de leurs ancêtres. Or, il se trouve qu’au Salvador, cette tradition a été interrompue. Contrairement au Guatemala, les populations indigènes n’y sont pas visibles. Elles se seraient fondues dans la population suite à la répression de la révolte de 1932. C’est pourquoi le « Tata » Ernesto a dû recevoir sa formation au Guatemala, s’efforçant de renouer avec une tradition effacée par l’histoire. Sa démarche a incontestablement une portée politique, en ce qu’elle affirme une identité indigène dans un pays d’où elle est absente. Aussi pacifique sa revendication des croyances et des pratiques mayas soit-elle, elle a un sens polémique, car elle propose une alternative à ce qui a triomphé historiquement : une culture et une religion venues d’Europe. C’est probablement ce à quoi mes élèves ont été sensibles. Cependant, en observant que ni l’apparence ni le savoir ni les prises de position du « Tata » Ernesto n’étaient absurdes, en reconnaissant enfin la possibilité de croyances et de pratiques fondées sur le mythe, ils n’avaient fait que passer d’une croyance à l’autre et bien des questions restaient en suspens.

Au cours de notre rencontre avec le « Tata » Ernesto, nous avons pu observer qu’il n’entretenait pas la même relation que Socrate avec la tradition, mais lui accordait une valeur de vérité fondée sur son ancienneté. Sa tendance à en accepter la valeur était probablement renforcée par sa volonté de renouer avec une histoire interrompue. Cette attitude n’est pas sans soulever de nombreuses questions, relatives au fondement de cette tradition, pour commencer, à savoir à son ancienneté.

Le texte du Popol Vuh auquel se référait le « Tata » Ernesto a, en effet, une histoire complexe. Découvert par le père Jimenez entre 1701 et 1703, l’original rédigé vers 1550, en alphabet latin, mais en langue quiché ne nous est pas parvenu. Le père Jimenez en a fait une copie et une traduction en espagnol dans sa paroisse de Chichicastenango, au Guatemala. Les traductions ultérieures se fondent sur ces documents, aujourd’hui conservés aux Etats-Unis. Rédigé par les Mayas quiché au début de la période coloniale, le Popol Vuh présente des mythes dont les découvertes archéologiques nous apprennent qu’ils sont attestés, au moins, depuis la période classique, qui s’étend de 300 à 900 après Jésus Christ. Il existe, par ailleurs, d’autres sources pour nous donner une idée de cette mythologie et recouper les informations que nous avons : les textes du Chilam Balam, la statuaire, les céramiques.

La tradition est donc ancienne. Toutefois, elle n’est pas figée comme en témoigne la traduction qu’Adrian I. Chavez a donnée du Popol Vuh[13]. Indien quiché, Adrian Chavez a essayé de restituer la langue du manuscrit original que la copie de Jimenez aurait altérée. Son travail implique des choix, comme celui de ne faire qu’un personnage des jumeaux Hunahpu et Ichbalanké, par exemple. Or, l’existence de choix, engageant une interprétation des mythes et de la tradition, indique qu’il n’est pas simple de renouer avec une tradition interrompue et que le retour à la tradition ne s’effectue probablement ni sans l’examen des contenus qu’elle transmet, ni sans querelles d’interprétation, ni sans une part de création. En outre, cet examen et ces querelles, s’ils existent, se déroulent au sein d’une tradition qu’ils cherchent à retrouver. Ils ne s’effectuent pas en rupture avec elle.

