2023Ethique de l'interaction humain/machineEthique et normesune

Le deadbot ou la fabrique des spectres numériques : comment l’Intelligence artificielle s’apprête à reconfigurer notre expérience du deuil

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Guillaume Morano est professeur agrégé de philosophie en classes préparatoires à Mulhouse. Ses travaux portent essentiellement sur les technologies contemporaines, ainsi que sur le statut de la contradiction dans le champ de la réflexion philosophique. Il est notamment l’auteur, avec Pierre Dulau, de L’Âge du Minotaure. Penser la technique(Kimé, 2020), et avec Pierre Dulau et Martin Steffens, du Dictionnaire paradoxal de la philosophie (Lessius, 2019 ; Cerf, 2023).

Résumé

L’intelligence artificielle est désormais en mesure de collecter les informations numériques des personnes décédées pour en simuler la présence sous la forme d’un agent conversationnel à disposition des proches endeuillés. La bioéthique, qui prétend réguler cette pratique, demeure prisonnière de la conception instrumentale de la technique, et échoue en conséquence à saisir la manière dont ce dispositif reconfigure radicalement notre expérience de l’au-delà. La technologie des deadbots inaugure pourtant, au sein de nos cultures, une forme non cultuelle de relation à la mort, en même temps qu’elle intègre l’âme des disparus au stock indifféremment disponible des données. Le règne technique de la « commissibilité » décrit par Heidegger s’étend ainsi au Royaume des morts, dont la présence devient, par la puissance de la machine qui les anime, l’objet d’un calcul autant que d’une commande en ligne.

Mots-clés : Intelligence artificielle, deadbot, spectre numérique, sujet informationnel, commissibilité des âmes

Abstract

Artificial intelligence is now able to collect digital information upon dead persons in order to simulate their presence through a conversational agent for bereaved families. Bioethics, which claims to regulate this practice, remains trapped by the instrumental conception of technique. Then it fails to grasp the way this display drastically reconfigures our experience of the afterlife. Yet, within our cultures, deadbots technology usher in a relationship to death that is not built on cult. At the same time, deadbots incorporate the souls of the dead into the equally available data storage. Thus, the technical era of “commissibility” described by Heidegger extend to the Kingdom of the Dead whose presence becomes both a calculation and an online order by the power of the machine.

Keywords: Artificial Intelligence, deadbot, digital ghost, cybernetic subject, commissibility of the souls

Introduction : Skyper avec les morts

Le 11 février 2013, la série Black Mirror diffusait l’épisode Be Right Back, dans lequel une jeune femme découvrait la possibilité de communiquer avec son petit ami disparu par le biais d’une Intelligence artificielle capable d’en reproduire les réactions. En 2018, le journaliste américain James Vlahos réussit à intégrer une intelligence artificielle à l’application Facebook Messenger afin de communiquer avec l’avatar numérique de son père récemment décédé. Le 1er décembre 2020, Microsoft déposait enfin un brevet combinant un deadbot et un agent conversationnel transformeur. Cette dernière technologie permet à l’Intelligence artificielle de puiser dans toutes les données des médias socionumériques du défunt et d’évoluer au fil de son apprentissage. A ce niveau, le deadbot ne se contente plus de répéter des séquences de mots préalablement programmées, mais possède la capacité de générer des propos que la personne décédée n’a jamais proférés de son vivant. Des propos, compte tenu des données récoltées sur son profil, qui auraient pourtant bien pu être les siens… Et sans doute le progrès de ces technologies permettra bientôt de reproduire la voix du défunt, d’en exprimer les émotions et, pourquoi pas, de lui redonner un visage. Ainsi en 2018, un projet japonais, le Digital Shaman Project, proposait déjà aux proches d’une personne décédée d’avoir recours à un robot humanoïde équipé d’un masque imprimé en 3D représentant le visage de celle-ci.

