DeleuzeHistoire des idéesune

Ce que peut une surface

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Marie Bardet – chercheuse indépendante Buenos-Aires/Paris

Parier sur la surface. Chercher le sens de quelque chose cesse d’être en chercher la profondeur, le « sens profond », caché sous les apparences visibles. Telle est l’une des affirmations qui traversent fortement la Logique du Sens que Gilles Deleuze publie en 1969, un an après Différence et Répétition. Le présent texte propose de retraverser aujourd’hui quelques séries de Logique du sens, pour voir comment opère une tension permanente dans le texte Deleuze entre une inversion de l’essence profonde et de la superficie et une redistribution complète du sens à la surface. Qu’est-ce que cette tension produit à la surface si l’on prend au sérieux en particulier la référence à la phrase « le plus profond c’est la peau » de Valéry ? Un univers de peau, membrane, limite, qui redistribue le sens à la surface, sans superficie, selon des tendances sans directions ni distance, selon une topologie tirée de Simondon. Et alors lorsque cette Logique du sens suivant les incorporels stoïciens convoque une peau, une corporéité quasi contradictoire, on peut croiser des arpentages de la peau et des modalités de toucher proposées par des pratiques somatiques et des expériences en danse pour penser une certaine épaisseur touchante sans épaisseur profonde, et peut-être esquisser un matérialisme des incorporels depuis la peau.

Du sens sans profondeur

L’idée d’une essence profonde comme puissance ontologique va de pair avec celle d’une profondeur essentielle comme garantie du sens : si l’être se situe essentiellement dans la profondeur, tout signe de surface ne peut être qu’interprété comme une remontée de la profondeur. Rendre le superficiel toujours redevable d’une essence profonde, d’une profondeur essentielle, voilà ce qui est insupportable, pour Deleuze. Détacher ce qui lie, par leur opposition, superficie et profondeur était déjà le projet de Deleuze dans Différence et Répétition, mais dans le sens d’une indépendance du fond qui retrouve sa potentialité de fond sensible informe et irreprésentable. Il montre comment l’éternel retour nous faisait assister à un « effondement ». Par effondement, il faut entendre cette liberté du fond non médiatisée, cette découverte d’un fond derrière tout autre fond, ce rapport du sans- fond avec le non-fondé, cette réflexion immédiate de l’informel et de la forme supérieure qui constitue l’éternel retour. »[1] Nietzsche ne lutte pas contre les simulacres de la fausse superficie, mais s’enfonce dans une autre caverne, « toujours une autre où s’enfouir »[2], « chargé de l’humanité et des animaux même » écrit Deleuze avec les mots de Rimbaud.  De l’enfouissement de Nietzsche à l’enfouissement d’Alice dans Logique du sens, un même agacement pour l’opposition/dépendance entre superficie et profondeur, mais la profondeur ne va pas y jouer le même rôle. Un an après Différence et Répétition, la non opposition entre fond et superficie, Deleuze la cherche en repartant des Stoïciens, pour établir une « logique du sens » qui parie sur la surface, une surface qui ne doit rien à la profondeur. Cette logique du sens démarre avec la pensée de l’événement à partir des incorporels stoïciens  :

« Voilà maintenant que tout remonte à la surface. C’est le résultat de l’opération stoïcienne : l’illimité remonte. Le devenir-fou, le devenir-illimité n’est plus un fond qui gronde, il monte à la surface des choses, et devient impassible. Il ne s’agit plus de simulacres qui se dérobent au fond et s’insinuent partout, mais d’effets qui se manifestent et jouent en leur lieu. Effets au sens causal, mais aussi « effets » sonores, optiques ou de langage – et moins encore, ou beaucoup plus, puisqu’ils n’ont plus rien de corporel et sont maintenant toute l’idée… Ce qui se dérobait à l’Idée est monté à la surface, limite incorporelle, et représente maintenant toute l’idéalité possible, celle-ci destituée de son efficacité causale et spirituelle. Les Stoïciens ont découvert les effets de surface. »[3]

On l’aura compris, cette logique du sens entend se dégager de l’opposition entre superficialité et profondeur, opposition qui les rend dépendantes l’une de l’autre. Ce qui garantit que quelque chose fasse sens, ait du sens, ou prenne sens, ce n’est pas sa participation à une profondeur. Le pas que Deleuze effectue dans les pas des Stoïciens est donc forcément double : si l’essence d’une chose ne tient pas à sa profondeur, c’est dans la mesure où en saisir le sens ne consiste pas à distinguer entre la fausse superficialité sans importance et la profondeur pleinement signifiante. Pas effectué dans les pas des Stoïciens, certes, mais pour mieux retrouver les démarches d’autres philosophes voisins de la pensée deleuzienne, et ceux de Nietzsche en particulier :

« Dans sa propre découverte, Nietzsche a entrevu comme dans un rêve le moyen de fouler la terre, de l’effleurer, de danser et de ramener à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel. »[4]

Ça remonte à la surface, mais surtout ça en dessine une autre, de surface : celle de la terre effleurée par les pas de danse, celle d’une peau hantée par des événements. A la surface de la terre, sur la peau du sol, le long des couches dermiques, une invitation à un arpentage intensif le long de la surface où émerge quelque chose, un pas, un sens. Et tout indique que cette démarche est autre chose qu’une simple inversion de valeurs entre superficiel et profond[5] : si la profondeur cesse de jouer contre la surface, ce n’est pas en devenant superficielle et en cédant son rôle de garant du sens profond aux aspects superficiels, c’est bien plutôt en se redistribuant contre, tout-contre la superficie. Ça n’est donc pas tant une revalorisation des aspects superficiels comme étant, au fond, les plus profonds, dans une sorte de révélation du renversement, qu’une redistribution des manières de faire sens. Si quelque chose fait sens sans que cela soit en référence exclusive à sa profondeur, c’est que  toute une série de ‘comportements’ du sens se redistribuent à la surface : glisser latéralement, croitre sur les bords, émerger à la surface en ne venant d’aucune profondeur… Par émergence, glissement et pas de côté, le sens est produit par, et produit, une redistribution à la surface, plus qu’une inversion des superficialités et des fonds, (les fonds peuvent bien être charnels ou célestes, psychologiques ou organiques ils restent fonds).