Le « Tata » Ernesto ne nous a, cependant, pas fait part de telles réflexions critiques. Il a défendu, devant mes élèves, ses croyances et ses pratiques sans mettre en question leur vérité, leur apprenant qu’avait cours aujourd’hui une forme de religiosité qu’ils confinaient au passé. Tenant parole devant nous, il a rendu perceptible ce qui distingue Socrate d’Euthyphron : Socrate ne fait pas de l’acceptation de la tradition un principe. Il subordonne son acceptation à un examen philosophique chargé d’en évaluer la vérité à l’aune des contradictions qu’elle implique. Il rompt donc avec la tradition, en refusant de prendre pour principe que sa vérité va de soi. Elle peut, certes, contenir quelque vérité, mais il ne lui appartient pas d’en juger. L’autorité d’Euthyphron qui accepte d’instruire Socrate au sujet des questions religieuses[14] ne suffit plus à ce dernier. Il demande à examiner philosophiquement le discours d’Euthyphron pour l’évaluer et réclame la liberté de le rejeter. Les discours d’Euthyphron et de Socrate ouvrent donc deux voies différentes vers la vérité et fondent son acceptation sur des critères différents, en sorte que là où le discours de Socrate l’emporte, il n’y a pas de place pour celui d’Euthyphron. J’aurais aimé que mes élèves prennent conscience de cette alternative et ne glissent pas simplement d’une opinion à l’autre pour des raisons affectives d’identification.

Par-delà l’objectif pédagogique que j’avais poursuivi, la rencontre avec le « Tata » Ernesto m’a permis d’approfondir mon hypothèse de lecture de l’Euthyphron, en m’aidant à mieux discerner la posture et le discours que Socrate combat. La critique qu’il opère de la tradition m’a, néanmoins, conduit à m’interroger au sujet du Ion, dialogue dans lequel la vérité de la poésie épique est mise en question. Dans quel but soutenir, en effet, que le poète et le rhapsode sont inspirés ? Pourquoi souligner que le poète n’est pas « en état de composer avant […] d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui[15] » ? D’une part, le poète est placé du côté du divin et de la vérité, d’autre part, il ne possède aucun art et reçoit une vérité vers laquelle il ne s’est pas élevé par lui-même. Le sens qu’il faut accorder à l’inspiration du poète paraît ambigu. Comme le suggère Monique Canto, l’inspiration pourrait légitimer « le fait que la poésie doive être soumise à une […] autorité politique[16] ». En effet, si le poète reçoit la vérité par inspiration, autrement dit s’il ne fait usage d’aucun un art pour s’élever jusqu’à elle, discerne-t-il le sens de la vérité qu’il exprime ? N’appartient-il pas plutôt au philosophe d’en discerner le sens et d’en déduire les conséquences pratiques, comme le fait le Philosophe-Roi dans la République ? Si ces questions doivent recevoir une réponse positive, si le philosophe est seul en mesure d’entendre la vérité de la poésie et de la mettre en pratique, ne faut-il pas lire le Ion comme un autre moment de la lutte pour légitimer la valeur de vérité du discours philosophique ?

Proposer une lecture du Ion en suivant cette hypothèse conduit immanquablement à construire un cours au sujet de la relation entre la politique et la poésie. Or, que serait-il possible d’apprendre d’une société qui reconnaît la valeur de vérité de la tradition ? Dans l’introduction[17] à son édition du Popol Vuh, Adrian I. Chavez le présente comme un poème, ce qui en fait un texte comparable à l’Iliade ou à la Théogonie. Je me suis donc demandé comment les textes du Popol Vuh étaient aujourd’hui reçus sur le plateau quiché, au Guatemala. Est-il possible, par exemple, d’établir une relation plus précise que celle qu’avait esquissée le « Tata » Ernesto, entre les pratiques religieuses et les mythes du Popol Vuh ? La tradition et les croyances religieuses qu’elle véhicule donnent-elles une forme particulière à la vie des Quichés qui la distinguerait d’une culture où la philosophie aurait établi une rupture avec la tradition ?

Je me suis demandé, en d’autres termes, si une prise en considération de la vie contemporaine des Quichés ne pouvait pas éclairer une lecture du Ion et, au-delà, la question de la relation de la poésie avec la vérité et la politique. Cet ensemble de questions m’a occupé pendant l’année scolaire 2015/2016, année durant laquelle j’ai emmené mes élèves enquêter sur la plateau quiché.