Aux commandes de cette forme inédite de communication avec les morts, une intelligence artificielle capte ainsi les données du disparu pour en assurer la duplication numérique : il s’agit, pour l’IA, d’assurer la recollection de l’âme du mort à partir des fragments d’informations laissés par le vivant, et de lui redonner vie par un algorithme qui en simule la présence. Qu’elle relève de l’initiative individuelle ou qu’elle vienne compléter les offres commerciales de services en ligne, la technologie des deadbots renouvelle bien en profondeur l’expérience de la Digital Afterlife, soit l’ensemble des traces numériques laissées par un individu, notamment sur les réseaux sociaux, et qui demeurent actives après sa mort biologique. Il ne s’agit plus seulement de garantir la survie de l’identité numérique de la personne, en alimentant périodiquement ses comptes de nouvelles données (Gamba 2015) ; il n’est pas non plus question, comme dans les pratiques de spiritisme en ligne, d’entrer en communication avec un au-delà doué d’une existence propre (Georges 2013). Bien qu’elle en constitue une forme de pis-aller provisoire, la technique du deadbot ne prétend pas davantage garantir l’immortalité effective de la personne, par téléchargement de ses données mémorielles sur un support inorganique. Ici, la technique offre seulement de communiquer avec une âme qui n’est que l’effet de son calcul, et d’entrer en relation avec un au-delà dont elle organise, littéralement, la réalité. Avec le deadbot, le fantôme est ainsi réellement venu se loger dans la machine.

I. Le paradoxe de la régulation éthique

I.1. La dignité des morts

 Le deadbot figure donc une forme inédite d’agent conversationnel (chatbot), et son usage a récemment fait l’objet d’un avis du Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN), adopté le 15 septembre 2021. Tout en validant le principe du dispositif, le comité en signale les dangers tant du point de vue des vivants que des morts. Pour les utilisateurs, l’avis pointe les risques d’atteinte à la santé mentale induite par cette illusion de présence. Ces risques sont d’autant plus grands que « l’utilisateur projette des caractéristiques humaines sur le chatbot de manière spontanée et inconsciente ». Cette projection anthropomorphique peut sans doute être limitée par une information claire et compréhensible sur le statut du chatbot, mais ne peut jamais être réellement supprimée. « Dans certains cas, il pourrait en résulter une altération du jugement, tant sur le plan cognitif que moral » (CNPEN 2021 : 16). Du point de vue des disparus, il est par ailleurs rappelé que « la dignité de la personne humaine ne s’efface pas avec la mort ». Le recueil des données et leur traitement algorithmique devront en conséquence se faire dans le respect de la mémoire des personnes disparues. L’avis entend ici se situer dans l’horizon d’une « éthique de la conception » (ethics by design) : il ne s’agit pas d’interdire le dispositif, mais « d’intégrer les valeurs humaines dans les processus de conception des systèmes » :

Les concepteurs d’un agent conversationnel doivent analyser, en phase de conception, chacun des choix technologiques susceptibles de provoquer des tensions éthiques. Si une tension potentielle est identifiée, ils doivent envisager une solution technique visant à diminuer ou à faire disparaître la tension éthique, puis évaluer cette solution dans des contextes d’usage réalistes (CNPEN 2021 : 24).

S’agissant des deadbots,

des règles doivent [ainsi] être définies concernant notamment le consentement de la personne décédée, le recueil et la réutilisation de ses données, le temps de fonctionnement d’un tel chatbot, le lexique utilisé, le nom qui lui est attribué ou encore les conditions particulières d’utilisation (CNPEN 2021 : 16).

Comme on le voit, c’est un encadrement technique du dispositif, autant dans sa conception que dans son usage, qui est ici préconisé, et c’est le bien-être autant que la dignité de la personne humaine qui constituent les principes effectifs de cette régulation : la limitation du temps de fonctionnement vise à préserver la santé mentale des utilisateurs contre les dangers d’une projection prolongée, et les règles de consentement de la personne décédée à garantir l’utilisation de ses données dans le respect de sa mémoire et de sa volonté.

I.2. La question du sujet de la dignité

 Malgré sa simplicité apparente, la préconisation cache une contradiction de fond. Le problème ne vient pas seulement de ce que l’avis préconise de limiter la ressemblance du chatbot avec la personne disparue tout en validant le principe de sa duplication, ni qu’il entende faire respecter la mémoire des morts tout en admettant la récupération de leurs données personnelles à des fins de rentabilité commerciale. La contradiction se noue, à un niveau plus fondamental, entre la conception humaniste du sujet justifiant le principe de la dignité et celle que véhiculent les technologies de l’information.