Trixi Skywalker - Creative commons

Trixi Skywalker – Creative commons

Une logique des événements: un contexte historique

Ce qui prend sens par glissement, par série d’émergence et dispersion à la surface, ce sont les événements. Il faut noter que la thématique, et la référence, même implicite, aux incorporels stoïciens pour penser une « philosophie de l’événement » n’est pas exclusivement deleuzienne… elle est prise dans un contexte historique où le projet de comprendre les choses historiques, sociales, politiques, en terme d’événements semblent crucial: Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France le 2 décembre 1970 dit:

« Bien sûr, l’histoire depuis longtemps ne cherche plus à comprendre les événements par un jeu de causes et d’effets dans l’unité informe d’un grand devenir, vaguement homogène ou durement hiérarchisé ; mais ce n’est pas pour retrouver des structures antérieures, étrangères, hostiles à l’événement. C’est pour établir les séries diverses, entrecroisées, divergentes souvent mais non autonomes, qui permettent de circonscrire le «lieu» de l’événement, les marges de son aléa, les conditions de son apparition.

Les notions fondamentales qui s’imposent maintenant ne sont plus celles de la conscience et de la continuité (avec les problèmes qui leur sont corrélatifs de la liberté et de la causalité), ce ne sont pas celles non plus du signe et de la structure. Ce sont celles de l’événement et de la série, avec le jeu des notions qui leur sont liées ; régularité, aléa, discontinuité, dépendance, transformation ; c’est par un tel ensemble que cette analyse des discours à laquelle je songe s’articule non point certes sur la thématique traditionnelle que les philosophes d’hier prennent encore pour l’histoire «vivante» mais sur le travail effectif des historiens.

Mais c’est par là aussi que cette analyse pose des problèmes philosophiques, ou théoriques, vraisemblablement redoutables. Si les discours doivent être traités d’abord comme des ensembles d’événements discursifs, quel statut faut-il donner à cette notion d’événement qui fut si rarement prise en considération par les philosophes ? Bien sûr l’événement n’est ni substance ni accident, ni qualité ni processus ; l’événement n’est pas de l’ordre des corps. Et pourtant il n’est point immatériel ; c’est toujours au niveau de la matérialité qu’il prend effet, qu’il est effet ; il a son lieu et il consiste dans la relation, la coexistence, la dispersion, le recoupement, l’accumulation, la sélection d’éléments matériels ; il n’est point l’acte ni la propriété d’un corps ; il se produit comme effet de et dans une dispersion matérielle. »[6]

Penser le sens et saisir le sens des événements exigent alors non plus de déterminer des causes et des effets, d’élucider des structures et des signes, mais de faire une philosophie qui sachent prendre les événements (de l’histoire, des discours, …) dans leurs relation, coexistence, dispersion, recoupement, accumulation, sélection, et les effets que ces ‘comportements’ produisent et qui les produisent, à la fois incorporels ET matériels. Une redistribution de manières de faire sens non par leur essence mais en tant qu’événement, en saisissant leur comportement.

Ainsi peut-on comprendre le choix d’écrire Logique du sens par séries comme une tentative de saisir au plus près cette logique des événements. Et c’est la quinzième série intitulée « Des singularités » qui présente directement ce qui peut se saisir des événements, à partir des points de singularités qui les caractérisent : Deleuze y liste différentes déterminations d’un « champ transcendantal impersonnel et pré-individuel » propre à une logique qui n’est pas celle du général ou des particuliers, mais celle des singularités qui « se distribuent dans un champ proprement problématique et surviennent dans ce champ comme des événements topologiques auxquels n’est attaché nulle direction. »[7] C’est cet aspect topologique des événements que cette série clé dans Logique du Sens (et pourrait-on dire dans l’édifice philosophique de Deleuze plus largement) déploie, que l’on pourrait tenter de creuser, d’approfondir, ou plutôt d’arpenter ici. Si l’attention est entièrement tournée vers la surface, sans référence à, ni renversement de, la profondeur, c’est qu’il faut penser et imaginer une surface où circulent des singularités que l’on peut com-prendre dans leur résonance (et non dans leur référence à une quelconque profondeur cachée) afin de saisir toute une topologie de l’événement ; topologie largement imprégnée par la philosophie de Simondon. Cette quinzième série présente ainsi une liste des modes de déterminations du champ des singularités : ce champ est tout d’abord « ni stable ni instable, mais « métastable », pourvu d’une énergie potentielle ». Cette métastabilité est la caractéristique principale de l’individuation simondonienne. Deuxièmement le comportement d’auto-unification d’un processus de singularités est mobile et se déplace selon les chemins de résonance entre des séries. Ensuite les singularités qui déterminent ce champ, ne l’occupent pas, ne le signent pas, elles le hantent à sa surface. Cette manière de hanter la surface est ce qui permet d’affirmer au point suivant: « on dira donc, en quatrième détermination, que la surface est le lieu du sens : les signes restent dépourvus de sens tant qu’ils n’entrent pas dans l’organisation de surface qui assure la résonance entre deux série ». Le sens « s’organise » par « résonance » entre plusieurs séries sans « unité de direction ni communauté d’organe ». Il est important de noter que cette « résonnance » a un sens bien particulier, loin d’être un vague écho qu’une chose pourrait avoir avec une autre : la résonnance est une sorte d’organisation sans organe, qui fonctionne sans garantie d’unité ni directionnelle ni organique. S’y adjoint finalement la cinquième détermination déjà partiellement citée: « ce monde du sens a pour statut le problématique : les singularités se distribuent dans un champ proprement problématique et surviennent dans ce champ comme des événements topologiques auxquels n’est attaché nulle direction. »[8]

Ces deux derniers points décrivent des aspects fondamentaux de ces comportements du sens à la surface comme événements topologiques: une résonnance comme organisation sans organe. Leur lecture engage donc à un effort de penser : penser, paradoxalement, une organisation sans organe qui garantisse une centralité, ni direction marquée par l’organicité (un tour de force de la pensée que l’on retrouvera dans l’affirmation d’un Corps sans organe, de Deleuze avec Artaud). L’effort de penser quelque chose au ras de la contradiction[9] revient souvent au long de la lecture de Logique du Sens: une surface sans superficie, une épaisseur sans épaisseur-profondeur, un espace topologique sans distance ni direction, des concepts selon une logique problématique plus que définitionnelle.

