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Introduction au dossier Deleuze

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Frédéric Rambeau – Maître de conférences, Université Paris 8/LLCP

« La philosophie n’est pas communicative, pas plus que contemplative ou réflexive : elle est créatrice ou même révolutionnaire, par nature, en tant qu’elle ne cesse de créer de nouveaux concepts. La seule condition est qu’ils aient une nécessité, mais aussi une étrangeté. Tout concept est un paradoxe, forcément. »

Il est toujours frappant de constater à quelle vitesse des choses que nous n’avons pas commencé de comprendre ont déjà pris le caractère de l’évidence, du passé et des solutions seulement héritées. On ne compte plus pourtant le nombre de publications savantes et remarquablement instruites sur la philosophie de Deleuze et Deleuze-Guattari. Si bien qu’il peut sembler que ce soit plutôt dans ses usages, ses investissements par d’autres pratiques, non philosophiques, sur d’autres « terrains », empiriques ou théoriques, que puissent être réactivés ses effets d’inactualité, de résistance au présent.

Source : Pixabay

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La philosophie deleuzienne a été prolongée dans ces deux voies, qui ne s’opposent qu’en apparence, répondant chacune à des traits de cette philosophie. D’un côté, par la technicité de son vocabulaire et la complexité de son lexique, elle donne prise au discours savant, aux procédures de qualification et de légitimation qui le constituent comme tel, à l’ultra-spécialisation aussi, marquant un état de la philosophie qui (à la différence du moment où s’est élaborée celle de Deleuze et Guattari) ne reconnaît plus dans les situations politiques la mise en question lucide et rageuse de son propre rapport au savoir, ni l’épreuve selon laquelle elle est capable de produire des vérités. « On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance ».

D’un autre côté, par ses « objets », par les cas de pensée singuliers qui la déplacent constamment hors d’elle-même, par cette « compréhension non philosophique » qu’elle estime constitutive du geste conceptuel lui-même, elle peut laisser croire que les conséquences d’une philosophie qui ne présuppose pas son commencement dans la continuité de sa propre histoire, ni dans l’institution de sa différence disciplinaire, ne se joueront plus que sur des terrains forcément non philosophiques, tendant ainsi à reléguer dans l’inexistence de l’abstrait ce qui constituait au contraire pour Deleuze le « matériau brut » de la philosophie.

Aussi a-t-on parfois le sentiment qu’il nous faudrait, après le Nietzsche de Deleuze, un Deleuze écrit par Nietzsche : un Deleuze résolument inactuel. On se souvient de la formule espiègle de Michel Foucault à l’égard de son ami : « un jour le siècle sera deleuzien ». Son humour diabolique (que Deleuze, lui, n’a pas manqué) aura été comme redoublé et finalement vérifié par l’usage qu’on a fait d’elle. Oubliée, par une inversion ironique et significative, sa charge caustique (le « siècle » au sens chrétien du terme, i.e la doxa, l’opinion commune), au profit d’un hommage supposé à l’actualité future de la philosophie deleuzienne, dont l’importance en 70, à l’époque où Foucault a ce mot, n’est comprise que par quelques initiés. La question serait plutôt, désormais, de savoir comment à ce siècle elle pourrait donc échapper.

Le présent dossier n’a certes pas l’ambition de répondre à cette vaste question. S’il peut à sa manière y contribuer, c’est en repartant d’une conviction qui fut celle de Deleuze : c’est d’abord en éprouvant son lien unique – essentiel et passionnel – avec le concept, que la philosophie traverse la question de sa non évidence. Aussi ce dossier tente-t-il de nouer concepts et objets sans identifier les premiers à la technicité académique, ni réduire les seconds à leur caractère supposément donné.

C’est à cette condition que peuvent être (ré)affirmés l’écart et l’antagonisme entre les composantes intensives d’un concept et les compétences qui en maîtrisent la grammaire et en reproduisent le lexique spécialisé ; l’écart et l’antagonisme aussi entre ce moyen de transport de la philosophie, cette puissance d’accélération du concept superjet, et la vitesse infinie à laquelle circulent les contenus de connaissance dans les flux de communication, dans les dynamiques d’accumulation et de valorisation de la knowledge economy : flux sans coupures, espaces beaucoup trop lisses.

Les concepts ici mis en avant ne sont pas les plus connus : la « surface » et la « peau », la « conscience désubjectivée », le « mot d’ordre », « l’image de la pensée », le « désir de monnaie », « la sémiotique » ou encore « l’art du contrôle ». Il nous a semblé que c’était en laissant la plus grande liberté aux auteurs sollicités, sans chercher à fixer l’unité d’une problématique qui transcenderait la diversité de leurs approches, que pourrait s’ouvrir aux lecteurs l’espace de jeu, les intervalles, les intermédiaires et les entre-temps nécessaires pour s’immiscer entre ce qui n’est pas lié d’avance, plutôt que s’installer à la suite de ce qui serait censé répondre à la continuité et la cohérence propres à la logique d’œuvre. Donner toute sa place à la persistance des non rapports, des vides, des hiatus, est une bonne manière de rester fidèle – mais d’une fidélité faite d’écarts – à la logique très witzig de cette philosophie : logique de la mésalliance, de l’extra-territorialité, de l’hybridation, pour laquelle les coupures importent plus que les associations.

