Peut-on enseigner un savoir philosophique ?
Par Pascal Engel, EHESS
Contre la maxime fameuse qu’on apprend pas de la philosophie, mais à philosopher et que l’enseignement de cette discipline serait celui d’une connaissance pratique, je soutiens que l’enseignement de la philosophie est l’enseignement d’un savoir théorique, et non d’ une pratique, et que ce savoir consiste en la connaissance d ‘arguments, la plupart canoniques, qui peuvent à la fois servir de base à un enseignement au lycée et de modes d’acquisition de structures et de questions plus complexes, à la fois quotidiennes et sophistiquées[1].
1. Apprendre de la philosophie et apprendre à philosopher
Selon la scie kantienne, on n’apprend pas la philosophie, mais on apprend à philosopher. Transposé à l’enseignement, on comprend souvent que cela veut dire que la philosophie est une pratique, et non pas un savoir théorique, et qu’en enseignant et en apprenant la philosophie on n’enseigne ni n’apprend de la philosophie, mais à savoir comment philosopher. Dans l’enseignement de cette discipline au lycée, on évoque souvent Alain, qui dit que la philosophie est « une sorte de connaissance universelle », qui n’a pas pour but de produire des connaissances, mais de la sagesse, c’est-à-dire une certaine aptitude ou savoir-faire relatif à la vie et dont « l’objet véritable est toujours une bonne police de l’esprit »[2]. Quand les maîtres à penser changent – sans changer vraiment – et nous disent que la philosophie a essentiellement pour but d’inventer des concepts (Deleuze) ils disent toujours que la philosophie ne peut pas être une connaissance, et encore moins en transmettre une. Au mieux, nous dit-on, c’est une forme de savoir pratique, une méthode ou une technique de sagesse. Il me semble pourtant que cette conception pratique de la philosophie et du savoir philosophique est erronée, et qu’elle vide de sa substance une bonne partie de son enseignement. La philosophie n’est pas une connaissance scientifique, mais elle n’en est pas moins une connaissance et un savoir de vérités – et pas seulement une méthode, une technique ou une pratique. Elle est un savoir des doctrines et des arguments, qui s’enseigne. Cela n’exclut pas qu’elle soit une sagesse, ou vise à entre être une, mais si sagesse il y a elle est fondée sur un savoir, qui s’enseigne et s’apprend.
J’avoue que j’ai bien du mal, malgré l’opposition qu’on tient souvent pour acquise entre savoir et savoir-faire, savoir que et savoir comment, ou entre savoir théorique et savoir pratique, à voir comment il est possible, s’agissant de la philosophie, d’apprendre un savoir-faire ou un savoir pratique qui ne soit pas en quelque manière basé sur un savoir théorique, c’est-à-dire un savoir propositionnel, consistant en des vérités exprimables sous forme de propositions, articulables dans un discours[3]. Nombre de savoirs dits pratiques basés sur des aptitudes physiques, comme savoir faire du vélo ou jouer d’un instrument, ne reposent pas sur la connaissance de vérités propositionnelles. Mais nombre d’autres, comme savoir lire une carte de navigation, savoir monter un meuble ou pêcher la truite, sont des mixtes de savoirs propositionnels et d’aptitudes physiques. Les premiers se transmettent le plus souvent par témoignage : par exemple, sans consulter le plan de montage d’un meuble, ou recevoir d’un expert l’information en question, il est très difficile de le monter, et sans savoir où pêcher des truites – c’est-à-dire sans savoir que les truites passent à tel ou tel endroit, qu’il faut pêcher à la mouche ici et pas là , etc. – il est difficile de savoir pêcher la truite[4]. C’est encore plus vrai pour la philosophie. Même si l’on admet qu’elle est en partie un savoir pratique – savoir poser des questions, savoir écrire, savoir penser avec des concepts et à tel ou tel degré de généralité – cela ne s’apprend pas comme on apprend à faire du vélo ou à tricoter, ni même comme on apprend à jouer d’un instrument ou à peindre à l’aquarelle. Même si l’on admet qu’on apprend comment philosopher – notamment par des techniques de questionnement et de réponses, et des habitudes d’écriture – et pas seulement de la philosophie, le premier apprentissage suppose le second, et suppose une compétence qui passe par des activités intellectuelles complexes, même sous la forme socratique selon laquelle elle serait essentiellement un art du dialogue et de la conversation qui n’exigerait ni lecture ni écriture. Je n’ai guère fréquenté les « cafés philosophiques » quand ils étaient à la mode. Mais j’ai souvent eu l’impression que leurs promoteurs essayaient de promouvoir l’apprentissage d’une technique du philosopher sans passer par l’apprentissage de la philosophie, c’est-à-dire sans passer par la longue macération des doctrines, des questions, et des textes des philosophes. On peut certes mimer la technique en question, un peu comme quand j’étais étudiant je pensais qu’il suffisait d’avoir une barbe, de fumer la pipe, d’avoir une veste en velours côtelé, et un volume de Kant à la main pour avoir l’air philosophe. Mais il y a une raison plus profonde encore pour laquelle le slogan kantien est faux. C’est que la philosophie est un savoir théorique, un savoir de vérités propositionnelles. Lequel ?