Cette redistribution des comportements du sens présentée dans la série de logiques des singularités d’événements « à la surface » prend ici toute sa force, et se précise avec les deux dernières déterminations : à la surface, ça se comporte « topologiquement ». Ce comportement « topologique » est une des manières de décrire la redistribution des opérations de sens à la surface et d’en saisir trois aspects : la tension entre une ‘simple’ inversion d’essentialité entre profondeur et surface et des opérations de redistribution à la surface anime toute l’œuvre d’Alice au Pays des Merveilles ; cette instauration d’une topologie à contre-courant de la logique des distances euclidiennes renvoie explicitement à la théorie de la membrane et de la limite chez Simondon, grand penseur du « pré-individuel » ; et cette topologie oriente la lecture de la reprise de la phrase de Valéry : « Le plus profond c’est la peau ».

Alice : de la profondeur aux jeux de surface

Cette redistribution, Deleuze la cherche d’abord dans la littérature, et particulièrement dans Alice aux pays des Merveilles où il identifie une transformation importante au cours du roman :

« Mais le début d’Alice (toute la première moitié) cherche encore le secret des événements, et du devenir illimité qu’ils impliquent, dans la profondeur de la terre, puits et terriers qui se creusent, qui s’enfoncent en dessous, mélange de corps qui se pénètrent et coexistent. A mesure que l’on avance dans le récit, pourtant, les mouvements d’enfoncement et d’enfouissement font place à des mouvements latéraux de glissement, de gauche à droite et de droite à gauche. Les animaux des profondeurs deviennent secondaires, font place à des figures de cartes, sans épaisseur.

(…)

 Il n’y a donc pas des aventures d’Alice, mais une aventure : sa montée à la surface, son désaveux de la fausse profondeur, sa découverte que tout se passe à la frontière. C’est pourquoi Carroll renonce au premier titre qu’il avait prévu, Les aventures souterraines d’Alice. » ».[10]

Alice remonte à la surface après être tombée dans un trou et avoir changé de taille, elle remonte à la surface, certes, mais surtout elle découvre les mouvements latéraux et l’importance des éléments sans épaisseur. La lecture que Deleuze propose de Alice invite encore plus à distinguer les deux opérations identifiées plus haut : une opération de renversement où le profond devient superficiel, et une opération d’inauguration du glissement, du bégaiement, du boitement à la surface. Elles se répètent tout au long de Logique du Sens, parfois comme si c’était une seule et même opération. Leur distinction permet de poser certains problèmes avec plus de clarté : celui de la correspondance ou non entre essentialité de la profondeur et essentialité de la surface ; celui de savoir quel est le geste philosophique deleuzien dans ces premières séries de Logique du Sens : renversement ou inauguration ; et le problème d’une épaisseur de la surface, et de la peau. En effet, si le sens se donne à la surface dans une inversion avec la profondeur, celle-ci doit être en tout point opposée à la profondeur : unilinéaire, aussi fine que possible, aucune épaisseur. Mais lorsque le sens se donne à la surface par une nouvelle répartition des modalités de faire sens : en glissant, en émergeant, en allant de côté, en trébuchant, en marchant en crabe… ne se dessine-t-il pas une certaine épaisseur non profonde? Alors même que Deleuze y insiste à de nombreuses reprises (les cartes à jouer sont « sans épaisseur », un nuage, une vapeur incorporelle n’a pas d’épaisseur) la tension repérée entre inversion de la profondeur et de la superficie d’un côté, et redistribution des effets de sens à la surface d’un autre, permet de poser ce problème pour une lecture de Logique du Sens : y a-t-il une certaine épaisseur produite non pas par l’a priori d’une profondeur, mais comme accumulation des déplacements, émergences, glissements, à la surface ?

« A plus forte raison pour De l’autre côté du miroir. Là, les événements, dans leur différence radicale avec les choses, ne sont plus du tout cherchés en profondeur, mais à la surface, dans cette mince vapeur incorporelle qui s’échappe des corps, pellicule sans volume qui les entoure, miroir qui les réfléchit, échiquier qui les planifie. Alice ne peut plus s’enfoncer, elle dégage son double incorporel.  C’est en suivant la frontière, en logeant la surface, qu’on passe du corps à l’incorporel. Paul Valéry eut un mot profond : le plus profond, c’est la peau. »[11]

En prenant au sérieux comme champ d’expérimentation ce mot de Valéry sous la plume de Deleuze, on peut arpenter la peau pour voir comment opère cette re-répartition du sens à fleur de peau: le sens comme glissement à la surface plutôt que référence de profondeur, dans le ciel ou au fond de la chair, de la terre ; et y poser la question de l’épaisseur.

« Le plus profond c’est la peau »

Repartir de la phrase de Valéry, non pas comme la solution, mais en y identifiant le problème implicite qui traverse la Logique du Sens de Deleuze : on ne pense bien qu’avec les pieds qui foulent le sol et le plus profond c’est la peau, mais à chaque coin de page, la peau et les pieds renvoient trop vite à la profondeur de la chair humaine. Prendre au sérieux la phrase de Valéry et voir ce qui se passe là où la peau et la sensation et le toucher peuvent être ces comportements : frictions, caresses, limites, et toucher sans contact.

