2023Emergenceune

Réponses d’émergence

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Maurizio Ferraris est professeur titulaire de philosophie à l’Université de Turin, où il est vice-président de la recherche en sciences humaines et directeur du Laboratoire d’ontologie. Directeur de recherche au Collège d’études mondiales (Paris) et membre consultatif du Center for Advanced Studies of South East Europe (Rijeka) et de l’Internationales Zentrum Für Philosophie NRW, il est Doctor Honoris Causa en sciences humaines à l’Université de Flores (Buenos Aires) et à l’Université de Pécs. Il est chroniqueur pour La Repubblica et pour Neue Zürcher Zeitung, directeur de Rivista di Estetica, de Critique, de rculo Hermenéutico editorial et de la Revue francophone desthétique. Il a écrit près de soixante livres qui ont été traduits en plusieurs langues. Il a travaillé dans le domaine de l’esthétique, de l’herméneutique et de l’ontologie sociale, associant son nom à la théorie de la documentation et du nouveau réalisme contemporain.

Résumé

Depuis la parution d’Émergence en 2018, Maurizio Ferraris a eu l’occasion de reprendre, d’infléchir ou d’amplifier d’amplifier certains thèmes de son nouveau-réalisme. Passage des individus à l’organisme, spécification technologique de l’émergence, transformation de l’enregistrement en hystérésis : ces modifications, qui mettent ces concepts mieux à notre portée, contrastent avec l’approche métaphysique du volume commenté dans ce dossier. Tout en répondant aux diverses objections et remarques initiées dans ce collectif, Maurizio Ferrais profite de cette occasion pour synthétiser les éléments les plus récents de sa pensée, notamment sa théorie du webfare, dont l’enjeu n’est autre que la réalisation du principe (évangélique et marxiste) : « chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».

Mots clés : nouveau réalisme, émergence, hystérésis, webfare, biosphère – anthroposphère, documentalité, ichnologie

Abstract

Since the publication of Emergence in 2018, Maurizio Ferraris had the opportunity to take up, inflect or amplify a number of topics from his New Realism. The shift from individuals to organisms, the technological specification of emergence, the transformation of registration into hysteresis: these changes, which bring these concepts more within our grasp, contrast with the metaphysical approach of the volume reviewed in this issue. While responding to the various objections and remarks raised in this volume, Maurizio Ferrais also takes advantage of the opportunity to synthesize the most recent elements of his thought, particularly his theory of webfare, the stakes of which are no less than the realization of the (evangelical and Marxist) principle of « to each according to his abilities, to each according to his needs. »

Key words : new realism, emergence, hysteresis, webfare, biosphere, anthroposphere, documentality, ichnology


NDLR : Cet article contient des images ayant pour but d’illustrer le propos de l’auteur. Malheureusement, ces images sont de petite taille et d’une résolution faible. Les organisateurs du dossier « Emergence » n’ayant pas souhaité retirer les images de l’article, il a été publié ainsi.

Introduction

Prémisse indispensable : toutes les objections soulevées sont justes, et je suis honoré qu’autant de temps et d’intelligence aient été investis dans une lecture réfléchie et stimulante. Quelqu’un, que Markus Gabriel considère comme un réaliste, a écrit “Wege, nicht Werke”. Et quelqu’un d’autre, auquel Markus a consacré son ingéniosité juvénile, a changé de position presque à chaque livre, et dans tous les cas, au moins « deux philosophies » y sont codifiées, une idéaliste et une réaliste.

Nombre des objections qui me sont adressées trouvent une réponse, ou sont surmontées, dans Doc-Humanity, qui vient d’être publié par Mohr dans la série éditée par Markus, et dans Hystheresis, qui doit paraître l’été prochain chez Edinburgh University Press dans la série éditée par Graham Harman. Et je ne pense pas que la subtilité et le flair philosophique de Jocelyn Benoist, qui a propulsé la traduction française d’Emergence ainsi que nombre de mes autres ouvrages, lui aient fait défaut en l’empêchant de voir dans ce livre une contrebande tardive de thèses post-structuralistes repeintes d’un vernis néo-réaliste criard. (Soit dit en passant : je ne crois pas que le réalisme, comme l’antiréalisme, soient des positions éternelles, mais les termes d’une dialectique dont, espérons-le, le progrès philosophique bénéficie).