Préparant cette enquête, j’avais choisi des lieux à voir, des cérémonies à observer et des personnes à rencontrer. Je souhaitais que nous expérimentions ce dont nous n’avions qu’entendu parler. C’est pourquoi nous avons participé à une cérémonie maya quiché à Chichicastenango, sur le site de Pascual Abaj. Après avoir allumé le feu, prononcé des paroles dans une langue inconnue de nous, la prêtresse a procédé à la purification de quelques volontaires, leur passant sur le corps la courte branche d’un buisson, leur en frappant éventuellement les bras et les jambes, avant de la jeter au feu. Nous vivions et observions enfin une purification, mais, malgré des lectures préparatoires, nous n’en comprenions pas le sens et restions étrangers à ce qui se passait. Cette étrangeté pouvait décevoir, mais nous étions venus pour l’expérimenter. En observant cette pratique qui résistait à notre compréhension, nous vivions notre appartenance à une manière de penser et nous sentions que, par-delà le glissement d’une opinion à une autre ou l’affirmation idéologique d’une ascendance indigène, nous n’appartenions pas à la même culture que les Quichés. L’écart qui nous séparait d’eux, nous le vivions très certainement, mes élèves et moi, différemment.

La distance nécessaire à cette observation, en effet, certains de mes élèves avaient dû la conquérir, en surmontant la réprobation que leur inspiraient les croyances et les pratiques indigènes. Ils l’avaient fait au début du voyage, chez les tzutujils, un autre peuple maya, lorsque nous avons visité la maison de Machimon, à Santiago Atitlan. Machimon est une divinité duelle, accomplissant le bien ou le mal, à laquelle chapeaux, cravates, cigares et alcools sont donnés en offrandes. Chaque année, il est accueilli dans une maison différente. Nous avons pris part à une cérémonie dans celle qui l’accueillait en janvier 2016. Bougies à la main, perdus dans les fumées d’encens, nous avons écouté le prêtre prier et avons collé nos bougies sur le sol, face à la divinité, quand il nous l’a demandé. En sortant, j’ai offert quelques billets à Machimon, en les glissant sous sa cravate. Dehors, plusieurs élèves étaient pris d’angoisse à l’idée d’avoir participé à une cérémonie païenne, peut-être même diabolique. Ils ont admis, après une longue discussion, qu’ils étaient venus en observateurs et que l’observation exigeait une distance avec l’objet observé, de telle sorte qu’ils pouvaient étudier cet objet sans perdre ni altérer leurs propres convictions pour autant.

À Chichicastenango, l’élève que la cérémonie pour Machimon avait le plus bouleversée s’est portée volontaire pour une purification, preuve que craintes et réprobations étaient surmontées et que des observations devenaient possibles. Nous les avons conduites en nous appuyant sur des textes du Phédon[18] de Platon, relevant que la purification à laquelle nous assistions ne ressemblait pas à celle que décrit Socrate qui, au moyen de la dialectique, purifie l’âme des désirs et la détache du corps. Pour autant que nous pouvions en juger, cette purification était accomplie extérieurement et devait produire un effet sur l’âme, par l’intermédiaire du corps, grâce au rituel accompli par le prêtre. La personne qui se faisait purifier ne semblait pas accomplir d’examen de soi-même au moyen d’un dialogue. Socrate, pour sa part, au Ve siècle avant Jésus Christ, utilise un vocabulaire faisant référence à des pratiques religieuses, mais il en déplace le sens et vise, à travers ce vocabulaire, d’autres pratiques, que nous pouvions appeler philosophiques. Il joue le rôle du prêtre en posant des questions, mais le rituel qu’il accomplit exige les réponses d’un interlocuteur actif. Que savions-nous, cependant, de la purification à laquelle nous assistions ? Comment un Quiché s’y prépare-t-il ? Que pense-t-il lorsqu’il l’accomplit ? Qu’est-ce qui peut la rendre efficace ?