Kant refusait l’idée qu’il puisse y avoir un authentique savoir philosophique : la philosophie n’est ni une science comme les mathématiques ou les sciences de la nature, ni un savoir sur des entités comme celles dont parle la métaphysique. Elle n’est pas selon lui non plus un art, ni au sens d’une technique, ni au sens des beaux-arts. Raffinant la position kantienne, Gilles Gaston Granger disait que la philosophie est une connaissance, mais sans objet, sans vérités ni démonstrations[5]. Il voulait dire par là que sans être une science, elle était pourtant une activité sérieuse, dotée de contenus propres, bien que ces contenus ne soient ni formels ni empiriques. On voit bien ce que veulent dire Kant, Granger et Alain quand ils soutiennent qu’il n’y a pas de connaissance philosophique à proprement parler. Ils veulent dire que la philosophie ne repose pas sur, ni ne délivre, des contenus de savoirs vérifiables, comme le font les sciences naturelles et les mathématiques, ni des contenus de savoir spéculatifs comme prétendent faire la théologie ou la métaphysique. Ils veulent dire aussi qu’elle n’est pas de la poésie ou du roman, comme le voudraient les esthètes de la philosophie, qui nous disent qu’elle invente des concepts comme les artistes inventent des formes. Mais la position de Granger est contradictoire. S’il y a vraiment connaissance philosophique, elle doit avoir des objets, et pouvoir délivrer des vérités. On ne peut savoir que quelque chose de vrai, et n’avoir de connaissance que d’objets. De même il ne peut y avoir de démonstration que si, partant de prémisses vraies, on aboutit à des conclusions qui le sont aussi. Sans quoi on n’a affaire ni à des connaissances ni à des démonstrations. Pourquoi alors Granger entend-il encore parler de « connaissance philosophique?
2. La connaissance des arguments
Il me semble au contraire que l’on peut littéralement parler de connaissance philosophique et d’objets d’une connaissance philosophique, même s’il ne s’agit pas d’une connaissance scientifique. Ces vérités et cette connaissance portent sur des arguments, et la philosophie que l’on peut enseigner consiste en la reconnaissance et l’examen critique de ces arguments. Mais ces arguments sont d’un type particulier : ce sont des arguments philosophiques. La thèse que je voudrais esquisser ici est que la connaissance philosophique est la connaissance d’un ensemble d’arguments philosophiques canoniques, sanctionnés par la tradition. Ce savoir est une connaissance qui porte sur les thèses que ces arguments visent à prouver, sur les concepts philosophiques et non philosophiques qu’ils impliquent. Cette connaissance est de nature théorique : elle consiste en un répertoire de ces formes argumentatives et des doctrines qui leur sont associées. Elle est aussi « pratique », non pas au sens de la possession d’aptitudes physiques ou techniques, mais au sens de la possession et de l’apprentissage de capacités à critiquer rationnellement ces arguments, c’est-à-dire les évaluer, examiner leurs prétentions à prouver ce qu’ils avancent, et à leur substituer de meilleurs arguments. Cela inclut aussi une capacité à les réfuter, à montrer qu’ils ne sont pas probants. La philosophie ne consiste pas à accepter ces arguments, mais à les mettre à l’épreuve. Tout ceci est l’objet d’un savoir, mais aussi d’une critique de ce savoir.
La connaissance philosophique n’est d’abord pas autre chose qu’une connaissance réflexive du sens commun. Cela suppose qu’il y ait quelque chose comme une connaissance commune, dont les structures et les concepts soient relativement stables, et qu’elle soit articulable de manière sinon systématique, du moins cohérente[6]. Il y a un ensemble de jugements et de concepts naturels au sens où ils forment l’objet d’une connaissance largement tacite dont est doté tout individu, et qu’il est possible d’articuler et d’exposer. Selon certains philosophes, ces jugements et concepts ne sont pas l’objet d’une connaissance, mais sont des présuppositions qui ne sont ni vraies ni fausses[7]. Mais il est également très plausible que nombre de propositions et de concepts de base, comme ceux de cause, de temps, d’espace, de nombre, et tout ce que les philosophes appellent nos catégories soient des structures permanentes. Il en est de même de nos concepts plus sophistiqués parce qu’ils portent sur notre connaissance, comme ceux de vérité, de preuve, ou de ce qui s’ensuit de quoi. La connaissance philosophique est d’abord une connaissance de ces concepts de base, et en ce sens c’est une connaissance de la connaissance. La connaissance naturelle n’a rien de philosophique de prime abord, au sens où tout le monde, du moment qu’il exerce sa raison dans son usage naturel, en dispose. Mais elle devient philosophique quand elle est réflexive, articulée systématiquement et exposée. Elle peut alors devenir connaissance de la connaissance philosophique. Une bonne partie de la philosophie consiste à mettre à jour cette structure de la connaissance de base, et ensuite de ses articulations philosophiques. Cela ne va pas de soi, et il y a diverses manières de le faire. Mais il y a toutes les raisons de penser que cette connaissance naturelle est là, comme base permanente de notre pensée commune, et que l’articuler c’est articuler les bases à partir desquelles nous pensons.
