Éthique et politiqueune

Foucault et la question de la légitimité (3)

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Monica Loyola Stival – doctorante à l’Université de São Paulo où elle rédige une thèse intitulée « Anthropologie et politique chez Foucault » sous la direction d’Alberto Ribeiro de Moura.

Dès ses premiers travaux, Foucault trouve dans l’histoire un autre statut du partage qui engendre un monde moral et son institutionnalisation. Le partage qui constitue un monde moral n’est pas le résultat d’un conflit interne au progrès rationnel de l’Histoire, conception corrélée à celle selon laquelle l’État, comme unité finale, signifierait la plénitude du légitime, c’est-à-dire, la réalisation finale du Droit dans son identité à la réalisation de la Raison dans l’Histoire. Pour Foucault, dans l’histoire moderne, le couple raison et déraison ou légitimité et illégitimité constitue, sur la base d’un champ d’acceptabilité qui se forme dans la vie pratique une opposition irréductible et essentiellement polémique.

Dans les théories de la souveraineté, au contraire, le couple légitimité/illégitimité exige toujours une référence théologico-juridique qui justifie en dernière instance le contenu positif de cette opposition (raison ultime). Si, pour Schmitt, « il faut qu’une situation normale soit créée, et celui-là est souverain qui décide définitivement si cette situation normale existe réellement » [1], c’est parce qu’il place la normalité dans la décision ultime du souverain, en circonscrivant la normalité par la question juridique de la légitimité. De plus, cette décision ultime du souverain n’est possible que parce qu’il a la connaissance totale des relations, de toutes les institutions. La pensée de Foucault montre en revanche que quelque chose comme un souverain économique est impossible, de telle sorte que ce modèle juridique ne peut être reformulé en termes économiques pour penser la Modernité : « tous les retours, toutes les récurrences de la pensée libérale et néolibérale dans l’Europe du XIXe et du XXe siècle, c’est encore, toujours, une certaine manière de poser le problème de cette impossibilité de l’existence d’un souverain économique »[2]. Il faut une connaissance totale pour que l’unité de l’État soit limitée par le Droit (c’est la question de la limitation du pouvoir public). Par conséquent, le paradigme juridique de la légitimité pris pour principe de la procédure critique manque, selon Foucault, la précision historique qui distingue la limite concrète exercée par l’économie politique de la traditionnelle représentation juridique du pouvoir. Parler de « la limite concrète exercée par l’économie politique » signifie que celle-ci est le principe critique de la Modernité, à côté de la représentation juridique du pouvoir qui perdure dans la Modernité. C’est cette représentation juridique insistant sur l’unité de l’État qui, en dernière instance, fait de l’« égalité » la mesure idéale de la légitimité d’un gouvernement (puissance réalisée comme souveraineté inoffensive). Ainsi, pour Lebrun « l’optimum des idéologies “officielles” demeure l’optimum hégélien — à la différence qu’elles donnent comme un devoir-être à réaliser ou comme un processus inéluctable ce que Hegel décrivait comme un déjà-être prenant forme autour de lui »[3].

***

Certaines analyses de la fin du XXe siècle et début du XXIe partent encore ainsi du problème de la limite de la légitimité de l’État, en ce qu’il serait lui-même principe de détermination du champ du légitime. Là est le « paradoxe de la souveraineté » que reprend Agamben : telle est la représentation du pouvoir qui persiste dans plusieurs des analyses de la Modernité. « Or, dit Foucault, malgré les efforts qui ont été faits pour dégager le juridique de l’institution monarchique et pour libérer le politique du juridique, la représentation du pouvoir est restée prise dans ce système »[4]. En ce sens, Foucault affirme que la critique politique « n’a pas mis en question le principe que le droit doit être la forme même du pouvoir et que le pouvoir devait toujours s’exercer dans la forme du droit »[5]. En réalité, elle ne le pouvait pas, puisqu’elle comprend le « pouvoir » comme puissance et non comme relation, conception héritée de la définition classique. Il s’agissait classiquement de penser les problèmes politiques à partir de la « monarchie juridique ». Le propos de Foucault est de pointer qu’il faut reconnaître le caractère historique de cette forme de société, « [c]ar si beaucoup de ses formes [de la monarchie juridique] ont subsisté et subsistent encore, des mécanismes de pouvoir très nouveaux l’ont peu à peu pénétrée, qui sont probablement irréductibles à la représentation du droit »[6].

