Ethique et normesl'éthique dans tous ses étatsune

Kant revu par la psychologie morale 3/3

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À quoi peuvent encore servir les arguments transcendantaux ?

Marlène Jouan Université Pierre Mendès France, PLC, Grenoble

III

            Il faut prendre toute la mesure, ici, de cette « vérité » que Korsgaard pense avoir isolée comme rien moins que la justification ultime de la normativité morale. À première vue, elle a démontré que nos raisons d’agir et nos obligations particulières tirent une partie irréductible de leur force normative des raisons et des obligations morales qui ne peuvent manquer d’être les nôtres puisque que, sans elles, nous n’aurions pas de raisons d’agir du tout. L’argument établit donc, à partir de la « constitution particulière de la nature humaine », ce que Kant tenait pour acquis en se rapportant au seul concept d’un être raisonnable en général, à savoir que « l’homme se représente nécessairement […] sa propre existence » comme fin en soi[1]. Mais ce faisant, Korsgaard n’a pas seulement établi que la loi morale s’applique à nous quelle que soit notre identité pratique particulière : elle a aussi montré que la loi morale était constitutive de cette même identité, que nous le reconnaissions ou non, et que nous devons le reconnaître sous peine de répudier non pas seulement la moralité – cela va de soi – mais l’existence de la raison pratique elle-même, c’est-à-dire notre propre nature d’agent évaluateur et rationnel[2]. Même si Korsgaard ne le dit pas explicitement en ces termes, on a alors bien affaire à une réfutation canonique du scepticisme, mais rapportée aux conditions de l’agentivité plutôt qu’à celles du discours. Dès lors que le sceptique éthique admet avoir des raisons de faire ceci plutôt que cela[3] et ne pas se contenter de satisfaire de manière anarchique ses désirs tels qu’ils se présentent à lui, il est en effet censé se trouver, si l’argument est juste, privé des moyens de se défendre contre l’accusation d’irrationalité pratique, autrement dit contraint d’admettre son « échec à répondre de manière appropriée à une raison donnée »[4]. À moins, bien sûr, qu’il ne soit prêt à abdiquer sa condition de « personne » pour rejoindre celle du wanton d’Harry Frankfurt qui, complètement indifférent au contenu de sa propre volonté, n’est à cet égard pas différent d’un animal[5].

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            Les lecteurs familiers du débat entre l’internalisme et l’externalisme à propos des raisons d’agir auront reconnu là le funeste diagnostic porté par le théoricien des raisons dites « externes » à l’encontre de celui qui, même après mûre réflexion ou à la suite d’une délibération rationnelle, reste parfaitement indifférent aux raisons qu’on lui présente en faveur de telle ou telle action comme des raisons pour lui d’accomplir cette action, qui qualifient cette action comme objectivement bonne et d’après lesquelles il devrait donc désirer l’accomplir. Les raisons externes sont en effet des raisons invoquées dans des énoncés qui seraient vrais de l’agent quand bien même elles ne le motivent pas à agir car elles ne correspondent à aucun de ses désirs, qu’il soit factuellement ou contrefactuellement donné ; autrement dit ce sont des raisons pour lesquelles être dotées d’une force motivationnelle, et donc explicative, n’est pas une condition nécessaire. Bernard Williams, qui rejette l’existence de telles raisons, a formulé une critique célèbre du concept d’irrationalité pratique mobilisé dans le diagnostic qu’elles autorisent : ce ne peut être autre chose que du « bluff », une supercherie[6]. D’où la question que l’on peut poser aux arguments transcendantaux conatifs et à celui de Korsgaard en particulier : est-ce que ce ne sont pas là de pures affabulations ?  Répondre à cette question suppose de réexaminer le « truisme » sur lequel je me suis arrêtée plus haut, consistant à ne pas articuler la rationalité de la morale indépendamment de la rationalité de ceux qui sont concernés par ses exigences ; c’est-à-dire, dans un esprit qui habituellement n’est pas reconnu comme étant celui de l’orthodoxie kantienne, à « préserver la moralité comme quelque chose de psychologiquement intelligible »[7]. Pour ce faire, les arguments transcendantaux conatifs tirent en effet parti de la double « libéralisation » que Williams, afin de nouer les prétentions normatives des raisons à leur pouvoir motivationnel, fait subir à l’exigence pratique de Hume : ne pas fixer de limites nettes ni aux états mentaux ou aux attitudes propositionnelles qui constituent l’économie conative ou l’« ensemble motivationnel subjectif » de l’agent, ni à ce qui peut compter à partir de là comme un processus délibératif correctement mené, lequel peut impliquer une mise à l’épreuve critique des éléments du premier[8].