Une partie de cette connaissance porte sur les structures logiques et argumentatives de notre pensée et sur notre capacité à raisonner. Un argument en général est un ensemble de propositions dont certaines sont des prémisses, et dont sont supposées s’ensuivre une ou des conclusions. Quand les arguments sont déductifs, et quand ils sont valides, la conclusion est supposée logiquement des prémisses, autrement dit est telle qu’elle ne pourrait pas être fausse si les prémisses sont vraies. Un argument peut aussi être valide quand les prémisses sont fausses, même si dans ce cas il n’est pas sain ou correct (en anglais sound). Si un argument est sain et valide, alors sa conclusion constitue une connaissance. C’est trivialement le cas pour des arguments logiques usuels, tels que les syllogismes ou les arguments conformes à des règles d’inférence logique (comme les règles de déduction naturelle). La logique, en tant qu’ensemble de règles du raisonnement et de l’argument valide, est un ensemble de vérités. Il est vrai, par exemple, que les arguments de la forme : P, Si P alors Q, donc Q ou non Q, si P alors Q, donc non P, sont valides. Ce sont des choses que l’on sait, et qui peuvent s’enseigner et s’apprendre. Donc dans la mesure où la logique fait partie de la philosophie, on peut apprendre la logique et l’enseigner. Le problème est que ce savoir logique, s’il porte sur la logique élémentaire, est le plus souvent fort pauvre, et s’il porte sur la logique avancée, est inaccessible à qui n’a pas, ou n’a pas acquis une formation mathématique. Quel intérêt y a-t–’il à savoir que « Tous les canards savent valser, Gédéon est un canard donc il sait valser ? » est un raisonnement valide ? Bien sûr si les arguments philosophiques sont supposés avoir le moindre intérêt, ils ne doivent pas être de ce type. Il faut que ce soient des arguments mettant en jeu certaines thèses philosophiques, ou d’intérêt philosophique. Les arguments philosophiques sont ceux qui mettent en jeu des concepts centraux à la fois de notre pensée commune et ceux qui ont donné lieu à des discussions au sein de la tradition philosophique, comme ceux de cause, de justice, de liberté, de connaissance, de vérité, de possibilité ou de nécessité. Mais d’autres arguments sont démonstratifs, ou au moins visent à l’être. Un argument philosophique n’est pas nécessairement démonstratif, car certains arguments, comme les arguments inductifs, ne conduisent qu’à des vérités plausibles ou probables. Il y a en a beaucoup en philosophie. Cela ne suffit pas à assurer une connaissance. Mais si un argument est démonstratif, il peut au moins prétendre constituer une connaissance. Ainsi l’argument ontologique sur l’existence de Dieu le serait, s’il était correct et valide. Ou bien si l’on pouvait prouver l’incompatibilité du libre arbitre et du déterminisme, ou leur compatibilité. Ou encore les arguments sceptiques, comme l’argument du rêve, celui du Malin Génie, ou le trilemme d’Agrippa, l’argument Dominateur, l’argument kantien sur le mensonge, ou les arguments utilitaristes. Ces arguments peuvent aller des plus simples, comme les sorites, aux plus sophistiqués, comme l’argument humien de la circularité de l’induction, ou même la « preuve » de l’existence du monde extérieur de Moore. Une liste complète serait fastidieuse, mais ils sont tous sanctionnés par la tradition philosophique. Nombre de ces arguments peuvent prétendre à être à la fois valides (inférés selon les règles usuelles de la logique) et convaincants (basés sur des prémisses au moins plausibles). Bien sûr une chose est d’avoir une visée démonstrative, autre chose de la réaliser effectivement, et il y a loin entre des vérités philosophiques putatives, comme celles qui sont supposées découler de ces arguments, et des vérités philosophiques démontrées, et par conséquent entre ces visées de vérité et un savoir, mais ces arguments eux-mêmes forment la base d’un savoir philosophique, qui s’enseigne, non pas de manière dogmatique, comme on le ferait pour un enseignement d’articles de foi ou des thèses thomistes, ou comme on le ferait pour des théorèmes de mathématiques, mais d’un enseignement critique et dialectique, destiné à montrer les présuppositions de ces arguments, lesquels ont le plus de chances de réussir, ce qu’ils sont supposés montrer, et quels autres arguments concurrents seraient possibles.
Tout ceci ne va évidemment pas sans présuppositions, dont certaines peuvent être contestées. Tout d’abord cela suppose que l’on admette que le discours philosophique relève des assertions, c’est-à-dire de l’expression de jugements tenus comme vrais ou faux. Cela s’oppose à l’idée, entretenue par nombre de philosophes contemporains, selon laquelle les énoncés philosophiques ont essentiellement une valeur expressive, à la manière des énoncés relevant du goût ou de la littérature, voire des ordres ou des impératifs (comme si ces énoncés étaient des stipulations ou des impératifs[8]). Quand un philosophe nous dit, comme Deleuze, que la philosophie invente et « crée » des concepts, et des personnages conceptuels qui ne s’insèrent pas dans des propositions, qu’il est vain de demander aux concepts philosophiques et aux arguments construits à partir d’eux s’ils sont corrects ou non, et si un philosophe a raison ou non, il a beau expliquer que les concepts et les personnages philosophiques ne sont pas comme les de personnages de roman , et qu’ils se distinguent des fonctions de la science aussi bien que des percepts de l’art, il soustrait la philosophie à toute évaluation aléthique et cognitive[9]. La position que je défends est exactement opposée. Il est vrai, comme le note Deleuze, que les concepts philosophiques ne se présentent qu’au sein d’ensembles plus ou moins cohérents et construits (à la différence des concepts qui forment la connaissance naturelle) qu’on appelle « doctrines » ou « systèmes », et que les énoncés et arguments philosophiques ne se laissent pas toujours évaluer isolément. Par exemple la doctrine stoïcienne selon laquelle il y a diverses formes d’assentiment, dont la plus accomplie est volontaire, et les arguments des stoïciens à cet effet[10]. Mais il est aussi possible d’examiner certains arguments ( comme les sorites, ou l’argument ontologique) isolément. Il est aussi possible de montrer que tel ou tel argument est non probant. Et si l’on admet cela, et si on admet aussi que le discours philosophique a une visée argumentative, nous avons le moyen de soutenir qu’il y a une connaissance philosophique. En effet il suffit de songer à l’usage réfutatif, déjà pointé par Aristote, des arguments : quand on critique quelqu’un et qu’on peut montrer qu’il se contredit, alors l’énoncé contradictoire avec celui qui est réfuté est vrai, et si la contradiction est d’ordre logique, il est nécessairement faux, et par conséquent son contradictoire vrai. La critique, et même la polémique, sont fréquentes en philosophie. Si elle réussit, cela montre au moins que certains énoncés philosophiques sont faux, et donc que leur contradictoire est vraie[11].