Lorsque j’ai dit que le livre était « spéculatif », je l’entendais dans le sens où Freud, dans Au-delà du principe de plaisir, affirme que « nous entrons maintenant dans la spéculation ». Une tentative, une expérience, une hypothèse, comme en témoigne le postulat hyperbolique de l’œuvre, que l’on pourrait aussi traduire, en écho à l’ironie d’Antonio Gramsci, par « brèves remarques sur l’univers ». Je ne dis pas cela pour retirer ce que j’ai écrit, ce serait futile et tardif, mais pour le réitérer en montrant ses résultats évolutifs : ce qui manquait encore et ce qui a maintenant, dans des synthèses plus matures, évolué ou émergé. Ce qui répond en partie aux objections que je considère comme justes, et, pour ainsi dire, les corrobore ; ce qui suggère en partie que d’autres objections manquent la cible. Alors, qu’est-ce qui a changé, ou si vous préférez « émergé », entre Emergence et aujourd’hui ?

Tout d’abord, ce que j’appelais, avec une expression provisoire empruntée à Strawson, les « individus » sont devenus des « organismes », par opposition aux mécanismes.

Deuxièmement, comme l’a noté Jocelyn, l’émergence a été spécifiée comme une technologie, comme un faire sans savoir, comme une coopération entre un organisme et un mécanisme. Il s’agit d’un passage des rêves de la métaphysique à des choses plus à notre portée. En retournant un titre célèbre, nous sommes passés de l’univers infini au monde clos.

Troisièmement, ce que j’ai vaguement décrit comme un « enregistrement » s’est transformé en « hystérésis » et s’est articulé en quatre moments qui, je l’espère, peuvent répondre aux objections les plus pressantes et légitimes que Jim Gabaret et Florian Florestier, en particulier, m’ont adressées.

I. Anthropisme et philantropisme

Pour revenir aux « brèves remarques sur l’univers » : qu’est-ce que le monde ? À une époque, la réponse était simple : la création de Dieu. Les explications ayant changé, la seule réponse plausible ne peut néanmoins être « la totalité de ce qui est », car une étoile est sans doute visible dans le ciel, mais elle s’est éteinte depuis des millions d’années.  En effet, la simple présence est un modèle qui ne s’applique ni à la totalité des choses ni à chaque entité, qui occupe non seulement une place dans l’espace mais aussi dans le temps, et qui à un moment donné n’était pas là et à un autre moment ne sera plus là (c’est en négligeant cette évidence que Emanuele Severino a pu soutenir que tout est éternel, « puisque ce qui est ne peut pas ne pas être »).

Précisément parce qu’il serait naïf de prétendre parler du monde à partir d’un exil cosmique, je crois qu’il est indispensable de partir d’une perspective anthropique, terme par lequel j’entends la perspective d’un organisme, qui n’a que des finalités internes, et d’un mécanisme, qui n’a que des finalités externes qui agissent après coup sur l’organisme humain dans le monde techno-social en déterminant le sens social de l’émergence. Je crois ainsi résoudre le paradoxe sur lequel Jeanne-Marie Roux attire à juste titre l’attention, quand elle souligne qu’il semble peu plausible de chercher un sens au monde en dehors des humains en tant que donneurs de sens. Et j’espère par là répondre à la question « champignonniste » que m’adresse avec tant d’humour Pauline Nadrigny : c’est la réalité qui émerge comme un champignon, ainsi que les champignons en tant que parties de la réalité. Mais la vérité, elle, ne surgit pas comme un champignon, elle doit être faite par les humains en référence à la réalité (j’ai traité analytiquement ce sujet, malheureusement en italien, dans Agostino. Fare la verità, il Mulino, Bologna, 2022).