            Comme Korsgaard le reconnaît, voilà qui ouvre une brèche permettant à des « raisons de principe », et parmi elles aux exigences morales, d’être opératoires là où, sinon, seule une rationalité pratique instrumentale serait à l’œuvre[9]. Voilà qui ouvre une brèche permettant, par conséquent, de désamorcer ce qu’elle appelle le « scepticisme quant au contenu », celui qui porte sur ce que la raison en elle-même a à dire sur nos choix pratiques et nos actions. Dans ces conditions, il suffit aux arguments transcendantaux de montrer que les exigences morales correspondent à un désir que, en tant qu’être rationnels, nous ne pouvons pas ne pas avoir – en l’occurrence, le désir que ce que nous reconnaissons comme notre humanité existe – pour désamorcer également le « scepticisme motivationnel », celui qui concerne la force de la raison comprise comme motif de nos actions, et ainsi établir, sans avoir besoin de recourir à des raisons externes, que nous sommes obligés par elles. Les raisons pour lesquelles on pourrait vouloir contester l’extension très large du concept de désir convoqué dans une explication internaliste de l’action en général et de l’action morale en particulier – large au point de rendre purement analytique le lien entre le fait d’accomplir une action sous une certaine description et le fait de désirer accomplir cette action[10] – tombent alors d’elles-mêmes. En effet, cet usage n’est solidaire d’une conception déflationniste de la rationalité pratique, et avec elle d’une « psychologie excessivement simplifiée »[11], que s’il s’accompagne de la thèse selon laquelle on a tout dit de ce qu’est une raison d’agir quand on a dit qu’elle était un motif. Mais on peut être internaliste sans aller jusque là, c’est-à-dire sans soutenir que la condition motivationnelle d’une raison d’agir est une condition non seulement nécessaire mais aussi suffisante pour mériter ce titre. Pour reprendre la distinction éclairante de Stephen Darwall, on peut être partisan d’un « internalisme constitutif », mais on peut aussi, sans déroger à ses propositions de base, défendre un « internalisme autonomiste »[12], qui ne fait pas reposer la normativité de toutes leurs raisons d’agir sur la seule configuration psychologique particulière des agents. L’argument transcendantal de Korsgaard montre alors que l’exigence internaliste, telle qu’elle la reformule, peut être satisfaite sans menacer aucunement l’existence de la raison pure pratique[13]. Comme le note cependant Williams, « [q]uelqu’un qui prétend que les contraintes de la moralité sont elles-mêmes inscrites dans la notion de ce que c’est qu’être un délibérateur rationnel ne peut pas obtenir cette conclusion pour rien »[14]. De fait, le prix à payer dépend du statut trouble de la première prémisse de l’argument : « Nous sommes des agents rationnels ».