On répondra que cela ne suffit évidemment pas à réfuter une philosophie, au sens d’un ensemble de thèses. Ces thèses forment en général des systèmes, par exemple les systèmes platoniciens, nominalistes, sceptiques. Or ces systèmes sont incompatibles entre eux, et ne sont pas équivalents. Comment alors peut-on soutenir qu’il y aurait des vérités philosophiques ? Martial Guéroult parlait de « vérités de système » dans le cas des vérités philosophiques, et Jules Vuillemin l’a suivi dans l’idée que la philosophie ne peut être qu’une pluralité de systèmes qui ne peuvent exprimer une vérité unique, mais seulement des vérités relatives à chaque type de système[12]. Je ne me prononcerai pas ici sur cette conception, mais elle est fausse sur deux plans au moins. Tout d’abord elle suppose qu’il ne puisse pas y avoir de progrès en philosophie. Même si l’on admet qu’il n’existe qu’un petit nombre de réponses aux questions centrales de la philosophie, incorporées dans des types de systèmes, les types d’arguments et de méthode destinés à les prouver évoluent. Ainsi, il est faux que les problèmes de la théorie de la connaissance n’aient pas évolué depuis l’époque hellénistique. On continue d’examiner les questions de base de ce qui justifie la connaissance, mais les méthodes et les arguments se sont nettement enrichis. Il y a progrès non pas dans les questions ou les thèmes, mais dans leur traitement. Ou encore on peut noter que les notions de base de la théorie de la valeur se trouvent chez Aristote et les médiévaux, mais une théorie philosophique de la valeur n’a pas émergé avant la fin du dix-neuvième siècle[13]. En second lieu cette conception de la philosophie comme inséparable des systèmes est fausse si elle dit que l’on ne peut pas isoler, au moins relativement, une thèse ou un argument philosophique du système au sein duquel elle a été énoncée. Or on le peut : il y a une permanence non holistique et trans-systématique, si l’on peut dire, des arguments et des thèses philosophiques[14]. Par exemple, le trilemme d’Agrippa est un argument philosophique relativement stable dans l’histoire. Il apparaît dans les Seconds Analytiques d’Aristote, est développé par les écoles sceptiques comme l’un des tropes classiques, et il est discuté par les écoles hellénistiques. Il court jusqu’à la Renaissance, quand le problème sceptique reparaît. Il revient avec l’Enésidème de Schulze, que recensa Fichte, et passe chez Reinhold, puis Fries et Leonard Nelson, et de là chez Popper[15]. On le retrouve chez Chisholm et dans l’épistémologie contemporaine. A côté d’arguments stables comme ce trilemme, il y a des arguments de facture plus récente, comme le problème de Gettier[16]. Ces arguments ne sont pas intrinsèquement liés à une position philosophique particulière (empiriste, rationaliste, fondationnaliste, cohérentiste, sceptique, etc.). Ils sont discutés et discutables pour eux-mêmes, autrement dit, on peut en examiner de manière critique les présupposés, la validité, et les conséquences pour la théorie de la connaissance. C’est très largement cette tâche critique qui s’enseigne, et forme la base de la compétence enseignable
Les concepts philosophiques, pas plus que les arguments philosophiques, ne sont identiques aux concepts et aux arguments de sens commun. Mais ils sont basés sur eux. Quand on analyse ces concepts, on obtient, si les analyses sont correctes, des énoncés qui sont vrais en vertu de la signification des concepts qui y figurent, autrement dit ce que l’on appelle traditionnellement des énoncés analytiques. Nombre d’énoncés philosophiques sont de ce type, parce qu’ils sont vrais en vertu des concepts qui y figurent et parce qu’une analyse philosophique peut les mettre à jour. Par exemple, selon une analyse célèbre, être libre c’est avoir la possibilité de faire autrement, et selon une autre analyse célèbre, la connaissance c’est l’opinion vraie pourvue de raison ou de justification. La philosophie est – et c’est une thèse que l’on trouve aussi bien chez Alain que chez les philosophes analytiques – analyse de concepts. Ces analyses ne sont pas nécessairement correctes, et on peut les réfuter. Mais elles sont l’objet d’un savoir, qui s’enseigne. Ce savoir est, en ce sens, analytique. Cela suppose que l’on admette qu’il y a des énoncés analytiques, et que l’on accepte que des analyses philosophiques transcrivent ce savoir, qui ne va pas de soi. Mais si on l’admet, c’est une des sources de savoir philosophique, et cela s’enseigne.