Ce « principe anthropique » ne signifie pas du tout « constructionnisme ».  Le problème fondamental du postmodernisme était l’idée que tout était construit intentionnellement (ainsi, Searle est un postmoderniste en ontologie sociale, tandis que je suis un réaliste aussi en ontologie sociale).

Or, il n’y a rien d’étonnant à ce que le monde social soit socialement construit ; le problème est plutôt que cette construction, comme nous l’ont appris Hegel et Marx, est plutôt une émergence, un acte collectif qui n’est guidé par aucune intentionnalité ni surtout par aucune décision subjective et solitaire.

De même, le fait que le soleil que nous voyons en ce moment soit en effet le soleil de huit minutes avant, et qu’une abeille le voit probablement différemment ne signifie en aucun cas que nous créons le soleil. Une fois cela compris, il devient tout à fait légitime de décrire le monde social en termes d’interaction entre les organismes et les mécanismes.

Le principe anthropique permet d’éviter les malentendus, comme de dire que notre travail consiste à sauver la planète.  Pourquoi pas l’univers tant qu’on y est ? La vérité est que ce que nous pouvons faire, au mieux, est d’essayer de sauver l’environnement, c’est-à-dire notre Umwelt. Et dire cela n’est pas de l’anthropocentrisme, c’est exactement le contraire : c’est reconnaître que notre regard n’est pas une vue de nulle part, mais du lieu d’où nous tirons le sens. Examinons maintenant quatre modèles, ou si l’on veut quatre tropismes, basés sur le principe anthropique, et un cinquième, guidé par un principe philanthropique, qui se présente comme la proposition politique pouvant être dérivée du Web, à savoir le Webfare.

I.1. Anthropisme 1 : le Web

Il n’y a rien d’étonnant à supposer un appareil technologique comme principe d’explication du monde. Lorsque Galilée dit que le monde est un livre écrit en caractères mathématiques, c’est exactement ce qu’il fait.  Commençons donc par le modèle mécanique, c’est-à-dire, dans notre cas, le Web. En allant du général au particulier, nous rencontrons quatre couches qui rendent le fonctionnement du Web possible.

Biosphère

La couche la plus externe et la plus fondamentale est la biosphère, c’est-à-dire la sphère de la vie organique en tant que fondement ultime de la possibilité d’un appareil pour l’enregistrement des besoins. Seuls les organismes manifestent de véritables besoins, car seuls les organismes sont soumis à l’urgence du métabolisme et à un cours de vie qui ne possède que l’alternative entre on et off.  C’est pourquoi les mécanismes, en tant qu’appareils construits par cet organisme particulier systématiquement relié aux mécanismes qu’est l’homme, ne possèdent aucune urgence, motivation ou nécessité, et n’existent donc qu’en tant que fonction des organismes, et en particulier de l’organisme humain. De ce point de vue, le Web se présente comme le plus universel des mécanismes construits jusqu’à présent, car il est le plus apte à capter la forme de vie humaine. La biosphère, en tant que porteuse des besoins qui découlent de la possibilité d’interruption immanente à tout organisme, définit un espace téléologique, car elle est la sphère dans laquelle l’être humain, en tant qu’organisme systématiquement relié à des mécanismes, confère des fins aux appareils. Et ce, précisément parce que seul ce qui peut avoir une finalité interne, c’est-à-dire l’alternative sèche entre to be or not to be, est en mesure de fournir des finalités externes aux mécanismes. Ainsi s’active un cercle techno-social dans lequel, en dernière analyse, l’homme reçoit du système une grande partie de sa finalité externe. Dans ce cadre, ou plutôt grâce à ce cercle, on comprend la pertinence du langage, dont Iris Brouillaud déplore à juste titre la sous-estimation dans Emergence.