            Cette prémisse peut en effet être interprétée de deux façons, entre lesquelles Korsgaard ne paraît pas trancher clairement[15]. L’interprétation première manière est l’interprétation littérale. À l’instar de la prémisse de n’importe quel argument transcendantal, elle énonce donc un simple fait, censé être vierge de toute présupposition normative. C’est en tout cas ce que Korsgaard soutient lorsqu’elle écrit qu’« il y a un sens descriptif dans lequel les gens n’ont pas d’autre choix que d’être rationnels et d’agir pour un certain type de raisons. La rationalité en ce sens descriptif nous est imposée par le fait que nous sommes des êtres conscients de nous-mêmes et que nous ne pouvons agir d’après nos inclinations que si nous les considérons comme des raisons »[16]. En ce sens, la prémisse n’accepte pas d’alternative : l’agentivité humaine est rationnelle ou bien elle n’est pas, ou bien ce n’est pas de l’agentivité humaine dont on parle. Seulement, à ce stade, la rationalité en question est encore toute formelle, les raisons en question sont encore, selon la formule consacrée, « neutres à l’égard du contenu » (free content). Ce que l’argument transcendantal est alors censé faire, c’est, en déroulant jusqu’au bout les implications de cette logique constitutive de l’action, rien moins qu’engendrer à partir de ces raisons des raisons qui sont à la fois substantielles – relatives à mon identité – et impersonnelles – l’identité en question est, en dernière instance, morale – ; des raisons qui de surcroît ne peuvent pas ne pas nous motiver puisqu’elles constituent la condition de possibilité de notre capacité à former réflexivement des raisons d’agir à partir de nos motivations. C’est cette alchimie qui permet à Korsgaard de soutenir, dans un vocabulaire kantien, qu’« une action hétéronome est […] quelque chose de moins qu’une action »[17], si bien que « nier que l’humanité a de la valeur » c’est se vouer à « un scepticisme pratico-normatif complet », lequel n’est certes pas impossible, mais revient à rien moins qu’un abandon suicidaire de sa propre agentivité[18]. Comme le remarque David Enoch, il n’est pourtant pas certain que le sceptique soit effrayé par cette sombre perspective, qui sanctionnerait son incapacité à être à la hauteur des découvertes psychologiques « surprenantes » de la philosophie morale[19] : il se contentera peut-être fort bien d’être un « shmagent » et de n’accomplir que des « shmactions »[20]. Plus sérieusement peut-être, une comparaison à cet endroit de l’argumentation de Korsgaard avec celle de Charles Taylor, qui soutient qu’être un « moi » ou avoir une identité pratique – c’est-à-dire disposer d’un horizon normatif depuis lequel nous pouvons procéder à des « évaluations fortes » et nous orienter moralement – constitue la « condition transcendantale » de l’agentivité ou de notre rapport pratique au monde, montrerait que l’endossement réflexif de nos motivations ne conduit pas directement ni nécessairement à l’universel[21].

            La seconde interprétation, que je qualifierais de perfectionniste, aurait en tout état de cause des implications moins dramatiques. Car le contenu de la prémisse ne renvoie plus cette fois qu’à un « idéal du caractère »[22] et tient donc compte du fait que, selon la formule de Kant, nous ne sommes ordinairement qu’« imparfaitement rationnels ». Si nous sommes tous par nature capables de rationalité, d’être mus ou motivés par des considérations rationnelles, il suffit en effet de considérer les divers phénomènes pathologiques qui peuvent nous affecter – de la colère à la dépression, de la faiblesse de la volonté à la mauvaise foi – pour reconnaître que cette capacité n’est pas toujours actualisée[23]. En ce sens, il est toujours vrai de dire que nous sommes moraux si et seulement si nous sommes rationnels, mais cette condition elle-même est désormais contingente et non plus consubstantielle à l’agentivité humaine. Dans cette version, l’argument transcendantal de Korsgaard paraît bien sûr beaucoup plus concluant, car l’identité pratique ultime à l’aune de laquelle nous devons endosser réflexivement nos motivations particulières, et qui confère sa valeur à notre existence, constitue maintenant un exemple ou un modèle vers lequel nous désirons tendre ou dont nous désirons nous approcher autant que faire se peut[24]. Seulement, il paraît plus concluant parce qu’il fait clairement apparaître qu’on ne peut sortir du chapeau que ce qu’on y a déjà mis, à savoir le désir de s’identifier à son moi rationnel ou à son « humanité ». Comme l’écrit Adrian Moore, « à moins que nous ne reconnaissions déjà la désirabilité de ce [qu’un argument transcendantal conatif] montre être désirable, alors rien dans l’argument lui-même n’a le pouvoir de de nous faire davantage croire en la justesse de l’argument qu’en la fausseté de sa conclusion »[25]. De manière à vrai dire peu surprenante, les arguments transcendantaux conatifs illustrent ainsi une « vérité » ou du moins une pratique beaucoup plus générale : il est très difficile de faire de la méta-éthique, et en particulier de la psychologie morale, sans se retrouver à faire en réalité de l’éthique normative[26]. Ils permettent en particulier de confirmer, dans les termes d’Ernst Tugendhat, que dans ce domaine « tout recours à une nature supposée de l’être humain comporte un caractère circulaire caché : on instaure une normativité implicite dont on déduit ensuite un contenu normatif »[27].