Le savoir philosophique n’est certainement pas du même type que le savoir au sujet du monde extérieur que G.E .Moore prétendait tirer de sa célèbre preuve qu’il y a un monde extérieur – voici une main, et une autre, et je le sais donc il y a deux objets au moins dans le monde, et je le sais, donc je sais que le monde extérieur existe. Il est plus sophistiqué. Il n’est pas non plus une forme de savoir anthropologique ou psychologique, portant sur les structures de notre pensée. Et il n’est pas non plus – ni seulement – un savoir sur l’histoire des thèses et systèmes et leurs combinaisons, comme le veut la conception Gueéroult-Vuillemin. Mais on peut néanmoins dire qu’il y a ce que l’on pourrait appeler un sens commun philosophique, qui est su quand on pratique les auteurs de l’histoire de la philosophie. Ce savoir, même quand il est refusé par les philosophes, comme chez Nietzsche, est néanmoins présent. Il forme la base des arguments des philosophes. Il s’enseigne, et quand on en a le bagage de manière explicite, on sait déjà un peu de philosophie. Ce savoir s’ajoute à ce que l’on pourrait appeler les disciplines auxiliaires de la philosophie : la logique, la rhétorique, l’analyse lexicale et sémantique, et l’histoire des idées. Tout ceci forme un ensemble de savoirs, qui peuvent s’enseigner.
3. Comment l’enseigner ?
Il faudrait dire comment on l’enseigne, et je ne peux ici qu’esquisser ma réponse. Mais si l’on admet la conception – en fait relativement traditionnelle même si elle n’est pas kantienne – que j’ai esquissée ici, on peut concevoir que l’enseignement de la philosophie, sous sa forme élémentaire au lycée, ou sous des formes plus sophistiquées à l’université, consiste en un exposé d’un répertoire de formes argumentatives, qui constitue l’objet d’un savoir, de nature théorique, et pas seulement de nature pratique, qui soit bien plus qu’une technique ou une discipline de l’esprit. Ce savoir ne s’identifie ni à celui de la logique, ni à celui de l’histoire de la philosophie, ni à celui de la sémantique ou de la rhétorique. Mais il leur emprunte des éléments. Il n’est pas uniquement dogmatique, même s’il comprend des étapes dogmatiques, où les élèves doivent simplement apprendre ces formes. Il est aussi critique, au sens où l’on doit aussi apprendre à critiquer des arguments, à les opposer à d’autres, et à chercher à les amender ou à les réfuter. Tout ceci forme la base d’un apprentissage. Ce savoir est en partie pratique, au sens où c’est celui d’une dialectique, mais il est aussi à sa base, théorique.
Voici quelques exemples de ce que seraient ces formes argumentatives et les manières de les enseigner. Les propositions qui suivent n’ont rien d’original. La plupart sont enseignées par les professeurs au lycée, mais peut-être ne l’ont-elles pas étés de manière systématique[17].
En premier lieu, la culture de l’argument pourrait s’appuyer sur les travaux des linguistes et des théoriciens de l’argumentation, afin d’analyse des schèmes usuels de raisonnements corrects et incorrects. L’étude des sophismes offre un vaste répertoire, et il existe une littérature abondante à la fois dans les manuels de logique « informelle » ( car il ne s’agit pas, au lycée, d’enseigner la logique formelle, qui rebute), dans les ouvrages de rhétorique et dans la vaste littérature de « pensée critique ». Cet enseignement peut passer par des analyses de textes littéraires, d’articles de journaux, ou de discours médiatiques[18].
En second lieu, un grand nombre d’arguments classiques en philosophie peuvent se prêter à un enseignement qui en explore à la fois la structure et les ramifications problématiques. Par exemple :
(i) Nombre de tropes du scepticisme se prêtent aisément à cet exercice. Ainsi le trilemme d’Agrippa, déjà mentionné plus haut, (qui nous dit que l’on ne peut justifier une proposition sous peine soit d’une régression à l’infini, soit d’un cercle, soit d’un arrêt arbitraire) peut servir à un cours sur ce que c’est que justifier et sur la nature de la raison et de l’explication, et se rattacher à la question du fondement de l’induction. Les arguments sorites (du tas, du chauve) sont des sources très utiles. Tout d’abord il faut analyser leur structure :
(i) Si x a la propriété Pi (a un cheveu), il est Q (chauve)
(ii) Si x a la propriété Pi+ii (a 1+ 1 cheveu), il est Q (chauve)
(iii) si X a la propriété Pn , il est Q (il est chauve)
(iv) donc X est Q (chauve)
qui repose sur un modus ponens simple. Pourquoi passe-t-on d’une proposition vraie (il n’y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu, donc il est chauve, à une proposition fausse ( Mathieu a 1000 000 de cheveux , donc il est chauve ). Quel est le principe fallacieux (s’il est fallacieux) ? Peut-on rendre ce raisonnement valide ? Sinon, pourquoi ? Puis, une fois la structure exposée, pour aborder la question du vague de nombreuses notions et de nombreuses entités (le vague est-il dans le langage ou dans les choses? Peut-on l’éliminer ? Les couleurs et les qualités sensibles sont-elles vagues et pourquoi ? Nos croyances sont-elles vraies ou fausses ou seulement probables et susceptibles de degrés). Enfin les arguments de l’erreur, de l’illusion et du Malin génie peuvent fournir la base d’une réflexion sur la connaissance (il y a eu ces dernières années une floraison de livres sur Matrix, mais ces questions peuvent s’étudier à partir de la littérature (Montaigne, Calderon, littérature fantastique).
(ii) Le dilemme de l’Euthyphron : est-on pieux en vertu du fait qu’on est aimé des dieux ou par soi-même ? peut servir à introduire tout un ensemble de questions relatives à l’opposition entre réalisme et anti-réalisme au sujet de certaines entités : les propriétés morales (sont-elles réelles ou dépendent-elles de l’esprit ?), les qualités sensibles ou secondes (sont-elles dans les choses ou dans l’esprit ?), les objets mathématiques (existent-ils par eux-mêmes ou sont-ils construits par l’esprit ?)