Si l’on reprend ici les déterminations de la série décrivant la logique du sens des singularités, les quatrième et cinquième déterminations décrivaient un comportement du sens par résonance entre séries d’images hétérogènes, sans « unité de direction ni communauté d’organe »[12] et le problématique comme statut lorsque les relations de sens ne sont pas régies par proximité ou distance euclidiennes, mais par relation topologique ou l’extérieur touche l’intérieur sans se soucier des proximités ou éloignements. Tels seraient deux aspects sous lesquels penser cette peau comme le plus profond : ni unité de direction ni communauté d’organe. La peau, est en elle-même organe décentré et multidirectionnelle. Comment se crée du sens à même la peau ? sans pré unité individuelle d’un « Moi suprême » ou d’un « Je supérieur » ? Comment imaginer que se tissent des sens par nœuds, courbes de vaguelettes, émergence topographique, individuation de surface, sans préfond ou préforme ?

Là encore la question est de savoir dans quelle mesure une certaine expérience de la peau fait sens en prenant en charge ce qu’était la profondeur de la chair et dans quelle mesure elle fait sens en instaurant d’autres opérations de la sensation et du sens. La peau serait alors dans le premier cas le plus révélateur de la profondeur essentielle d’un individu, et c’est pour cela que l’on pourrait dire que « le plus profond c’est la peau », parce qu’elle révèlerait les traits essentiels cachés dans les profondeurs subjectives. Dans le second cas, l’on pourrait dire que la peau est le plus « profond » de manière ironique, en sachant qu’elle tient par elle-même une certaine manière d’être, en contact, en caresse, en coup, en blessure, en cicatrice, se faisant et se défaisant sans forcément renvoyer à des traits profonds. On peut le penser y compris quasi cliniquement : scruter la peau, toucher pour découvrir les replis profonds cachés d’une subjectivité, ou bien laisser venir la peau, les peaux au regard, toucher et se laisser toucher comme occasion d’entrer en relation avec un pli qui est là, à la surface, sans chercher à l’interpréter en référence à un sens profond.

Or le texte même de Valéry semble inviter à cette dernière lecture de sa fameuse phrase, entre médecine et stratégie guerrière, entre peau et sol :

—  «  En revanche, j’espère qu’on devient plus… profond?

— Je n’ai pas cette impression. D’ailleurs, – profond?… J’ai grand’peur qu’il n’y ait de grandes illusions dans les tentatives que nous faisons pour nous creuser… Les uns croient pénétrer dans les couches primaires de leur existence… Ils y cherchent généralement des fossiles obscènes.

— Ils ne les chercheraient pas s’ils ne les avaient pas déjà trouvés.

— Bien entendu. Les autres imaginent qu’ils approchent ainsi de… ce qu’ils sont, au prix d’une contention et d’une sorte de… négation extérieure très pénible… (…)

– Halte. Défense d’entrer. Danger de mort… Restons à la surface… A propos de surface, est-il exact que vous ayez dit ou écrit ceci : Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau ?

– C’est vrai.

– Qu’entendiez-vous par là?

— C’est simplicissime… Un jour, agacé que j’étais par ces mots de profond et de profondeur

(…)

– On fait ce qu’on peut. Mais j’en reviens à vous. Vous butez à chaque mot… On ne peut pas parler tranquillement avec vous. On verse à chaque instant. Vous arrivez à ne plus pouvoir causer avec vous-même. Comment diable pouvez-vous parvenir à former la moindre pensée, dans ces conditions? Je me le demande!

— Mon cher docteur, j’aime mieux n’arriver à rien consciemment, que de n’arriver à rien… sans m’en douter… Donc, j’étais agacé. Profond et profondeur m’exaspéraient.

— Je parie que vous aviez lu quelque article sur Pascal.

— Je ne tiens pas ce pari. Pas plus que celui de Pascal…

– Et alors ?

– Alors ?… Il m’est souvenu de ce qu’on trouve dans les livres de médecine au sujet du développement de l’embryon. Un beau jour, il se fait un repli, un sillon dans l’enveloppe externe…

— L’ectoderme. Et cela se ferme…

– Hélas !… Tout notre malheur vient de là… Chorda dorsalis ! Et puis, moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser…, être profond : Tout vient de là…

— Et alors ?

— Eh bien, ce sont des inventions de la peau !… Nous avons beau creuser, docteur, nous sommes… ectoderme. »[13]

La déclaration « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau » est le produit, là aussi, d’un agacement : l’exaspération de la recherche du sens profond. Dans un dialogue qui oscille entre considération philosophique, technique de guerre et échange clinique, apparaît une logique de la peau à la surface, où toute profondeur est une illusion, puisque même le plus apparemment profond du sens, la moelle, le cerveau, n’est qu’une certaine manière de faire peau. Le dialogue, largement ironique dans ses références philosophiques, précise l’opération qui préside à la phrase reprise par Deleuze (à laquelle il prend soin d’ôter le « dans l’homme », évacuant tout anthropocentrisme de la surface, et guidée par une lecture explicitement simondonienne où la membrane paradigmatique n’est pas humaine mais celle d’un cristal) : le plus profond c’est la peau parce que tout ce qu’on croyait être profond est peau, surface. Cette opération tente donc de sortir d’une opposition entre profondeur et superficialité en invitant le lecteur à voir partout une peau, des surfaces, des inventions de la peau, annulant tout projet de chercher dans les profondeurs, autant que de trouver les profondeurs à la surface : ce qu’il y a, c’est la peau, à la surface.