            Cela dit, cette circularité ne rend pas les arguments transcendantaux moraux complètement stériles. Elle montre en effet, mais a contrario, qu’il n’est pas possible de dériver purement et simplement les exigences de la morale des exigences de la raison ou de l’agentivité rationnelle, ou de démontrer que le fait moral est en soi rationnel, mais que même si l’on parvenait à le faire – peut-être en conservant un concept emphatique, inconditionné ou surhumain de la raison – on ne serait guère plus avancé pour autant, car cela signifierait que l’on a changé en cours de route de régime de normativité : que l’on a troqué les conditions de possibilité de la moralité contre celles de la rationalité[28]. Le « vice de procédure » qui affecte l’argument transcendantal de Korsgaard, dans son interprétation seconde manière, est ainsi révélateur du fait que les arguments transcendantaux dits « conatifs » restent, profondément, des arguments cognitifs, et on doit déduire de leur circularité manifeste que le désir d’être rationnel, ou le fait de se soucier de la moralité, même si ce devait être un désir ou un souci que nous ou certains d’entre nous ne pouvons pas nous empêcher d’avoir, ne peut pas lui-même être l’enfant naturel de la seule raison. Les arguments transcendantaux moraux sont, à cet égard, pris dans une tension instructive. D’un côté, comme on l’a vu, ils mettent un soin tout particulier à ancrer la justification de la normativité morale dans la perspective de la première personne ou dans l’identité pratique de l’agent en situation, qui doit pouvoir se reconnaître lui-même comme la source des obligations qui s’imposent à lui. D’un autre côté cependant, ces mêmes arguments se présentent comme des tentatives pour résorber, grâce à la puissance supposée de la raison, l’inévitable précarité des engagements moraux qui est solidaire de l’adoption de cette position : ce sont aussi des tentatives pour écarter a priori la possibilité que je ne puisse pas vouloir être moral. Ce qui a pour effet, comme l’écrit à nouveau Tugendhat, de rendre la vie « plus facile, mais aussi moins sérieuse » que celle avec laquelle la philosophie morale doit pourtant bien composer, et qui serait peut-être notre lot « si la morale était une partie de [nous]-même comme [notre] cœur ou [notre] épine dorsale »[29], ou si nous étions congénitalement programmés pour nous soumettre à ses exigences. Si l’on peut tirer de cela un enseignement, c’est sans doute qu’il faut se méfier des pouvoirs descriptifs que s’arroge la philosophie morale, ou de ses prétentions à augmenter nos connaissances anthropologiques : issus d’un besoin de soupapes de sécurité ou de solides garanties qui ne pourraient nous apporter qu’un faux soulagement, ils risquent surtout de la transformer, selon la célèbre formule de Hegel, en « valet de chambre de la moralité ».



[1] E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak IV : 429. Dans la Critique de la raison pratique, c’est bien sûr le Faktum der Vernunft (Ak V : 31) qui assume plus précisément cette tâche.

[2] Dans les termes de Korsgaard dans « Acting for a Reason » (dans The Constitution of Agency, op. cit., p. 207-229, 207-216) : sous peine de jeter par-dessus bord non seulement les raisons, qui régulent aussi le comportement animal bien qu’elles ne soient pas alors endossées comme telles, mais la Raison, cette faculté qui nous permet d’agir d’après et pas seulement conformément à des raisons.