(iii) Un certain nombre d’arguments classiques peuvent introduire des options philosophiques très classiques. C’est le cas de l’argument dominateur : (a) le passé est nécessaire (b) du possible à l’impossible la conséquence n’est pas bonne (c) tout ce qui est possible adviendra. Selon qu’on accepte l’une ou l’autre des prémisses, on tranchera en faveur de la liberté ou du fatalisme. De même l’histoire de l’âne de Buridan. Ou encore l’argument du dessein intelligent ou du grand horloger. Les implications métaphysiques sont évidentes[19].
(iv) Les arguments utilitaristes en éthique comme le dilemme du tramway de Philippa Foot, ou l’argument de Judith Thomson sur l’avortement[20].
(v) Les arguments de la théorie des jeux (dilemme du prisonnier) sont de bonnes portes d’entrée à des questions de philosophie politique (l’état de nature et le contrat social, la question du vote).
Ce ne sont que quelques exemples d’un enseignement qu’on pourrait appeler orienté par les énigmes et arguments. Un enseignement peut, en partie au moins, se structurer autour d’un ou de plusieurs de ces arguments. Chacun d’eux offre des options problématiques, et oriente des réponses données classiquement par les philosophes (ou des apories). Cet enseignement peut se rattacher aisément à la lecture de textes classiques. Les énigmes et arguments ne sont cependant que des stimulants à la réflexion, qui peuvent, à un niveau plus avancé ou dans un enseignement plus approfondi, donner lieu à l’exposé de doctrines. Il faut pourtant insister sur le fait que cette approche des questions philosophiques par l’argument se distingue fortement de la conception qui voudrait que l’enseignement philosophique soit orienté vers les problèmes seulement. Elle insiste sur le fait qu’aux problèmes et aux énigmes il y a des réponses, qu’on peut apprendre et maîtriser, mais aussi critiquer.
Le point essentiel, dans la perspective ici proposée est que ces schèmes argumentatifs et problématiques s’apprennent, comme s’apprennent les réponses possibles. Un élève qui n’en connaît pas la structure ne peut aller plus loin, et un élève qui en maîtrise la structure peut en développer des variations.
Il ne s’agit nullement de proposer que l’ensemble d’un enseignement de philosophie au lycée doive se structurer ainsi. Mais cette méthode me semble à la fois adaptable aux programmes , même sous la forme extrêmement ouverte qu’ils ont pris aujourd’hui, et conforme à une certaine conception de la philosophie, celle, classique et aristotélicienne, selon laquelle la philosophie s’adresse à des apories et essaie de les résoudre.
À cette conception, qui n’est pas fondamentalement très différente de celle dont on concevait, à l’époque des « philosophes de la République » comme Lagneau et Alain, l’enseignement philosophique[21], on peut s’attendre à ce qu’on oppose au moins deux choses. Tout d’abord, que devient l’idéal de sagesse, qu’Alain mettait en avant ? Et ensuite, pourquoi penser que la philosophie devrait consister, avant tout en des arguments ? À la première question, on répondra que l’enseignement de la philosophie, sous sa forme scolaire, n’est pas l’enseignement de la sagesse ni des moyens d’y parvenir. La sagesse est toujours basée sur un savoir. Comme le disait Brentano, on atteint le second âge du déclin de la philosophie , l’âge pratique, de la philosophie, quand on sépare celle-ci de la connaissance qu’elle incluait dans sa première phase, la phase créatrice[22]. A la seconde question, qui surgit chez tous les philosophes qui suivent Nietzsche quand ce dernier disait : « Qu’ai-je à faire de réfutations ? » ou « Qu’a-t-on à faire d’arguments ? » ou qui nous disent qu’on ne convainc personne, si ce n’est ceux qui sont déjà convaincus, on doit répondre qu’ils ont déjà mis le pied dans la troisième phase que distinguait Brentano, la phase sceptique, et qu’ils sont déjà en fait en marche vers la quatrième, le mysticisme. Ils n’ont plus le désir d’enseigner, mais celui d’édifier[23].
[1] Ce texte est basé sur une intervention le7.10.2016 au GRDS de philosophie, à la suite du questionnaire http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article221 , où j’indique quelques pistes sur l’enseignement qui complètent le présent article. Merci à Janine Reichstadt de son invitation et aux participants pour la discussion.
J’ai jadis abordé certaines de ces questions dans “ Réinventer la philosophie générale ”, Le débat, 101, 1998, « Y a-t-il une vie après la dissertation ? », Côté philo, 3, http://www.cotephilo.net/.
[2] Alain , Elements de philosophie, 1916, rééd. Paris, Gallimard, 1940.
[3] Locus classicus : Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Londres, Hutchinson 1949, tr. Fr. Le concept d’esprit, Paris Payot, 1978, rééd., 2005. Précisons que par « proposition » je n’entends pas nécessairement une entité linguistique, mais toute forme de pensée dotée d’un contenu susceptible d’être vraie ou fausse, non nécessairement sous forme verbale.