 

La peau : une surface non superficielle

Explorer la peau, cette surface, en tant que telle et non comme superficie d’apparition des symptômes, écran de projections des essences bien cachées ou surface d’inscription des sens profondément ancrés. Considérer toutes choses comme des « inventions » de la peau. Explorer la peau dans son fonctionnement, et voir par exemple comment la peau peut être pensée à partir d’une série de paradoxes, de quasi contradictions: la peau est délimitation et zone d’échange en même temps puisqu’en même temps qu’elle est une frontière de délimitation d’un corps, elle est ce qui permet l’échange : les échanges de gaz par sa respiration, les échanges de poids par les appuis, les échanges de visibilité par sa face exposée. Elle est aussi une et multiple : il n’y a qu’une peau qui recouvre tout entier l’individu, mais sa consistance de peau se fait par accumulation et pli de différentes couches l’une sur l’autre autant que l’une dans l’autre, que ce soit dans les images de l’embryologie ou dans celles d’une exploration sensible de la peau par le toucher. La peau est un organe, un organe parmi les autres organes, mais largement décentré tout au long de son extension. Organe sans centre, sans cœur, elle est organe-tissu. Et enfin cette peau, membrane d’un individu, est autant produit que produisant le dedans et le dehors. Impossible là également de déterminer qui est la cause et qui est l’effet entre la peau et le dedans/dehors. Est-ce parce qu’il y a un dedans et un dehors qu’il y a une membrane-peau qui fait interface ? Ou est-ce la membrane-peau qui définit un espace dehors et un espace dedans ? C’est pour ainsi dire ce comportement de produit et produisant des effets de dedans et des effets de dehors qui caractérise une peau arpentée en surface.

Et alors, sur ce point précis également, « le plus profond c’est la peau » n’opère ni renversement (en fait le dedans est dehors et le dehors est dedans), ni abolition (il n’y a plus de distinction entre dedans et dehors) mais fait un pas : se rendre sensible à tout ce qu’une peau produit et comment elle est produite, par des approches et des éloignements, des polarisations vers le dedans vers le dehors. C’est-à-dire pouvoir toucher et être touché.e par une peau, à travers une peau qui n’est pas la superficie d’une quelconque inscription de marques de la profondeur, la surface d’apparition de signes ou symptômes cachés au fond. La cicatrice, exemple stoïcien par excellence, n’est pas le signe où chercher cette blessure passée qui en serait la cause, une marque du trauma resté inscrit, visible sur la peau. Elle est une rencontre quasi hasardeuse, opérée en superficie, entre une cicatrice et la peau.

C’est en ce sens que « le plus profond c’est la peau » peut se lire, dans son texte original et dans la citation tronquée qu’en fait Deleuze, non pas comme l’apologie d’un renversement où cette superficie à portée de main recouvrerait (cacherait ou rendrait enfin visible) toutes les dimensions essentiellement signifiantes de la profondeur, mais comme l’invitation à une redistribution des productions du sens à la surface, le long une surface-peau qui n’est pas devenue profonde, mais qui n’a plus à choisir entre sa superficialité de maquillage ou sa profondeur essentielle. Elle, peau d’arlequin, fait circuler, émerger, bégayer, boiter… sans profondeur.

Cette émergence du sens à la surface implique toute une spatialité non linéaire, une temporalité de la membrane, un monde qui est celui de l’individuation : un tour de force pour la pensée afin de concevoir, avec la peau, une surface qui n’est superficie d’aucune profondeur. C’est le petit écart entre les deux termes en français qui pourrait nous permettre de dire ce que nous sommes forcés à penser, au plus près de la contradiction, quasi paradoxalement : une surface sans superficie.

Si c’est à la surface que les choses font sens en échappant à toute référence à la profondeur c’est que cette surface n’est plus superficielle en opposition à profonde : une peau comme le plus profond mais sans profondeur, une surface hantée par le sens, (et là déjà épaissie par un sens, sans profondeur ?)

 « Les singularités ou potentiels hantent la surface. Tout se passe à la surface dans un cristal qui ne se développe que sur les bords. Sans doute n’en est-il pas de même d’un organisme ; celui-ci ne cesse de se recueillir dans un espace intérieur, comme de s’épandre dans l’espace extérieur, d’assimiler, d’extérioriser. Mais les membranes n’y sont pas moins importantes : elles portent les potentiels et régénèrent les polarités, elles mettent précisément en contact l’espace intérieur et l’espace extérieur indépendamment de la distance. L’intérieur et l’extérieur, le profond et le haut n’ont de valeur biologique que par cette surface topologique de contact. C’est donc même biologiquement qu’il faut comprendre que « le plus profond c’est la peau ». La peau dispose d’une énergie potentielle vitale proprement superficielle. Et, de même que les événement n’occupent pas la surface, mais la hantent, l’énergie superficielle n’est pas localisée à la surface, mais liée à sa formation et reformation. Gilbert Simondon dit très bien : « Le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite… La polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane ; c’est à cet endroit que la vie existe de manière essentielle, comme un aspect d’une topologie dynamique qui entretient elle-même la métastabilité par laquelle elle existe… tout le contenu de l’espace intérieur est topologiquement en contact avec le contenu de l’espace extérieur sur les limites du vivant ; il n’y a pas en effet de distance en topologie ; toute la masse de matière vivante qui et dans l’espace intérieur est activement présente au monde extérieur sur la limite du vivant… Le fait de faire partie du milieu d’intériorité ne signifie pas seulement être dedans, mais être du côté intérieur de la limite… Au niveau de la membrane polarisée s’affrontent le passé intérieur et l’avenir extérieur… [14]»

Penser la surface, en suivant les traces de cette entrée du monde de l’individuation dans Logique du Sens, c’est comprendre d’une certaine manière ces effets de surface comme effets topologiques. La quinzième série sur les Singularités l’annonçait déjà: pas d’unité, pas de centre, pas de direction, pas de distance. La surface qui ne puise son sens dans aucune profondeur est « hantée » et non occupée. Elle est cette surface sans superficie : non étendue, ou d’une extension intensive. La peau en tant qu’elle est surface est hantée par des potentiels, propre à une intensification topologique de la membrane, qui se fait et se défait comme limite intérieure/extérieure. Elle ne se distribue pas à priori entre étendue de sa localisation matérielle et inétendue de sens abstrait, elle est contact de redistribution plus que d’opposition. Elle nous force à concevoir une surface dépourvue de toute superficialité en tant qu’opposée à une quelconque profondeur, et fondamentalement polarisée, c’est-à-dire soutenue et soutenant une métastabilité, dans le cas du vivant ; une polarité qui tend la surface en articulant une durée vivante, entre passé et à venir.