Ces nouveaux mécanismes de pouvoir font l’objet de généalogies différentes, que Foucault analyse en particulier jusqu’en 1975-1976. C’est en ce sens — en tant qu’ensemble de techniques et mécanismes de pouvoir — que le droit est analysé dans les recherches sur la « microphysique » du pouvoir (dans les travaux postérieurs à 1975-1976 en revanche, il y a une sorte de recul vers une « macrophysique » du pouvoir). Ainsi, « s’il est vrai que le juridique a pu servir à représenter de façon sans doute non exhaustive, un pouvoir essentiellement centré sur le prélèvement et la mort, il est absolument hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent l’État et ses appareils »[7], formes qui sont extérieures, plus étendues que l’État et ses appareils. La notion de gouvernement, et plus précisément de gouvernementalité, est la manière foucaldienne de chercher cette extériorité, cette dimension des relations de pouvoir qui débordent l’État[8]. Une analyse qui s’appuie classiquement sur la notion d’État et une autre qui porte plus particulièrement le regard sur le concept de gouvernement diffèrent ainsi fortement. Cette différence peut être rapportée à deux kantismes, à deux procédures critiques : l’une attentive à la question de la légitimité, l’autre aux conditions d’existence et d’émergence des partages du monde moral.

La procédure centrée sur la légitimité a pour esprit le même optimum que celui que le hégélianisme met en scène à travers la dialectique. Il s’agit de ce fond pacificateur de la métaphysique, qui assure une détermination ultime au champ du légitime, en dehors de l’histoire. Le désir d’égalité ou de liberté du modèle théologico-juridique ne se justifie qu’en tant que représentation idéale, qui renvoie les différences empiriques à un Droit abstrait.

G. Agamben, Homo sacer, Paris, Le Seuil, 1997.

M. Foucault, Qu’est-ce que la Critique ? [Critique et Aufklärung], Bulletin de la Société Française de Philosophie, séance du 27 Mai 1978, 84 année, n. 2, avril-juin, 1990.

M. Foucault, Dits et Écrits (1954-1988), 2 volumes, Paris, Gallimard, 2001.

M. Foucault, Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

M. Foucault, Histoire de la sexualité II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.

M. Foucault, Histoire de la sexualité III : Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

M. Foucault, Sécurité, territoire et population, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004.

M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004.

F. Hayek, Droit, législation et liberté, traduction Raoul Audouin, Paris, PUF, 1980.

Th. Hobbes, Léviathan, traduit du latin par François Tricaud, Paris, VRIN/Dalloz, 2004.

J-F Kervégan, et G. Duso, Crise de la démocratie et gouvernement de la vie, Monza, Milano, Polimetrica, International Scientific Publisher, 2004

G. Lebrun, A dialética pacificadora, A filosofia e sua história, São Paulo, Cosac Naify, 2006.

J. Locke, Two Treatises of Government and A Letter Concerning Toleration, Edited by Ian Shapiro, with essays by John Dunn, Ruth W. Grant and Ian Shapiro, New Haven and London, Yale University Press, 2003.

C. Schmitt, Théologie politique, traduit de l’allemand et présenté par Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.



[1] Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 23.

[2] Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004, p. 287. Celui-ci est le sens de la critique de Foucault au socialisme. Car le socialisme est un des exemples de l’intention de penser un souverain économique qui situerait la véridiction dans une sphère autonome et par principe légitimante, source de la Justice. Cependant, la reconnaissance de l’innocuité réelle du socialisme ne peut jamais signifier l’adhésion pure et simple au libéralisme. Aucune exclamation montre que Foucault « éprouve plus que de l’intérêt: une évidente fascination pour cet objet nouveau qu’est le discours néo-libéral. Tout se passe ici, ou peu s’en faut, dit Kervégan, comme si la généalogie se faisait apologie ! […] [Foucault] éprouve une manifeste délectation à présenter le discours néo-libéral sous son meilleur jour, tout en fustigeant l’incapacité du “socialisme” à inventer un art de gouverner qui lui soit propre […] » (J.-F. Kervégan, « Aporie de la Microphysique. Questions sur la “gouvernementalité” », in Crise de la démocratie et gouvernement de la vie, sous la direction de Giuseppe Duso et J-F Kervégan, Monza, Milano, Polimetrica, International Scientific Publisher, 2004, p. 36). La hâte pour ranger Foucault dans un de ces modèles de pensée perd de vue que le libéralisme est un fait et le socialisme un projet qui s’y oppose. Critiquer le projet et ses concrétisations historiques ne revient pas à adhérer à la rationalisation attaché au discours libéral.

 [3] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 97.

 [4] Foucault, Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 116.

 [5]Histoire de la sexualité I, op.cit., p. 116.

 [6] Histoire de la sexualité I, op.cit., p. 117.

 [7] Histoire de la sexualité I, op.cit., pp. 117-118.

 [8] Notons qu’il y a peut-être un concept transcendantal chez Foucault : non pas, comme le pense Habermas, celui de « pouvoir », mais précisément celui de « gouvernementalité ».

 

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