Les concepts deleuziens sont élégants (la « suprême élégance de Deleuze », disait Lacan) : ils font rarement apparaître toute l’intendance philosophique, théorique ou scientifique qu’ils mobilisent. Ils sont aussi discrets, i.e séparés par le vide. Leurs contours irréguliers ne se correspondent pas, et quand ils se rapportent l’un à l’autre, quand ils sont parfois pris ensemble, leurs ponts mobiles sont toujours des sentiers qui bifurquent ou « des murs de pierres sèches ». C’est ainsi qu’ils demeurent des promontoires de la pensée. Comme les îles désertes, ce sont des totalités fragmentaires qui tantôt, dans un geste continental, naissent d’une désarticulation, d’une fracture, « profitant du moindre affaissement des structures les plus hautes », tantôt, dans un geste océanique, surgissent d’éruptions sous-marines, rassemblant leurs forces pour « crever la surface ».

On rencontrera dans ce dossier le « Boom and Bust » et le rap d’Anthem, « Baba Antropofágica » de Lygia Clark ou le « Contact Improvisation » de Steve Paxton, les hypermnésies et les amnésies de consciences somnambuliques, Marx et Lacan, Ginger et Fred, le calcul infinitésimal ou la théorie des groupes de Gallois, etc. Les articles proposés ne se contentent pas de réinscrire les concepts deleuziens dans leur auto-référentialité ou leur condensation, ni de suivre la loi de leur glissement. Ils font voir la puissance de surgissement et de mise en acte qui constitue leur singularité d’objet, leur bizarrerie, leur vibration et provient, le plus souvent, des rapports qu’ils tissent à d’autres pratiques que celle de la philosophie, qui leur donnent leur nouveauté, qui peuvent aussi venir aujourd’hui les répercuter ou les déplacer : l’économie (M. Cuillerai), la politique (L. Baronian), le cinéma et la littérature (G. Sibertin-Blanc, D. Zabunyan), la psychanalyse (F. Rambeau), les mathématiques (J.L. Gastaldi), la danse et les techniques somatiques (M. Bardet). Aussi y a-t-il plus d’un dehors de Deleuze dans ce numéro consacré à Deleuze.

Une intervention critique et située dans une problématisation hétérodoxe de l’économie, confrontant « la production sociale et désirante » de L’Anti-Œdipe au rôle crucial que prend le désir de monnaie dans l’économie de marché (Marie Cuillerai dans « Politique de la monnaie »).

L’investissement de la critique du modèle de la recognition, menée par Différence et Répétition, dans la perspective d’une réévaluation du sens et de la portée des écrits du jeune Marx (Laurent Baronian dans « L’image de la pensée en révolution »)

La mise en série du concept de mot d’ordre, dans Mille Plateaux et L’Image-Temps, manifestant ce que la création cinématographique et les nouvelles techniques médiatiques et politiques du contrôle « informatif » peuvent apporter à la question linguistique et politique du performatif (Guillaume Sibertin-Blanc)

Le retournement par lequel Deleuze, dans une lettre à Serge Daney, entend faire valoir la possibilité d’une résistance des images cinématographiques, immanente aux pouvoirs qui cherchent à les contrôler. Un mystérieux « art du contrôle », programmatique mais positif, où la « convulsion cinéma/télévision » serait susceptible de lever, dans le voisinage du pire et de l’espoir, une nouvelle croyance. (Dork Zabunyan dans « Le cinéma comme art critique »)

La (ré)activation d’un geste ou d’une allure, à partir de Logique du sens, explorant la peau et les modalités de toucher comme lieu de construction d’un espace chorégraphique (Marie Bardet dans « Ce que peut une surface »)

La modulation d’un thème transcendantal et provocateur : la conscience désubjectivée, de Logique du sens à Qu’est-ce que la philosophie ?, posant à nouveau frais la question des rapports du cerveau et de l’inconscient (Frédéric Rambeau dans « La phosphorescence des choses »)

Un usage des signes ou expressions mathématiques, qui fait apparaître des aspects méconnus, parfois oblitérés, du processus de mathématisation de la logique contemporaine (Juan Luis Gastaldi dans « Par-delà métaphore et littéralité »)

Restituer au concepts deleuziens leur puissance d’inquiétude (leurs extensions multiples et leurs involutions créatrices, leur devenir autre et leur revenir sur soi simultanés) exige d’adopter, autant que possible, une double démarche. Tracer leurs contours depuis l’intérieur, suivant leur loi de composition interne. Mais aussi les décrire par leurs arrêtes et leurs côtés, en s’attachant aux reliefs extérieurs qu’ils heurtent, contournent, parfois déplacent, et qui n’en déterminent pas le mouvement sans que, réciproquement, ils n’en reçoivent eux-mêmes de nouvelles forces.

Nous remercions les auteurs d’avoir su naviguer dans cette passe étroite entre les deux, suivant cet étrange magnétisme des concepts de Deleuze, et de Deleuze-Guattari, où l’aiguille est aussi le pôle.

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