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Recension – Pour l’intersectionnalité

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Judith Bordes est agrégée de philosophie, doctorante associée au laboratoire SPH de l’Université Bordeaux-Montaigne.

Éléonore Lépinard & Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité, Anamosa, 2021. 72 p.

Dans Pour l’intersectionnalité, la défense des études intersectionnelles contribue, en-deçà des polémiques idéologiques mal informées, à une réflexion sur les présupposés épistémologiques dominants des sciences sociales françaises. L’ouvrage est disponible ici.


Ce court livre, écrit en commun par deux sociologues[1], est une version revue et augmentée d’un article paru en 2019 (consultable en ligne ici). La défense du concept d’intersectionnalité intervient alors que se multiplient les attaques à son encontre. Les autrices en identifient deux sources principales. Des attaques sont formulées dans la sphère publique par des hommes politiques et des polémistes, qui s’inscrivent dans un contexte général de méfiance à l’égard des sciences sociales ; mais au sein des sciences sociales mêmes, des tensions opposent partisan·es et détracteur·trices du concept d’intersectionnalité.

Face à ces attaques, le livre vise à remplir une triple fonction. Il va s’agir tout d’abord de définir le concept d’intersectionnalité, d’en rappeler les origines et d’en montrer l’intérêt scientifique. Les autrices identifient ensuite les différents types d’accusation portées contre le concept et en exposent la non-pertinence. Enfin, elles montrent que c’est un postulat méthodologique des sciences sociales françaises, qui consiste à éluder la position de domination des chercheurs, qui entraîne le rejet du concept d’intersectionnalité. Le caractère polémique de ce petit ouvrage, avant de concerner des enjeux politiques, est donc épistémologique. Il conduit à se demander quelle place les recherches en sciences sociales doivent accorder à la prise en compte de la position sociale, souvent dominante, des chercheurs : l’éluder, l’ignorer, ou au contraire, la prendre en compte dans le travail même de recherche ?

I. L’intersectionnalité ou le postulat de la pluralité

Le premier intérêt du livre est de rappeler qu’avant de constituer un potentiel outil idéologique, le concept d’intersectionnalité vise à analyser l’intrication des rapports de pouvoir ordonnant la vie sociale. Il trouve son origine dans les années 1980 aux États-Unis, dans les écrits de théoriciennes féministes africaines-américaines et chicanas sensibles aux lacunes des théories féministes existantes. Par souci d’universalisme, ces dernières font abstraction des oppressions spécifiques auxquelles sont exposées les personnes racisées, et excluent de fait de leurs analyses tout un éventail de dominations concrètes.

Par contraste, le concept d’intersectionnalité a été élaboré pour « désigner et appréhender les processus d’imbrication et de co-construction de différents rapports de pouvoir – en particulier la classe, la race et le genre ». À ces trois déterminations sociales peut s’ajouter, selon les études intersectionnelles, la prise en compte d’autres déterminations : la sexualité, la confession religieuse, le handicap, etc.

Le concept d’intersectionnalité, quels que soient les types de déterminations auxquels il s’intéresse spécifiquement, s’appuie donc sur le postulat suivant : l’étude des conditions sociales, plutôt que de se limiter à celle d’une détermination principale à laquelle se réduiraient toutes les autres, doit porter sur la concomitance de déterminations diverses. Il fait le choix de la pluralité. En ce sens, il tranche avec les explications qui accordent leur attention à une cause fondamentale, par exemple celle de classe sociale, de laquelle découleraient toutes les autres. De cette approche sont exemplaires les travaux de l’historien Gérard Noiriel, tel que L’histoire populaire de la France, et dont l’ouvrage écrit en commun avec le sociologue Stéphane Beaud, Race et science sociale[2] s’alarme d’une dérive des sciences sociales françaises : s’enquérant désormais de la race, elles relégueraient la détermination socio-économique au second plan.

II. Les préjugés à l’épreuve des sources

C’est précisément à ce dernier ouvrage que les deux autrices recourent pour identifier les accusations récurrentes à l’encontre du concept d’intersectionnalité, dont elles entendent démontrer la non-pertinence. Partant du constat que nombre de ces accusations reposent sur une méconnaissance des travaux intersectionnels existants, dans leurs origines états-uniennes, mais aussi dans leurs réappropriations plus récentes en français, elles contribuent à donner à connaître les travaux emblématiques et à soulever leurs problématiques essentielles. Ainsi résument-elles : « Disons-le simplement : celles et ceux qui s’opposent au concept d’intersectionnalité n’y connaissent pas grand-chose » (p. 17). Trois accusations principales sont identifiées : les théories intersectionnelles recourraient au concept non-pertinent de la race, elles envisageraient les rapports de domination selon une simple cumulation des oppressions et elles délégitimeraient le recours au concept de classe.