Comme le rappelle l’avis du Comité consultatif, le concept de dignité renvoie à l’idée d’une valeur absolue de la personne humaine, elle-même justifiée par l’affirmation de la liberté du sujet. Dans la philosophie morale de Kant notamment, c’est parce que le sujet est autonome, au sens où il dispose du pouvoir de se donner à lui-même des lois, qu’on ne saurait le traiter simplement comme une chose ou un moyen (Kant [1785] 1999 : 160). La dignité repose sur le postulat de la liberté et celle-ci, dans le cadre de la tradition humaniste moderne, est toujours le fait d’une intériorité subjective conçue comme indivisible, irremplaçable et inaliénable. Dans l’avis du Comité, le concept de dignité se trouve cependant invoquéindépendamment de toute définition de l’homme. Dans le cadre des sociétés pluralistes et sécularisées qui sont les nôtres, fonder des prescriptions sur une définition déterminée de l’homme serait en effet prendre le risque de les relativiser, puisque les prescriptions ne vaudraient plus que pour ceux qui se reconnaissent en elle. C’est aussi ce qui justifie l’absence de référence à Dieu ou à la nature en général. Dans tous les cas, il s’agit de préserver l’universalité des normes éthiques en évitant de les faire reposer sur des fondements métaphysiques par nature discutables (Engelhardt [1986] 2015 : 59). S’agissant du deadbot, l’éthique du numérique emprunte ainsi à la tradition humaniste le concept de dignité, mais suspend par principe la question de la nature du sujet qui donne sens au concept.

Comme le montre Céline Lafontaine dans L’empire cybernétique (2004), l’ontologie cybernétique à l’œuvre dans les technosciences contemporaines véhicule quant à elle une conception informationnelle du sujet qui le prive de toute
intériorité réelle. A l’aune du paradigme cybernétique, le sujet apparaît, à la manière d’une Intelligence artificielle, comme un système complexe s’adaptant constamment à son environnement par le jeu d’une rétroaction informationnelle. Ce n’est plus essentiellement une conscience susceptible de se réfléchir et d’affirmer souverainement sa liberté à l’égard de l’extériorité du monde, mais un pôle parmi d’autres dans l’échange universel d’informations en quoi toute chose se résout. En son fond, le dispositif des deadbots ne suppose rien d’autre : s’il entend simuler la subjectivité, en attendant sans doute qu’elle puisse être téléchargée, c’est parce qu’il la réduit à un flux d’informations techniquement synthétisables.

C’est ici que se noue la contradiction de la régulation éthique précédemment évoquée : La dignité du sujet suppose une souveraineté de la conscience que sa conception informationnelle dissout en principe, de sorte que la conception du sujet à l’œuvre dans les technologies de l’information invalide la conception humaniste et le principe de dignité dont on se prévaut pour en encadrer le développement. Pour que la dignité devienne l’index d’un tel dispositif, il faut dès lors que soit prudemment mise en suspens la question de leurs présupposés ontologiques respectifs. On pourra, certes, invoquer l’humanisme comme principe de régulation, mais sans rien dire de la nature fondamentale de l’homme dont il faut ici garantir le respect.

Une telle suspension de la question ontologique ne peut être sans incidence sur l’effectivité même de la régulation. Dans la préconisation n°12, deux orientations fondamentales de la bioéthique, axiologique et protocolaire, se trouvent explicitement articulées (Dulau et Morano 2020 : 153-161). L’éthique axiologique repose sur l’ensemble des valeurs constituées par la tradition philosophique ou religieuse (vérité, justice, bonheur, liberté, dignité…), et elle a pour finalité de garantir que les systèmes techniques leurs soient conformes. L’éthique protocolaire, quant à elle, entend seulement baliser le développement technique par des protocoles de conception ou d’usages censés en garantir la sécurité ou l’acceptabilité. Dans la préconisation du Comité consultatif, conformément à l’orientation générale de la bioéthique française, c’est la dignité du sujet qui permet de déterminer les usages acceptables du dispositif technique. Autrement dit, c’est l’éthique axiologique qui constitue l’index de l’éthique protocolaire. Au regard de ce qui précède, on comprend que cette subordination n’est pourtant qu’apparente. Coupée de l’ontologie du sujet qui la justifie, la dignité n’est en effet qu’un concept vide, privé en lui-même de tout pouvoir de régulation réel. C’est ce que laisse d’ailleurs entendre l’avis du Conseil, lorsqu’il énonce que « la notion de dignité humaine est juridiquement difficile à cerner » (note 43). A ce compte, on comprend que ce n’est pas la dignité du sujet qui permet de définir les protocoles de fabrication et d’usage acceptables, mais la définition de ces protocoles qui donne son contenu effectif au concept de dignité. A l’aune du règne technique, la dignité se résout autrement dit en un ensemble de choix technologiques susceptibles d’être intégrés au cahier des charges de la machine. Vidée de son sens propre, elle ne constitue plus qu’une directive parmi d’autres du processus de fabrication. En termes kantiens, si la valeur est manifestement régulatrice à l’égard de la technique, c’est donc la technique qui demeure implicitement constitutive de la valeur (Kant [1781] 1980 : 554).