[4] J. Stanley et T.. Williamson, dans « Knowing How », Journal of Philosophy, 2000 ont soutenu que tout savoir comment repose sur une forme de savoir que au moyen d’arguments sémantiques selon lesquels toutes les clauses en how to + infinitif ( how to swim, how to play the piano, ec.) peuvent s’exprimer en clauses wh – ( where, what, which, etc. ) qui se construisent avec des propositions. Ces arguments ne sont pas tous convaincants. Mais Stanley et Williamson ont raison de dire que les deux formes de savoir ne sont pas aussi hétérogènes qu’on le dit.
[5] Granger, G., Pour la connaissance philosophique, Paris, O. Jacob, 1990.
[6] Cette conception est remarquablement exposée dans P.F Strawson, Analyse et métaphysique, Paris Vrin 1985. Mais c’est tout simplement celle qu’Aristote pratiquait quand il examinait les endoxa, les médiévaux dans leurs disputes dialectiques, Descartes quand il entreprend de considérer ses opinions au début des Méditations, Locke quand il entreprend une description de la connaissance commune, Kant quand il examine les structures de l’entendement, Brentano et ses disciples quand ils proposent de faire une psychologie descriptive, et les philosophes contemporains de tradition analytique, de Moore à David Lewis, quand ils pratiquent ce que Strawson a appelé « métaphysique descriptive ». L’analytique existentiale de Heidegger vise aussi à faire cela, bien qu’avec un degré de révision non négligeable. Il n’y a sans doute pas de description neutre de ces structures du sens commun, et l’anthropologie culturelle peut nous montrer que ces structures peuvent varier. Mais l’hypothèse selon laquelle elles pourraient varier grandement , et de manière imprévisible à la fois dans l’espace et dans le temps, est une fiction de sophiste.
[7] C’est la position de Wittgenstein et de ses disciples. Selon eux, le savoir dit « naturel » que nous avons d’un ensemble de propositions « ordinaires » qui forment des « charnières » de notre structure conceptuelle n’est pas un savoir de vérités, mais au mieux un ensemble de présupposés servant d’arrière-plan à nos actions. Selon la conception rivale, défendue par Moore notamment, qui est celle que je défends, ces propositions forment l’objet d’un savoir. Cf P.Engel, « Epistemic Norms and the Limits of Epistemology” , in A. Coliva et D. Moyal Sharrock, eds, Hinge Epistemology, International Journal for the Study of Scepticism, Brill, 2015.
[8] On aura une idée de ce qu’est un style impératif en philosophie en lisant les livres d’Alain Badiou, où les énoncés philosophiques sont prononcés comme des décrets : « Je dis qu’il y a du Multiple », « les mathématiques sont l’historicité du discours de l’être en tant qu’être », etc.
[9] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1990.
[10] Comme celui rapporté par Diogène Laërce au sujet du sage stoïcien Sphaerus : « Un jour que la conversation tomba sur la question si le sage doit juger des choses par simple opinion, Sphærus décida négativement. Le roi, pour le convaincre de son erreur, ordonna qu’on lui présentât des grenades de cire moulée. Sphærus les prit pour du fruit naturel; sur quoi le roi s’écria qu’il s’était trompé dans son jugement. Sphærus répondit sur le champ et fort à propos qu’il n’avait pas jugé décisivement, mais probablement, que ce fussent des grenades; et qu’il y a de la différence entre une idée qu’on admet positivement, et une autre qu’on reçoit comme probable. », Diogène Laerce, VII, 177.
[11] Je m’inspire ici de Claude Panaccio, « Philosophie et vérité », in J. Proust et E. Schwartz (dir.), La connaissance philosophique, essais sur l’œuvre de Gilles Granger, Paris, PUF, 1995.
[12] M. Guéroult, Dianoématique, Martial Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier Montaigne, 1979, J.Vuillemin, What are Philosophical systems ? Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
[13] Cf .P. Engel, « Jules Vuillemin, les systèmes philosophiques et la vérité » in P. Pellegrin et R. Rashed, eds. Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance, l’oeuvre de Jules Vuillemin, Paris, Blanchard, 2005, et “Is there really something wrong with Contemporary Epistemology?”, Journal of Philosophical research, 40 (9999):287-296 (2015). Sur les progrès de la théorie des valeurs, voir notamment, The Oxford Handbook of Value Theory, Edited by Iwao Hirose and by Jonas Olson, Oxford, Oxford University Press, 2015.
[14] Une conception que j’ai défendue notamment contre Alain de Libera, dans La dispute, Paris, Minuit, 2007.
[15] Voir notamment C. Bonnet, L’Autre École de Iéna – Critique, métaphysique et psychologie chez Jakob Friedrich Fries, Paris, Garnier 2013.
[16] Pour une analyse des raisons pour lesquelles le problème de Gettier est de facture récente, voir J. Dutant « Pourquoi le problème de Gettier est-il si important ? » Klèsis, 2008, http://www.revue-klesis.org/pdf/Dutant-Klesis.pdf et «”The Legend of the Justified True Belief Analysis”, Philosophical perspectives, Volume 29, Issue 1, December 2015, Pages 95–145.
[17] Je pense notamment aux travaux de Serge Cosperec sur le raisonnement en philosophie, et de l’ACIREPH , comme le volume de S.Cosperec et JJ Rosat, dir. Les connaissances et la pensée : Quelle place faire aux savoirs dans l’enseignement de la philosophie ?, Bréal, Paris, 2003. J’ai fait des suggestions du même genre jadis dans « Y a t-il une vie après la dissertation ? », Côté philo 9, 1998.