Une peau comme lieu du sens mais autrement qu’au travers d’une profondeur organique et psychique qui viendrait faire signe sur la peau en inversant leur profondeur en une superficialité. Elle opère précisément une redistribution et instaure un comportement proprement topologique:

« Ce monde du sens avec ses événements-singularités présente une neutralité qui lui est essentielle. Non seulement parce qu’il survole les dimensions suivant lesquelles il s’ordonnera de manière à acquérir signification, manifestation et désignation ; mais parce qu’il survole les actualisations de son énergie comme énergie potentielle, c’est-à-dire l’effectuation de ses événements, qui peut être aussi bien intérieure qu’extérieure, collective et individuelle, d’après la surface de contact ou la limite superficielle neutre qui transcende les distances et assure la continuité sur ses deux faces »[15]

Tel est le comportement topologique du sens, qui hante la surface, croît à la limite, et n’a que faire de sa proximité ou de son éloignement avec la profondeur, le centre ou le cœur de la chose. Ce sens créé par effleurement de la surface de la terre et de la peau ? Comment sur ses surfaces, émergent et se composent des images ? N’y-a-t il pas au plus près de la peau, le long d’elle, une manière de faire, de sentir, de composer même une danse, qui, au plus près des mouvements et des sensations, est « incorporelle » dans le simple sens où elle n’a pas de corps, pas de corps a priori, pas de corps propre, pas d’autres corps que les images, matière et sensation, qui émergent par friction et contact, intensité des mouvements et des sensations ? une peau comme relation topologique.

Topologie de la limite :

« Le véritable individu physique, ici encore, comme dans le cas du cristal est non pas concentrique à un limite d’intériorité constituant le domaine substantiel de l’individu, mais sur la limite même de l’être. Cette limite est relation, actuelle ou potentielle. Une croyance immédiate à l’intériorité de l’être en tant qu’individu vient sans doute de l’intuition du corps propre, qui semble, dans la situation de l’homme réfléchissant, séparé du monde par une enveloppe matérielle offrant une certaine consistance, et délimitant un domaine fermé. En réalité, une analyse psycho-biologique assez profonde révèlerait que la relation au milieu extérieur, pour un être vivant, n’est pas seulement répartie à la surface externe de lui-même. La seule notion, formée par Claude Bernard pour les nécessités de l’investigation biologique, de milieu intérieur, indique, par la médiation qu’elle constitue entre le milieu extérieur et l’être, que la substantialité de l’être ne peut se confondre avec son intériorité, même dans le cas de l’individu biologique. La conception d’une intériorité physique de la particule élémentaire manifeste un biologisme subtil et tenace, sensible jusque dans le mécanisme le plus théoriquement rigoureux des atomistes anciens. (…) La limite, et par conséquent la relation de l’individu n’est jamais une borne ; elle fait partie de l’être même. »[16]

Limite topologique qui ne définit pas tant un intérieur et un extérieur qu’elle est le lieu, dans un sens topologique, de la relation au sens radical que Simondon donne à ce terme. Penser la peau comme cette limite topologique permet de comprendre en quoi elle n’a ni direction organique ni centre de l’organe ; et comment elle est limite ET relation, et non le résultat d’une intériorité ou extériorité a priori.

Alors explorer la peau comme lieu de contact ne consiste pas à distinguer les bords visibles d’une intériorité centrale ni à considérer un en dehors comme point de vue sur la peau et l’intériorité qu’elle viendrait délimiter. Autrement dit, penser, avec Simondon, la peau comme limite topologique, c’est-à-dire relation, ce n’est pas penser les bordures de chaque chose mais chevaucher la limite et voir où elle nous mène.

Notons que si la peau est un milieu qui sans annoncer la grande abolition de toute intériorité et toute extériorité, est topologique, et donc relationnelle, plus que spatiale, la question du « point de vue » auquel inviterait un travail d’exploration de la peau et du toucher, exige un déplacement de l’idée d’un meilleur point de vue sur la peau, vers celle d’une constitution d’un point de vue de surface, qui cesse certainement immédiatement de pouvoir être « point » et exclusivement « de vue ».

Alors quand Simondon écrit que c’est le corps, ou plus précisément l’intuition du corps propre, qui vient injecter un sens d’intériorité, on peut se demander si ce n’est pourtant pas toute la sensation du « propre » comme intériorité qui est remise en cause par la vision topologique de la peau/membrane. C’est en tous cas ce qu’on peut observer dans certaines approches de travail corporel et/ou dansé qui explorent la peau comme lieu de la danse, lieu de la construction d’un espace chorégraphie, lieu de composition d’un duo de toucher, etc. L’on pourrait dire que certaines de ces propositions mettent l’accent sur la proprioception[17] dans le travail du danseur, et insistent sur la création d’imaginaires à même la sensation (tel que les décrit Michel Bernard) bien autant ou plus que sur l’image extérieure que renvoie le mouvement, comme critère de composition, de choix sensible ou esthétique. Ainsi, l’on pourrait lire l’intégration de plus en plus fréquente de pratiques somatiques au champ de la formation des danseur.se.s, mais aussi des processus créatifs comme un intérêt pour un travail d’affinage de la proprioception et de développement d’une attention sensible au cours du mouvement. En effet, elles semblent travailler à une conscience ou « attention à travers le mouvement », pour reprendre les termes d’une de ces méthodes dites « somatiques »[18]: la méthode Feldenkrais. La peau, dans ces différentes zones de contact avec le sol, et en conjugaison avec les autres sources de la proprioception, est indicatrice de tendances d’orientation (de l’orientation en train d’être prise par les différentes parties du corps), mais aussi de la tendance tonique qui accompagne cette orientation. Un arpentage intensif de la peau peut alors permettre d’étayer une attention à travers le mouvement qui, bien loin de nous rendre en retour seulement une enveloppe matérielle « d’un homme en situation de réflexion », semble dans certains cas pouvoir ouvrir et entrainer une attention dynamique, tendancielle et relationnelle[19]. En s’éloignant alors autant de la posture de réflexion sur une intériorité que d’un point de vue d’extériorité, cette attention pourrait, à travers la peau conjuguée à d’autres sources de la proprioception, ouvrir un tout autre champ que celui de l’intuition d’un corps propre comme ressaisissement d’une intériorité et tendre vers une attention fondamentalement capable d’accompagner des tendances en cours d’effectuation plus que des directions déjà effectuées, et produisant des images croisées entre zones du corps et zones de l’espace autour.