Anthroposphère

L’anthroposphère, c’est-à-dire le résultat de l’interaction entre les organismes et les mécanismes dans le système spécifique de la forme de vie humaine, constitue le domaine de l’épistémologie, où se produit l’altération, c’est-à-dire le passage du quantitatif au qualitatif, que nous pouvons appeler « interprétation ». L’interprétation apparaît dans ce cas comme une attribution de sens, puisque seul l’homme, en tant que porteur d’une finalité interne, en tant que donateur d’une finalité externe aux mécanismes, et en tant que récepteur d’une finalité externe à travers la technologie et la culture, peut conférer un sens aux données qu’il a produites en exerçant la forme de vie humaine.

Docusphère

La docusphère, quant à elle, est le domaine technologique actuellement couvert par le Web et indique le niveau technologique, c’est-à-dire l’espace dans lequel les interactions homme-machine sont enregistrées, stockées, capitalisées et donc rendues disponibles pour une interprétation ultérieure.

Infosphère

Enfin, l’infosphère est le leurre que le Web utilise pour inciter les formes de vie humaines à disséminer leurs traces dans la docusphère.

I.2. Anthropisme 2 : le transcendantal

Le Web c’est le modèle technologique actuel, tout comme le livre écrit en caractères mathématiques était le modèle technologique utilisé par Galilée.  Et c’est toujours ce livre écrit en caractères mathématiques qui est à la base de ce modèle de description du monde toujours influent et anti-réaliste qu’est le transcendantalisme. Examinons-le vite (je l’ai fait en détails dans Good bye Kant ! Ce qu’il reste aujourd’hui de la Critique de la raison pure, Paris, L’éclat, 2009).

Je pense (dualisme)

Le grand contenant général, qui dans le modèle que nous venons d’examiner s’appelle le World Wide Web, se présente ici plutôt comme le Ich denke. C’est un modèle dualiste, car le Ich denke est un cogito sans extension. En dehors de cette circonstance, qui n’est bien sûr pas sans conséquences, il n’est pas difficile de trouver des analogies entre le système transcendantaliste et ce que nous avons dit sur le Web. Et ce, pour la raison banale que le Web n’est pas si différent d’un livre, même si, contrairement au livre de la nature, il n’est pas écrit par Dieu mais par des hommes.

Espace et temps (téléologie)

Dans le modèle transcendantaliste, la fonction téléologique, l’attribution des fins, est assurée par les formes pures de l’intuition, l’espace et le temps, qui sont appelés à conférer à l’expérience une direction spatiale et un cours temporel. De façon caractéristique, la fonction qui, dans la première critique, était remplie par l’esthétique transcendantale, sera remplie, dans la troisième critique, par la vie, c’est-à-dire par le système des organismes, et dans la deuxième critique, par l’impératif catégorique, c’est-à-dire par l’attribution d’une finalité absolue.

Catégories (épistémologie)

Dans le modèle transcendantaliste, la fonction épistémologique est exercée par les catégories en tant qu’instruments d’interprétation de l’expérience. Il s’agit d’un aspect évident sur lequel il n’est pas utile de trop s’attarder.

Schémas (technologie)

Un point peut-être plus intéressant qui mériterait d’être noté, c’est celui de savoir comment un moment technologique est explicitement inclus dans le modèle transcendantaliste, à savoir les schémas en tant que systèmes d’itération (Kant parle de « méthodes de construction ») qui agissent comme médiateurs entre les catégories et les intuitions auxquelles ces catégories se réfèrent.

Phénomènes (phénoménologie)

Enfin, ce qui dans le modèle Web était représenté par l’infosphère, c’est-à-dire par ce qui se manifeste ouvertement, dans le modèle transcendantaliste est représenté par une phénoménologie, à comprendre comme la totalité de ce qui apparaît. Dans ce cas, nous ne disposons pas d’une couche ontologique mais, tout au plus, d’une couche épistémologique. Ce sera l’idéalisme transcendantal qui transformera l’épistémologie en ontologie. Mais nous arrivons ainsi au système constructiviste qui a dominé jusqu’à l’avènement du réalisme.