[3] Comme le souligne Christian Illies (The Grounds of Ethical Judgement. New Transcendental Arguments in Moral Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 6-7), l’argument transcendantal n’est en effet pas censé atteindre celui qui ignore l’autorité de toutes les raisons quelles qu’elles soient. Mais il suggère en même temps que, sauf cas pathologique, ce n’est pas là en réalité une option sérieusement ouverte aux êtres humains.

[4] C. M. Korsgaard, « Le scepticisme concernant la raison pratique » (1986), dans B. Gnassounou (dir.), Philosophie de l’action. Action, raison et délibération, Paris, Vrin, 2007 p. 251-283, 262.

[5] H. Frankfurt, « La liberté de la volonté et le concept de personne » (1971), trad. fr. M. Jouan dans M. Jouan (dir.), Psychologie morale. Autonomie, responsabilité et rationalité pratique, Paris, Vrin, 2008, p. 79-102, 87-89, cité par Korsgaard dans SN, p. 99 n. 8. Alors que dans ce célèbre article, Frankfurt considère à l’inverse de Korsgaard qu’un « irréflexif » pourrait cependant fort bien agir d’après des impératifs hypothétiques, il abandonne cette concession de rationalité dans « Identification and Wholeheartedness » (1987), dans The Importance of What We Care About, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 159-176, 176.

[6] B. Williams, « Raisons internes et raisons externes » (1981), trad. fr. S. Motta dans B. Gnassounou (dir.), Philosophie de l’action, op. cit., p. 231-249, 246.

[7] A. MacIntyre, « Hume on ‟is” and ‟ought” », The Philosophical Review, vol. 68, n° 4, 1959, p. 451-468, 468.

[8] B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », art. cit., p. 236-237.

[9] C. Korsgaard, « Le scepticisme concernant la raison pratique » art. cit., p. 275. Voir aussi R. Cohon, « Are External Reasons Impossible ? », Ethics, vol. 96, n° 3, 1986, p. 545-556, 555-556.

[10] Voir G. F. Schueler, Desire. Its Role in Practical Reason and the Explanation of Action, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1995, p. 33 sq.

[11] S. Scheffler, Human Morality, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 94.

[12] S. L. Darwall, « Autonomist Internalism and the Justification of Morals », art. cit., p. 262 sq.

[13] Voir Korsgaard, « Le scepticisme concernant la raison pratique », art. cit., particulièrement p. 260, 276.

[14] B. Williams, « Internal Reasons and the Obscurity of Blame », dans Making Sense of Humanity and Other Philosophical Papers, 1982-1993, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 35-45, 37.

[15] Une grande partie des nombreuses objections qui ont été adressées à l’argument transcendantal de Korsgaard (voir notamment les contributions de G. A. Cohen, R. Geuss, T. Nagel et B. Williams inclues dans The Sources of Normativity, ainsi que celles de H. Ginsborg, P. Guyer et J. B. Schneewind rassemblées dans le volume 109 de la revue Ethics, n° 1, 1998), dont nous ne pouvons rendre compte ici, peuvent être reformulées dans ces termes. Elles reviennent en effet à disqualifier ce que Robert Noggle appelle la « méthodologie qui va de la nature [des êtres humains ou des personnes] à la moralité » (« From the Nature of Persons to the Structure of Morality », Canadian Journal of Philosophy, vol. 31, n° 4, 2001, p. 531-566), c’est-à-dire à contester l’idée que l’on puisse fournir une justification « naturaliste » ou psychologique de la normativité morale : soit d’un point de vue externaliste cherchant à préserver l’objectivité de la moralité en disqualifiant les prétentions du point de vue en première personne, soit au contraire pour défendre la pertinence normative de ce point de vue mais pour nier que la moralité en particulier doive jouer un rôle crucial dans le maintien de son intégrité.