C’est précisément de cet aspect relationnel entre corporéité et spatialité dont témoigne un danseur relatant les expériences fondatrices d’une autre technique, technique de danse celle-ci, aujourd’hui largement répandue, et particulièrement centrée sur la peau comme lieu de contact avec le sol et un.e partenaire: le Contact Improvisation, dans les mots de Steve Paxton :

« Le résultat de tous ces changements dans l’orientation spatiale et kinesthésique en si peu de temps m’a amené à percevoir l’espace comme étant sphérique. Cette sphère est constituée d’une accumulation d’images provenant de plusieurs sens, notamment de la vue. Comme si le fait de regarder rapidement dans toutes les directions me permettait d’imaginer ce que je ressentirais si toute la surface de mon corps était recouverte d’un organe visuel, plutôt que de peau. La peau est la meilleure source d’images, parce qu’elle travaille dans toutes les directions à la fois. Si on pouvait couper tout contact cutané, on s’en apercevrait bien plus. Mais la peau travaille le plus souvent de façon mécanique. La conscience est alertée si la surface du corps reçoit des stimulations inhabituelles, mais la plupart du temps on ne remarque pas le frottement de ses vêtements ou son poids sur une chaise. »[20]

L’exercice d’un toucher engageant possiblement chacune des parties de la peau dans un contact avec le sol ou avec un.e autre propose de développer une attention à cette relation de la peau qui, instaurant une spatialité sphérique, déplace radicalement la visualité, et redistribue les distances. Toute une topologie…

On ne fait ici qu’esquisser quelques projets d’artistes en danse contemporaine et évoquer l’expérience de certaines pratiques corporelles pour indiquer des pistes de cet arpentage de la peau comme lieu de sens. Ainsi, marcher en s’approchant d’un mur tout en s’en éloignant, puis en repartir tout en s’en rapprochant est une expérience proposée dans un atelier avec le chorégraphe français contemporain Loic Touzé, qui met en jeu une tension entre les sensations visuelles d’être en train de s’approcher d’un endroit de la pièce et la capacité des danseurs à produire d’autres images/sensations d’être en train de s’en éloigner. Effectuation et contre effectuation d’une approche et d’un éloignement, où le choix de faire une danse en partant de l’expérience sensible se construit en intime relation avec la spatialité produite par ces tensions sensibles produites par les danseur.se.s.

Or cette topologie, qui ne présume en rien de ce qui est le plus proche ou le plus éloigné, introduite par la peau comme surface de production de sens, reconnue dans certaines rencontres entre corporalité et spatialité, préside également à une pensée par voisinage. Chaque élément d’un champ de pensée peut être « également » en contact, sans proximité ni éloignement, sans direction a priori, avec un autre champ de pensée. On ne sait rien des effets de sens par proximité ou distance « thématique » qui serait la géométrie euclidienne du savoir, mais par effets topologiques. Ces affirmations des manières de faire sens ne suivent pas l’appel à la mode du transdisciplinaire ; elles exigent d’inventer des modalités du travail de la pensée qui permettent d’identifier les polarisations propres à des problèmes qui émergent à la surface et d’entrer en contact avec d’autres champs que le sien à partir de ces problèmes plus que d’une ligne thématique, un objet en commun, ou une tradition de lecture. S’ouvre un champ pour la philosophie qui ne considère pas la pensée comme déjà séparée en domaine disciplinaire, mais suit les lignes problématiques, qui vont, de loin en proche, de proche en loin, topologiquement. Relire alors encore une fois « le plus important c’est la peau » comme une redistribution de manières de faire sens plutôt qu’une inversion entre les caractéristiques essentielles d’une profondeur et d’une superficie, et penser le sens, avec la philosophie, avec l’art, avec des expériences sensibles et des expériences de lecture

Loin, et tout proche en même temps, en voisinage du champ de la danse, Lygia Clark jusque-là artiste plastique, annonce « dématérialiser » de plus en plus son œuvre et se lance dans des expériences, en brouillant les frontières du clinique et de l’esthétique. Ainsi par exemple avec « Baba Antropofágica » en 1973, elle propose une expérience longue au cours de laquelle plusieurs personnes déroulent des bobines de fils placées dans leur bouche et recouvrent une personne allongée de cet embrouillamini de fils et de bave. Elles lui fabriquent un ectoderme embryonnaire ou un exoderme informe, redouble la peau d’une membrane décentrée, s’approchant d’elle mais à travers l’éloignement du fil en même temps que l’intimité de la bave. Avec la lecture retraversant Logique du Sens, cette annonce d’une « dématérialisation » du travail d’artiste résonne tout autrement que comme abstraction de la matière. Risquer un pas vers un matérialisme de l’expérience d’une peau membrane (sans présupposé qu’il existe quelque chose comme « le corps », et encore moins un « corps propre »), d’un toucher sans contact, de voisinages sans proximité, des effets de surface ni profonds ni superficiels. Et l’image produite par cette bave anthropophage repose la question d’une certaine épaisseur de la consistance à la surface sans renvoyer à une profondeur du sens…

Là encore, tout proche d’une contradiction avec les déclarations de Deleuze contre toute épaisseur qui semblent pour lui aller de pair avec une logique des incorporels dont il repart, on pourrait suivre les mouvements d’effectuations et de contre-effectuations, les va-et-vient à la surface, les boitements et les glissements, en les comprenant topologiquement, et y apercevoir une épaisseur, sur la membrane polarisée, avec les relations de voisinage sans proximité ou éloignement nécessaires, dans la viscosité de la transpiration, d’une condensation à la surface du miroir et affirmer le risque de penser, au ras de la contradiction, une épaisseur non profonde:

« Chaque individu serait comme un miroir pour la condensation des singularités, chaque monde une distance dans le miroir. Tel est l’ultime sens de la contre effectuation. (…) Contre-effectuant chaque événement, l’acteur-danseur extrait l’événement pur qui communique avec tous les autres et revient sur soi-même à travers tous les autres, avec tous les autres. Il fait de la disjonction une synthèse qui affirme le disjoint comme tel et fait résonner chaque série dans l’autre, chacune revenant en soi puisque l’autre revient en elle, revenant hors de soi quand l’autre revient en soi : explorer toutes les distances, mais sur une même ligne, et courir très vite pour rester à la même place. »[21]

Est-ce la question de cette épaisseur celle d’un possible matérialisme de cette logique du sens des incorporels ? La question elle aussi est prise dans un contexte :

« Disons que la philosophie de l’événement devrait s’avancer dans la direction paradoxale au premier regard d’un matérialisme de l’incorporel. »[22]

Elle peut continuer de hanter nos lectures. L’obstination d’une lecture attentive à la différence entre inversion de la profondeur et de la superficie et redistribution des modalités de faire sens à la surface, sensible à la valorisation de la membrane-peau et aux effets d’une rupture topologique pour la pensée et ses pratiques, attachée aux arpentages intensifs de la peau de pratiques somatiques ou d’expériences dansées, en revient sans cesse à la question de l’épaisseur comme à l’un des indices d’un possible matérialisme des incorporels.

Bibliographie

Des citations :

DELEUZE Gilles,  Différence et Répétition, PUF, 1968

———-, Logique du Sens, ed. de Minuit, 1969

FOUCAULT Michel,

PAXTON Steve, « Chute transcript » in Contact Quarterly, Volume 7, 3-4, 1982

SIMONDON Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de formes et d’information, ed. Jérôme Millon,  2005

VALERY Paul « L’idée fixe », in Œuvre II, La Pléiade, 1960

Des références :

BARDET Marie, Penser et Mouvoir. Une rencontre entre danse et philosophie, ed. Harmattan, 2011

CLARK Lygia, Baba Antropofagica, 1973

GINOT Isabelle [dir], Penser les somatiques avec Feldenkrais, Ed. de l’entretemps, 2014



[1] G. Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, p92

[2] Ibidem, pp 92-93

[3] G. Deleuze, Logique du Sens, ed. de Minuit, 1969, p17

[4] Ibidem, p131

[5] De la même manière qu’il s’agit chez Nietzsche de tout autre chose qu’une inversion entre lourdeur et légèreté. Voir M. Bardet, Penser et Mouvoir. Une rencontre entre danse et philosophie, ed. Harmattan, 2011, Chapitre I

[6] M. Foucault, L’ordre du discours, ed. Gallimard, 1971. Pp 58-59

[7] G. Deleuze, Logique du sens, p127

[8] Idem

[9] Deleuze affirme la puissance du paradoxe pour la pensée ; Simondon  avance la nécessité du quasi paradoxe et de la quasi contradiction comme forme efficiente de pensée : “… et l’on définirait ainsi la tension de forme: le fait de s’approcher du paradoxe sans devenir un paradoxe, de la contradiction sans devenir une contradiction. Ce ne peut être qu’une hypothèse, supposant une analogie entre sciences de la nature et sciences de l’homme (…). Et peut-être aussi serait-il possible de de mesurer le potentiel de la forme, la tension de forme, comme on mesure une tension électrique, c’est-à-dire par la quantité d’obstacles qu’elle arrive à vaincre, la résistance extérieure à travers laquelle elle arrive à produire un effet. » G. Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, PUF, 1964, p543

[10] Ibidem, p19

[11] Ibidem, pp20-21

[12] Ibidem, p127

[13] P. Valéry, L’idée fixe, in Œuvre II, La Pléiade, pp215-216

[14] Gilbert Simondon, Ibidem, pp260-264.

[15] G. Deleuze, Logique du sens, p127

[16] G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de formes et d’information, ed. Jérôme Millon,  2005, pp.127-128

[17] « Perception qu’a l’homme de son propre corps, par les sensations kinesthésiques et posturales, en relation avec la gravité. Des capteurs proprioceptifs, destinés à nous renseigner sur notre organisation interne, sur la position de notre corps, se trouvent dans les canaux semi-circulaires de l’oreille interne, les capsules articulaires, les tendons, les ligaments et la peau. » Ginot I, Mallet G, Nioche J, Roquet C, « De l’image à l’imaginaire. », Repères, cahier de danse 1/2006 (n° 17), p. 3-8. Pour une étude du rapport entre image, imaginaire et proprioception dans le champ du mouvement dansé cet article est consultable en ligne : www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2006-1-page-3.htm.

[18] Méthodes occidentales qui moins qu’un entrainement des possibilités techniques du corps type visent l’apprentissage d’une attention et auto-connaissance à travers le mouvement et la sensation, essentiellement en relation avec le contexte, et dans une perspective qui est à la fois éducative, thérapeutique, créative. Elles sont de plus en plus présentes dans la formation et le travail des danseur.se.s. Voir Isabelle Ginot [dir] Penser les somatiques avec Feldenkrais, Ed. de l’entretemps, 2014

[19] Pour une étude plus précise de cette attention dans la méthode Feldenkrais voir BARDET M., « L’Attention à travers le Mouvement: de la méthode Feldenkrais comme amorce d’une pensée de l’attention. » in Revista Brasileira de Estudos da Presença, [S.l.], v. 5, n. 1, p. 191-205, 2014.  http://seer.ufrgs.br/index.php/presenca/article/view/49243/32539

[20] S. Paxton, « Chute transcript » in Contact Quarterly, Volume 7, 3-4, 1982. Il s’agit de la transcription de la vidéo Chute, ed. Videoda, 1979, faisant l’histoire du Contact Improvisation. Traduction anonyme

[21] G. Deleuze, Logique du sens, p209-210

[22] M. Foucault, l’Ordre du Discours, p60

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