I.3. Anthropisme 3 : Emergence

Le modèle émergentiste que je propose constitue simplement la réécriture dans un sens moniste et ontologique de ce qui, dans la version transcendantaliste, était proposé dans un sens dualiste et épistémologique.

Hystérésis (monisme)

À la place du Ich denke, nous avons l’hystérésis, c’est-à-dire la raison universelle pour laquelle chaque état n’est pas simplement présent, mais est le résultat des états qui l’ont précédé. L’hystérésis, dans ce sens, doit être considérée comme la somme de toutes les potentialités offertes par l’enregistrement, c’est-à-dire l’inscription, le fait que quelque chose persiste ; l’itération, le fait que ce qui persiste peut être répété et capitalisé ; l’altération, le passage du quantitatif au qualitatif rendu possible par l’itération ; et enfin l’interruption comme l’attribution de sens, qui appartient exclusivement aux organismes en tant que spectateurs de l’ensemble du processus de leur point de vue.

Biosphère (téléologie, organismes, interruption)

L’organisme prend la place qu’occupait l’individu dans l’Émergence car il se distingue clairement non seulement de l’inorganique (ce qui est évident, l’inorganique ne naît ni ne meurt) mais aussi du mécanisme. Alors que l’organisme n’a que deux positions, marche ou arrêt, et que lorsqu’il est arrêté, il l’est pour toujours, sans possibilité de résurrection, le mécanisme est programmé pour effectuer une série de marche/arrêt/marche/arrêt.  Et si l’organisme est soumis à des pressions métaboliques, comme un changement d’humeur ou une agressivité accrue en l’absence de nourriture, nous ne verrons jamais un ordinateur se battre avec un autre ordinateur pour se disputer l’électricité, ou deux téléphones portables masculins se défier à l’extérieur du bar pour faire bonne figure devant un téléphone portable féminin. (Notez que les machines n’ont pas de sexe, ce qui est un producteur de sens et de motivation qui ne doit pas être sous-estimé).

Anthroposphère (épistémologie, altération)

L’anthroposphère, en tant que champ épistémologique, présente les mêmes caractéristiques que celles que j’ai présentées dans le modèle web, et n’a donc pas besoin d’être approfondie, à l’exception d’un point, à savoir que traditionnellement, le stock de traces disponibles pour l’interprétation était infiniment plus limité que celui dont nous disposons aujourd’hui – notamment grâce au web.

Docusphère (technologie, itération)

La docusphère en tant qu’appareil technologique a existé bien avant le Web et se compose de tous les dispositifs technologiques dans lesquels l’homme a laissé ses traces.

Ichnosphère (ontologie, inscription)

Ce qui change significativement, cependant, par rapport au modèle web et au modèle transcendantaliste, c’est le niveau ontologique. En effet, dans le modèle émergentiste, dans la mesure où il est fondé sur l’hystérésis, c’est-à-dire la permanence de processus derrière la simple présence de ce qui est devant nous, nous avons affaire à une véritable ontologie, c’est-à-dire non pas à une phénoménologie, comme chez Kant, ou à une infosphère, comme dans le web, mais à une ichnosphere, c’est-à-dire à un monde qui doit être considéré comme essentiellement constitué de traces qui sont la persistance d’états antérieurs de la matière.

I.4. Anthropisme 4 : Ichnosphère

Je propose par là de concevoir l’ontologie comme une ichnologie, c’est-à-dire la présence comme une trace à la fois dans le World Wide Web et dans le monde sans le Web. Ainsi, le monde n’existe pas mais persiste ou, si l’on préfère (c’est mon option), son existence est fondée sur la persistance.