[16] C. Korsgaard, « Internalism and the Sources of Normativity », dans H. Pauer-Studer (éd.), Constructions of Practical Reason : Interviews on Moral and Political Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 50-69, 62-63 : « […] La question n’est donc pas d’agir versus de ne pas agir rationnellement. La seule question pertinente est de savoir si nos raisons sont de bonnes ou de mauvaises raisons, c’est-à-dire de savoir si nous sommes rationnels en un sens normatif ». Voir aussi « Acting for a Reason », art. cit., p. 210, n. 5.

[17] C. Korsgaard, « Motivation, Metaphysics, and the Value of the Self », art. cit., p. 63. Cf. SN, p. 228 : « La relation spéciale entre l’agent et l’action, la nécessité qui fait que cette relation est différente de ce qui se passe lorsqu’un évènement se produit simplement dans le corps de l’agent, ne peut pas être établie en l’absence d’au moins une prétention à la loi ou à l’universalité ». C’est également cette alchimie qui permet à Korsgaard de soutenir, en réponse à une objection de Cohen, que les obligations que le mafieux croit être les siennes ne sont qu’une « apparence psychique » et non des obligations « réelles » (ibid., p. 257). En reprenant un argument avancé par R. M. Hare, dans un autre contexte (The Language of Morals, Oxford, Oxford University Press, 1952, p. 164-167), pour distinguer les usages descriptifs des usages prescriptifs des énoncés déontiques, on pourrait dire que le mafieux, chaque fois qu’il revendique une obligation, le fait « entre guillemets » : il rend compte des standards endossés par tout membre de la mafia mais n’est pas, à proprement parler, obligé par eux.

[18] SN, p. 163-164.

[19] Voir Korsgaard, « Le scepticisme concernant la raison pratique », art. cit., p. 279.

[20] D. Enoch, « Agency, Shmagency : Why Normativity Won’t Come from What is Constitutive of Action », The Philosophical Review, vol. 115, n° 2, 2006, p. 169-198, 179. Cf. A. Gibbard, « Morality as Consistency in Living », art. cit., p. 154-156.

[21] Voir C. Taylor, « What is Human Agency ? » (1977), dans Human Agency and Language, Philosophical Papers 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 14-44 ; et Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne (1989), trad. fr. C. Mélançon, Paris, Seuil, 1998, chap. 2.

[22] C. Korsgaard, « Le scepticisme concernant la raison pratique », art. cit., p. 271.

[23] Ibid., p. 264-265, 270-271.

[24] Voir M. Smith, « Search for the Source », The Philosophical Quarterly, vol. 49, n° 196, 1999, p. 384-394, 389-390.

[25] A. W. Moore, « Conative Transcendental Arguments and the Question Whether There Can Be External Reasons », art. cit., p. 281.

[26] Voir R. Ogien, La faiblesse de la volonté, Paris, PUF, 1993. Le glissement est en tout état de cause très clairement opéré par Korsgaard, voir M. Smith, « Search for the Source », art. cit., p. 392.

[27] E. Tugendhat, Conférences sur l’éthique (1993), trad. fr. M.-N. Ryan, Paris, PUF, 1998, p. 67.

[28] Voir H. Frankfurt, « Rationalism in Ethics », dans M. Betzler et B. Guckes (éd.), Autonomes Handeln : Beiträge zur Philosophie von Harry G. Frankfurt, Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Akademie, 2000, p. 259-273.

[29] Conférences sur l’éthique, op. cit., p. 96. Voir aussi S. Cavell, Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie (1979), trad. fr. S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil, 1996, p. 470 : dans les jeux (et notamment le jeu d’échec qu’affectionnent particulièrement les philosophes cherchant à trouver dans ses règles un modèle consistant pour penser la rationalité des normes morales) comme en morale, « la rationalité […] ne dépend pas du fait que la ‟raison par elle-même” soit puissante. Je suppose qu’elle ne l’est pas : le cerveau n’est pas un muscle ».

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