On perçoit ici la conséquence du silence de la bioéthique quant à la nature du sujet de la dignité : ne rien dire de la nature fondamentale de l’homme, c’est nécessairement sceller la victoire implicite du sujet informationnel sur le sujet de la tradition humaniste dont la bioéthique se revendique. En un curieux retournement, la bioéthique entend ainsi préserver l’intégrité de l’homme des dangers potentiels de la technique, tout en permettant implicitement à la technique d’en redéfinir les valeurs et d’en redessiner les contours.

II. Presque rien de nouveau sous le soleil

Cette première contradiction nous semble articulée à une seconde, qui tient dans la manière même dont la bioéthique appréhende le progrès technologique. Dans l’avis consultatif précédemment cité, il est remarquable que le deadbot ne soit envisagé qu’en terme d’instrumentalité. C’est un moyen technique à disposition de la volonté, de sorte que celle-ci doit seulement apprendre à en faire bon usage. La radicale nouveauté du dispositif est d’ailleurs immédiatement neutralisée par sa réinscription dans la longue tradition humaine de communication avec les morts, dont il ne serait qu’un nouvel auxiliaire :

La littérature occidentale, depuis Homère et Virgile, sans oublier Dante et Molière, contient également de nombreux exemples de dialogues avec les morts. Dans la culture japonaise marquée par diverses traditions religieuses, en particulier par le shintoïsme, les fantômes ou les sosies des morts apparaissent abondamment dans la littérature ou la production cinématographique (CNPEN 2021 : 15).

A ce compte, « les chatbots pourraient n’être qu’une étape supplémentaire sur cette voie ouverte par la technologie depuis l’invention de l’écriture » (idem). Entre la figure d’Ulysse descendant aux enfers pour embrasser sa mère et l’informaticien américain chatant avec le simulacre numérique de son père, il n’y aurait guère plus qu’une différence de moyens. Comment expliquer cette étrange indistinction ? Celle-ci est sans doute d’abord l’effet de la technique, dont le fonctionnement opératoire contribue de lui-même à éclipser la question du sens. L’aberration du dispositif disparaît ici partiellement derrière sa capacité à remplir la fonction qu’on lui assigne : il n’y a rien d’étonnant à découvrir que de tels avatars existent, et qu’ils parviennent à s’installer dans l’ordre de nos expériences, puisque des ingénieurs informatiques les ont conçus et programmés pour cela. L’efficacité est de ce point de vue le meilleur des voiles dont la technique puisse se parer pour neutraliser a priori toute expérience d’étonnement authentique. Mais cette conception instrumentale s’impose également parce qu’elle constitue la condition de validité de l’entreprise de régulation éthique. Celle-ci ne peut en effet prétendre réguler le cours des innovations technologiques qu’à la condition d’envisager ces dernières comme des moyens moralement neutres, et à la libre disposition de la volonté des hommes. C’est à elle qu’il revient alors d’en définir les bons et les mauvais usages, indépendamment de toute question quant au sens même de ce qui advient. Dans cette perspective, l’éthique du numérique peut bien sûr s’alarmer des effets pervers d’une utilisation imprudente des innovations techniques, mais cette approche la conduit simultanément à passer sous silence la manière dont celles-ci métamorphosent, que nous le voulions ou non, notre expérience ordinaire du réel. S’agissant des deadbots, elle s’inquiète ainsi des conséquences de son usage abusif sur la santé mentale des utilisateurs, mais non de ce que signifie, pour l’homme, de disposer du pouvoir de commander la présence d’un revenant par la médiation d’une machine.

Appréhender la technique contemporaine en termes de simple instrumentalité, c’est pourtant échouer à voir comment et dans quelle mesure elle excède et neutralise nos cadres traditionnels d’analyse. Et c’est également s’interdire de saisir ce qui, en elle, contribue à transformer le cadre entier de notre expérience. Il s’agira dès lors d’interroger le sens philosophique de la pratique des deadbots, et plus précisément, la manière dont elle reconfigure notre relation aux disparus autant que notre rapport à l’au-delà. De quelle manière cette technologie numérique nous conduit-t-elle à vivre la mort de nos proches ? Si elle ne saurait simplement constituer un nouvel auxiliaire du deuil, conformément à sa lecture instrumentale, comment en redéfinit-elle la signification ?