Présence et présent

La présence et le présent, avec leur primauté sans précédent, sont donc le résultat d’une hystérésis. Dire cela, c’est fournir une explication réaliste du monde tel qu’il nous est accessible (et notez bien qu’il n’est pas tel qu’il nous apparaît, comme dans les hypothèses transcendantalistes), et cela peut être illustré par une re-proposition du fameux cône inversé de Bergson

Différance

On comprend pourquoi Derrida peut affirmer que la différance est plus ancienne que l’être lui-même, ce qui revient à dire qu’il n’y a de présence que dans l’hypothèse de l’hystérésis. Par ailleurs, et je réponds ici à une objection de Markus, il y a de très bonnes raisons de considérer l’interprétation du langage d’Aristote et de Searle comme une bonne phénoménologie de la façon dont nous percevons psychologiquement l’expression, mais qui n’a rien à voir avec les comportements et mécanismes réels qui y président.

Le quadridimensionnalisme

Enfin, la perspective ichnologique est pleinement compatible avec le quadridimensionnalisme et j’aime rappeler les dernières lignes de ce grand roman quadridimensionnaliste qu’est la Recherche.

II. Philanthropisme. Le Webfare

Le Webfare que visent mes spéculations, qui, je l’espère, ont entre-temps perdu leur caractère de fable, est la capitalisation et la redistribution au profit de l’humanité des données qu’elle produit elle-même. En résumé, Dominik Jarczewski a raison lorsqu’il souligne qu’il n’est pas nécessaire d’élaborer une théorie de l’origine de l’univers pour motiver l’action politique. Mais, si l’analogie entre WWW que j’ai établie dans cette tentative de réponse a une quelconque valeur, alors je crois qu’il vaut la peine d’exploiter le potentiel du monde extérieur et intérieur du Web pour le bien de l’humanité.

Who

Le sujet de Webfare est l’humanité en tant que porteuse de besoins, de désirs, de curiosité. N’étant plus intéressant en tant qu’homo faber, et toujours prêt à se convertir en homo necans dans les guerres qui apparaissent à nouveau en Europe, l’humain apparaît extérieurement comme un homo otiosum, qui volontairement, par choix, ou involontairement, en raison de la réduction des emplois, passe son temps connecté au Web. En réalité, il est un homo consumens, c’est-à-dire qu’il manifeste, par sa propre consommation (qui ne peut pas être automatisée) la forme humaine de la vie, ce qui est décisif pour les machines, qui ne savent pas ce que signifie être humain et doivent l’apprendre de nous tous les jours. Or, l’homo consumens, si l’on peut interpréter correctement la notion de « consommation », qui ne se résume pas à manger de la malbouffe, mais manifeste l’ensemble des besoins humains, matériels et spirituels, doit être reconnu comme un homo valens, car c’est lui qui établit l’échelle des valeurs qui régit tout le dispositif du Web.

What

Ce qui est produit par l’homo consumens en tant qu’homo valens est un capital entièrement nouveau, puisque jusqu’à il n’y a pas si longtemps, la grande majorité des actes de l’humanité ne se traduisaient pas en données capitalisables. Nous avons affaire à un patrimoine de l’humanité dans un sens radical. Ontologiquement, elle n’a rien à voir avec les biens communs, qui sont la nature, alors que celle-ci est la culture et la société. Sur le plan épistémologique, il s’agit d’un trésor de connaissances enfin fiables sur l’humain. Sur le plan économique, il s’agit d’un capital renouvelable en permanence, puisque je peux utiliser les données aussi souvent que je le souhaite. Politiquement, il est radicalement démocratique, puisqu’il est produit de manière égale par l’humain le plus riche ou le plus éduqué, ou le plus pauvre, ou le plus inculte, du moment qu’il est connecté au Web. Il s’agit donc d’un capital qui ne fait aucune différence entre les riches et les pauvres, car même ceux qui ne possèdent pas un centime génèrent (à condition d’être connectés) une richesse de données qui n’est pas sans rappeler celle de l’homme le plus riche de la planète. Au lieu d’être un signe de l’élection divine de l’individu, comme dans l’origine calviniste du capitalisme bourgeois, ce nouveau capital humaniste ne vaut que dans la mesure où il est partagé entre tous les humains, sans distinction de richesse, d’intelligence, de race ou de foi.