Le principal gain de ce voyage aura été de nous apprendre que nos questions étaient trop larges pour l’étude que nous souhaitions mener. Le travail sur le Ion se révélait avoir été une piste stimulante n’offrant, finalement, que peu d’outils d’observation, car ce que nous souhaitions observer, un lien entre des mythes et des pratiques, n’est pas si facilement observable. Il nous manquait trop d’éléments, trop de connaissances pour savoir identifier ce que nous cherchions. Il aurait fallu, une fois de retour, exploiter ce que nous avions vu en revenant aux livres, formuler de nouvelles questions et de nouvelles hypothèses, partir enquêter de nouveau. Nous n’en avons pas eu le temps, parce qu’il en faut beaucoup pour préparer les élèves à l’examen.

Le manque de temps constitue, en effet, le principal obstacle à ce genre de recherche. Les lectures, la formulation des questions et des hypothèses, le choix des textes à étudier pour préparer les élèves, la conception de la forme que prendra la recherche avec les classes (un entretien, une enquête, un voyage, de petites conférences) représentent un travail très coûteux en temps. Ce travail de recherche est, néanmoins, efficace pédagogiquement, ce qui le rend conciliable avec une charge d’enseignement dans le secondaire. Il nourrit, en effet, la préparation de nouveaux cours concernant les œuvres ou les notions du programme. Cet aboutissement, cependant, ne lui rend pas justice. Né des échanges avec les élèves, il est destiné à revenir à la classe en trouvant son expression principale à travers les grilles notionnelles du programme de philosophie de terminale. Il mériterait souvent des approfondissements supplémentaires, une élaboration plus poussée et, surtout, une formulation écrite plus rigoureuse que ne l’est celle d’un cours écrit pour des élèves qui débutent en philosophie. Or, le temps nécessaire à une telle élaboration fait défaut au professeur de philosophie de terminale. Il s’ensuit que son travail de recherche n’aura souvent pas d’autres formes que celles qu’il aura prises pour ses élèves, pas d’autres sanctions que celle de ses élèves. Ses pairs n’entendront jamais parler de ses recherches, ne porteront aucun regard critique sur elles, ne formuleront aucune objection qui lui aurait permis d’accomplir un travail plus rigoureux. Il manque au professeur de terminale le temps d’élaborer son travail en l’écrivant et en le proposant à la lecture d’autres enseignants, probablement parce que lui manque la possibilité, au moins une fois dans sa carrière, d’être déchargé d’une partie de ses cours pour mener à bien ses recherches.


[1] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques in Œuvres, éditions Gallimard, 2008, 1ère publication Plon, 1955, p.40.

[2] François Jullien, Thierry Marchaisse, Penser d’un dehors (la Chine), édition du Seuil, 2000, p.41.

[3] François Jullien, Thierry Marchaisse, Penser d’un dehors (la Chine), op. cit., p.291.

[4] Platon, Lachès, Euthyphron, 3c, Flammarion, Paris, 1997, p.253, introductions et traductions Louis-André Dorion.

[5] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., p.185.

[6] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., 5e-6a, p.258-259.

[7] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., 6a-6c, p.259-260.

[8] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., 7a-8b, p.261-265.

[9] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., 4c, p.256.

[10] Henri Joly, Le renversement platonicien, Paris, Vrin, 1994, p.66-75.

[11] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale 1, Plon 1958, 1974, 1996.

[12] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., 3b-c, p.253.

[13] Pop Wuh, Le livre des événements, Version d’Adrian I. Chavez, traduit par Anny Amberni, Gallimard, 1990.

[14] Platon, Lachès, Euthyphron, op. cit., 5a-c, p.257-258.

[15] Platon, Ion, Paris, Flamarion, 1989, 534b, p.101, traduction, introduction et notes Monique Canto.

[16] Platon, Ion, op. cit., p.53.

[17] Pop Wuh, Le livre des événements, Version d’Adrian I. Chavez, Gallimard, 1990, p.23, traduit par Anny Amberni.

[18] Platon, Phédon in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008 et 2011, 82d-83e, p.1202-1203.

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