[18] Pour les sophismes, on peut s’appuyer sur Aristote, Réfutations sophistiques, sur la Logique de Port Royal, sur le Manuel des sophismes politiaues de Bentham ( tr. Fr. LGDJ 1996) sur le Système de logique de Stuart Mill, ou sur des manuels plus récents tels que Argumenter de M. Dufour (A. Colin, 2005). Pour la pensée critique voir par exemple le manuel de M. Montminy, Raisonnement et pensé critique, Presses de l’Université de Montréal, 2009. Des livres tels que Traité de l’argumentation de C. Perelman, ou celui de O. Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris Minuit, ou de Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Payot, 1985, sont très utiles. Enfin, pour un décryptage de nombreux sophismes dans les médias, voir J.Whyte, Crimes contre la logique, comment ne pas être dupe des beaux parleurs, Les belles lettres, 2003.
[19] Il ne s’agit pas de les étudier à la manière dont le fit J. Vuillemin dans Nécessité et contingence, Paris, Minuit, 1985, mais on peut les discuter simplement, comme J. Vidal Rosset , Les paradoxes de la liberté, Paris, Ellipses, 2008.
[20] Voir sur ces arguments R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Paris, Grasset, 2011.
[21] J’ai indiqué jadis en quoi l’idéal de la « philosophie générale » n’était pas très différent de celui de la philosophie analytique classique, dans « Réinventer la philosophie générale », Le débat, 1998/4 , 101, 157-164.
[22] F. Brentano, Die Vier Phasen der Philosophie, Leipzig, Meiner, 1926.
[23] Dans un article essentiellement dirigé contre la conception de la philosophie évoquée ici, (« L’épouvantail de l’argument : La réception de la philosophie analytique en France », Esprit 2012/3 – Mars/avril pp 51 à 61) P. Cassou Noguès nous dit que la philosophe analytique qui fait de l’argument la forme de base de l’examen et de l’enseignement philosophique est à la fois triviale (car tout le monde argumente en philosophie) et fausse (car bien des philosophes analytiques, comme Wittgenstein (sic) ne fournissent aucun argument. On ne voit pas comment elle peut être les deux, puisqu’une trivialité est en principe vraie. Il juge cet accent mis sur l’argument à la fois la marque d’un « héritage aberrant » et d’un « conservatisme politique» consistant à accepter ce qui est et « engage à rester à l’intérieur des écoles constituées ». Tous les créateurs de concepts, c’est bien connu, sont des révolutionnaires, et tous ceux qui entendent enseigner la philosophie sont, c’est bien évident, des réactionnaires. Au moins ceux qui entendent en rester aux formes de la raison pourront-ils se satisfaire de n’être pas des mystiques.
Il faut tout de même au moins rappeler le propos de Kant ; il le reprend plusieurs fois avant de le consacrer dans l’architectonique de la raison pure, méthodologie, III, 541, d’abord dans ses cours de 1765-66 puis en 1775-80 : « Les connaissances rationnelles s’opposent aux connaissances historiques. Les connaissances historiques sont ex datis, et les connaissances rationnelles sont ex principiis (…). Les premières, celles qui sont historiques, ne sont des connaissances possibles que parce qu’elles sont données. Les secondes proviennent du fait qu’on en connaît les principes et qu’on les produit a priori. (…) Une connaissance peut provenir de la raison et n’être cependant qu’historique et, pour tout dire, subjective; mais une connaissance philosophique est une connaissance objective. On peut donc apprendre la philosophie sans savoir philosopher. C’est pourquoi celui qui veut devenir un vrai philosophe doit faire de sa raison un libre usage, et non pas un usage simplement imitatif, pour ainsi dire mécanique. » http://www.cvm.qc.ca/encephi/contenu/textes/kant1.htm
Il me semble donc difficile de réduire « On peut donc apprendre la philosophie sans savoir philosopher » à « on n’apprend pas la philosophie, mais on apprend à philosopher ».
Par ailleurs, si « ce savoir ne s’identifie ni à celui de la logique, ni à celui de l’histoire de la philosophie, ni à celui de la sémantique ou de la rhétorique. Mais il leur emprunte des éléments. », et que par ailleurs «la logique fait partie de la philosophie, on peut apprendre la logique et l’enseigner la logique avancée, est inaccessible à qui n’a pas, ou n’a pas acquis une formation mathématique », comment seulement atteindre et accéder à la philosophie ? Comment la philosophie peut-elle seulement choisir ses éléments d’emprunts ? N’est-elle alors qu’une manipulation qui enseigne le crédit d’emprunt aux pratiques d’argumentaires ? La philosophie serait donc présente dans toutes ces disciplines et nulle part, sauf comme une forme d’imitation syncrétiste, donc un art de la dissimulation dérivé de ses déguisements méthodiques.
merci du commentaire.
Mais si la formule que je cite, qui est dans l’annonce du programme des leçons de M.E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-1766) que j’ai entendue mainte et mainte fois durant ma carrière d’enseignant, est peut être réductrice au regard des intentions réelles de Kant, ce n’est pas de mon fait, mais de ceux qui l’ont ressassée pour nous expliquer que l’enseignement de la philosophie ne peut pas s’appuyer sur un savoir théorique, qui fasse l’objet d’un corpus, de programmes précis et codifiés, et dont les objectifs ont fini par désorienter bien des élèves désireux de s’initier à cette discipline.
Le meilleur commentaire de l’opposition faite par Kant entre apprendre la philosophie et apprendre à philosopher se trouve … dans les Vorlesungen du professeur Kant. Lequel, grosso modo, donne plutôt raison à ce que défend ici Pascal Engel qu’à la posture pseudo-socratique qu’il dénonce.