Where

Le lieu de production du capital de l’humanité est le Web en tant que dépôt des formes de vie humaine. On pensait autrefois que le véritable capital du Web était la supposée intelligence collective produite dans l’infosphère, c’est-à-dire le capital sémantique, à tort, à la fois parce que l’infosphère est aussi le royaume de l’imbécillité de masse et des fake news, et surtout parce que l’infosphère est simplement une bibliothèque plus accessible que les bibliothèques papier. Une bibliothèque de Babel, si vous voulez, mais qui doit se soumettre à la règle implacable selon laquelle le langage nous a été donné non seulement pour révéler nos pensées (qui, soit dit en passant, peuvent être fausses), mais aussi pour les cacher. Le véritable capital du Web est le capital syntaxique, produit par les actes des humains : ce que nous faisons, où nous sommes, ce que nous cherchons, ce que nous préférons. Des actes qui sont toujours vrais, même si la plupart du temps, ils n’ont de sens que lorsqu’ils sont placés en relation avec des millions d’autres données. Des actes qui constituent la docusphère, siège authentique du patrimoine de l’humanité, nourri par la biosphère (l’ensemble des formes de vie humaine) et inscrit dans la biosphère, c’est-à-dire l’environnement propice à la vie humaine, qu’il faut préserver en sachant que la protection de l’environnement est une obligation morale envers l’humanité, c’est-à-dire la seule espèce animale pour laquelle il est logique de parler de « morale ».

When?

Quand Webfare sera-t-il mis en œuvre ? A ce moment précis, pour répondre aux besoins de l’humanité post-coloniale, et étant donné que sa mise en œuvre n’appelle pas de délibérations politiques mais des actions innovantes. Nous devons développer une forme de pensée proactive, renforcée par le fait que le Webfare constitue une troisième voie, humaniste, par opposition aux deux voies de capitalisation des données qui ont été établies avec succès au cours des deux dernières décennies. La première est la voie libérale, celle des plateformes commerciales américaines, qui privatisent le capital sans le restituer (sauf pour la partie la moins précieuse, l’information du domaine public) à l’humanité qui l’a produit. La seconde est celle, communiste, des plateformes nationalisées chinoises, qui collectivise le capital mais génère un contrôle total des citoyens par l’Etat. D’où précisément la troisième voie, humaniste : forts de la possibilité, garantie par les lois européennes, d’obtenir leurs propres données sociales, les utilisateurs pourront confier leur exploitation (qui nécessite un grand nombre) à des plateformes philanthropiques, qui créeront un marché des données, inexistant aujourd’hui, et reverseront les bénéfices cognitifs à l’ensemble de l’humanité, et les bénéfices financiers à cette partie de l’humanité qui, aujourd’hui, n’a pas d’argent, mais produit des données, initiant ainsi un parcours de citoyenneté non seulement formel, mais substantiel.

Why?

Pourquoi ? Réaliser le principe (évangélique et marxiste) « Chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Un principe qui n’a pas pu être réalisé jusqu’à présent car dans le monde de l’homo faber, la capacité récompensait bien plus que le besoin, qui était une manifestation d’indigence qui pouvait au mieux être réservée à une charité humiliante, et non comme producteur de valeur. Considérant que la nature particulière du patrimoine de l’humanité permettrait un processus qui, à partir de la reconnaissance de la valeur que les humains produisent sur le Web, prévoirait la capitalisation alternative de cette valeur à travers des plateformes philanthropiques, et la mise en place de procédures de capacitation qui permettraient à l’homo consumens, reconnu comme homo valens, de faire quelques pas en avant sur le chemin infini qui mène à l’homo sapiens.

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