III. La fabrique de l’au-delà

 III. 1. L’obsolescence du rite

 A suivre les développements des chatbots, nous pourrons bientôt parler avec le défunt parce que notre parole se trouvera traduite en un ensemble de signaux décodables par l’Intelligence artificielle, et le défunt pourra lui-même nous « répondre » dans la mesure où cette même Intelligence retraduira ses imperméables lignes de code en une parole à la fois signifiante et en son fond sans intention. Pour la première fois, un régime de stricte immanence propose, moyennant contrat, d’excéder les frontières de la vie pour faire parler ceux qui ne sont plus. En une remarquable performance, il nous donne accès à l’au-delà tout en nous dispensant d’y croire. Le mythe d’Orphée attribuait à la puissance expressive du verbe le pouvoir de faire partiellement revivre les morts. C’est à présent à la puissance calculatoire de la machine qu’il reviendra de délivrer le mort des limbes numériques où son esprit sommeille.

Quels que soient leurs rites ou leurs croyances propres, les cultures traditionnelles se figuraient toutes le séjour des morts sous la forme d’un non-lieu à la fois inaccessible et mystérieux, dont seules des procédures secrètes permettaient l’accès à certains initiés. La technologie des deadbots inaugure quant à elle le règne de la fabricabilité de l’au-delà, soit le règne au sein duquel celui-ci nous advient sous une forme industriellement productible. Sous l’effet de sa retraduction informationnelle, l’après-vie se trouve par suite soumise aux impératifs de transparence de fonctionnement, de traçabilité des données et d’hyper-accessibilité du service. Elle est, en d’autres termes, appréhendée à partir des valeurs propres aux technologies de l’information. La communication avec les défunts n’exige plus dès lors l’énoncé de formules incantatoires secrètes ou la mise en œuvre de procédures rituelles complexes : elle est pour chacun à portée de quelques clics. La longue et pénible médiation rituelle se convertit en un signal instantané de commande, rendant aussi simple de parler avec les « esprits » que de chatter avec un vivant ou de consulter son profil Facebook. Une telle reconfiguration n’exclut certes pas, de la part des individus, l’initiative d’une ritualisation numérique privée (5). Mais celle-ci n’est jamais que la survivance d’une culture symbolique désormais obsolète : dans un régime informatique où le signal électrique commande l’apparition du spectre, le rite ne figure plus qu’un ornement superflu de l’efficacité opératoire.

On ne saurait donc simplement concevoir la médiation technique comme un nouvel auxiliaire de la communication avec les morts. Un nouvel outil peut permettre à la volonté de parvenir plus efficacement à ses fins, mais il ne saurait, sauf à dépasser sa nature autant que sa fonction, modifier le cadre même de notre expérience. Or, en soumettant la communication avec les morts à ses propres principes de fonctionnement, la technologie numérique contribue bien à déconstruire le socle spirituel, rituel et symbolique qui encadrait traditionnellement celle-ci. C’est dire qu’elle inaugure, au sein de nos cultures, une forme paradoxalement non cultuelle de relation à la mort.

III. 2. La commissibilité des âmes

Si la fabricabilité garantit la livraison à domicile des spectres, cette dernière est elle-même la condition de leur exploitation marchande. Dans L’Obsolescence de l’homme, G. Anders notait :

A l’époque du faire, il ne peut pas à proprement parler y avoir d’événements non-faits, qui, inexploitables ou non, ne soient pas au moins intégrés dans un événement de production. Qu’il y ait encore des événements qui existent simplement dans la nature et ne servent pas encore de matériau ou de sources d’énergie (comme, par exemple, la chaleur du soleil qui diffuse partout d’une façon « non rentable »), c’est pour nous, hommes d’aujourd’hui, un gaspillage scandaleux. En Molussie, peu de temps avant la disparition de la ville, une équipe de chercheurs s’est demandée s’il n’était pas possible d’une manière ou d’une autre de transformer en énergie la disparition non rentable des citoyens (Anders [1956] 2002 : 243).

Ce texte d’Anders, consacré à l’obsolescence du décès, trouve dans la technologie des deadbots une remarquable résonnance. Pour l’industrie du numérique, les données des disparus représentent le scandale d’une source inexploitée de rendement. Si le marché des données suppose leur commercialisation à des fins de gestion politique ou d’incitation marchande, celles des morts sont invendables pour la bonne raison qu’ils n’entrent plus dans la sphère d’aucune activité humaine. Les informations du disparu demeurent ainsi disponibles, mais elles se trouvent de facto exclues de l’économie constituées des données personnelles. La technologie des deadbots permet alors opportunément de les réinvestir dans une nouvelle économie de l’au-delà dont le ressort est la détresse des endeuillés. Ici se révèle tout l’intérêt de la conception informationnelle du sujet. Celle-ci n’a pas tant le mérite d’être vraie, du point de vue théorique, que de rendre possible sa gestion politique autant que sa récupération marchande : informationnellement compris, le sujet advient comme un ensemble de données politiquement manipulables et économiquement exploitables. Le mérite propre de la technologie des deadbots est seulement d’étendre cette rentabilité du sujet au-delà des limites de sa vie biologique.

Dans La question de la technique Heidegger décrivait le mouvement par lequel toutes les dimensions du réel advenaient progressivement comme un fonds commissible. A travers cette expression, Heidegger entendait désigner la transformation du réel en une réserve de matière et d’énergie constamment disponible au déploiement de l’activité technicienne. Dans cette perspective, l’essence de la technique contemporaine ne se résout donc pas dans l’instrumentalité : c’est, plus fondamentalement, un certain rapport à la présence des choses qui tend à les faire apparaître comme pur objet de calcul, de planification et de contrôle. Au-delà de la matière et de l’énergie, les dispositifs numériques de captation des données permettent aujourd’hui l’extension du commissible à la sphère de l’information. A ce niveau encore, l’homme fait « partie du fonds » (Heidegger 1958 : 24), au sens où il n’est pas seulement celui qui organise l’exploitabilité des choses, mais advient lui-même comme matière informationnelle première de l’exploitation et du calcul. S’inscrivant dans cet horizon, il revient à la technologie des deadbots d’organiser la commissibilité des âmes mortes : par la puissance des algorithmes, les traces laissées par les morts s’intègrent à leur tour aux réserves de données dans lequel la machine vient puiser pour alimenter son fonctionnement et la gamme de ses services en ligne. Transformés en agents conversationnels, les disparus apparaissent dès lors eux-mêmes sous la forme de présences calculables et prévisibles. Informationnellement réduits, machinalement animés, ils réintègrent la sphère du productible où ils se trouvent commis au soulagement des consciences endeuillées. Si l’on peut faire l’hypothèse que l’accès au Royaume numérique des morts n’exigera plus de nous aucun sacrifice, parole rituelle ou cérémonie purificatrice, c’est donc finalement parce que les âmes se seront intégrées au stock indifféremment disponible des données. C’est une même Intelligence artificielle qui, à quelques degrés de complexité près, organisera nos vacances, optimisera nos trajets et ressuscitera nos morts. L’effacement des lignes du sacré signe ici le nivellement de principe qui préside au régime technique de commissibilité.

Conclusion

Les cultures humaines se sont toujours efforcées, chacune à leur manière, de répondre à la perte des proches par le pouvoir d’images évocatrices, de textes commémoratifs ou de rites périodiques. Mais ces pratiques traditionnelles n’avaient fondamentalement de sens qu’à manifester, dans un ordre compensatoire de présence, celui que la mort avait rendu à jamais absent. En cela, la technique du deadbot ne vient pas simplement s’ajouter à la longue liste des médiations culturelles destinées à nous faire supporter la disparition de ceux que nous aimons. Par elle, il ne s’agit plus d’évoquer, de commémorer, ou de représenter celui qui nous manque, mais de le produire sous la forme d’un simulacre numérique. Ce n’est plus seulement le donné, mais le disparu, qui intègre ainsi le régime technique de la fabricabilité universelle. L’anthropologie du numérique peut bien dès lors faire apparaître les manières dont les pratiques traditionnelles du deuil se prolongent, tout en s’y adaptant, dans l’espace du numérique. Ces survivances cultuelles ne sauraient pourtant cacher l’ampleur de la mutation à l’œuvre, celle par laquelle le régime culturel de la représentation symbolique laisse progressivement place au règne d’un signal informatique de commande retraduisant l’intégralité du réel sous la forme d’une présence programmable.

Bibliographie

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Georges, Fanny, « Le spiritisme en ligne. La communication numérique avec l’au-delà », Les Cahiers du numérique, 2013, vol. 9, p. 211-240, https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2013-3-page-211.html

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Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure [1781], tr. fr. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, Paris, Gallimard, 1980.

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