II. 1. Le concept de race

Le premier reproche récurrent à l’égard des travaux intersectionnels porte sur la catégorie de « race » qu’ils emploient. Si les travaux portant sur le genre ont gagné en légitimité, le thème de la race reste un sujet épineux, suspecté soit de vouloir nourrir le communautarisme, là où l’universalisme devrait aller de soi, soit d’entériner une catégorisation biologique raciste.

Or le concept de race, défini non d’après une perspective biologique, mais comme un « régime de pouvoir », c’est-à-dire comme un « principe produisant des hiérarchies dans la société » (p. 21), apparaît comme une condition nécessaire de l’analyse rigoureuse de la société, en ce qu’il met au jour des oppressions effectives liées à la façon dont les différences de perception de la couleur de peau et de la culture entraîne des différences de traitement des individus.

II. 2. La simple cumulation des oppressions

La deuxième accusation reproche aux travaux intersectionnels de se contenter de souligner un cumul simpliste des inégalités. Les deux sociologues démontrent au contraire, en citant des études de terrain, que le concept d’intersectionnalité permet d’envisager l’articulation complexe des facteurs de domination. Pour le comprendre, les autrices mentionnent des cas concrets.

Les travaux de la pionnière des théories intersectionnelles Kimberlé W. Crenshaw[3] montrent ainsi que les violences subies par les femmes racisées et immigrées ont une spécificité irréductible à la prise en compte des violences subies par des femmes blanches ou rencontrées par des hommes racisés. Mais le concept d’intersectionnalité permet également d’aborder les situations où ce qui pourrait paraître comme un privilège social, par exemple du point de vue d’une théorie féministe universaliste, s’avère exposer à des types de discriminations spécifiques pour les personnes racisées. C’est ce que démontrent les études consacrées au contrôle au faciès, plus souvent subi par des hommes que par des femmes : dans ces cas d’abus de pouvoir, le fait d’être perçu comme un homme noir ou d’origine maghrébine augmente le risque d’être contrôlé de manière arbitraire par la police. On trouve ici un bon exemple du fait que les travaux intersectionnels aboutissent moins à identifier le cumul des oppressions qu’ils ne contribuent à en saisir les ajustements complexes. La question n’est donc pas de savoir qui est le plus dominé, comme le prétendent les attaques des théories intersectionnelles qui y déplorent une tendance à la « victimisation », mais plutôt de savoir comment la concomitance de certaines déterminations sociales préserve de ou expose à différents rapports de pouvoir.

II. 3. La délégitimation de la classe

La dernière accusation formulée à l’encontre des théories intersectionnelles est d’abandonner l’analyse sociale dans les termes des différences de classe sociale. Les autrices, se référant à des ouvrages pionniers des théories intersectionnelles – notamment le fameux Femme, race et classe d’Angela Davis, paru en 1981 – insistent sur l’intérêt de ces dernières pour la catégorie de classe, tout en précisant comment s’opère cet intérêt. Selon celles-ci, il ne s’agit pas de dénier l’importance de la classe sociale, mais de « refuser d’accorder a priori au facteur de classe le primat fondamental de la domination » (p. 34). À ce refus s’ajoute, selon la théoricienne Mari J. Matsuda, l’impératif de toujours « poser l’autre question[4] » (p. 37). Face à une situation d’oppression de classe, on se demandera : quelle y est la part de sexisme ; face à une situation d’homophobie, quelle y est la part de racisme, etc. Cet effort répond à « une exigence scientifique forte », celle de mener une analyse la plus complète et complexe possible des mécanismes de pouvoir.

III. Épistémologies du point de vue versus « épistémologie de l’ignorance »

Qu’est-ce alors qui, malgré une telle exigence, conduit une partie des chercheur·ses français·ses en sciences sociales à discréditer des travaux qu’ils et elles semblent, au fond, mal connaître ? C’est à l’élucidation de cette tendance que se consacre la fin du livre, qui porte sur un « impensé grave » des sciences sociales françaises.

Ici, deux épistémologies des sciences sociales s’opposent. Dans le contexte français, depuis Bourdieu, il est admis que la condition d’une sociologie scientifique est que le sujet de la science rompe avec le point de vue socialement situé qui le définit dans la vie quotidienne. À l’inverse, les théories intersectionnelles reposent sur l’idée que la prise en compte du point de vue socialement situé du sujet de la science, loin de parasiter sa recherche, contribue à faire émerger des savoirs nouveaux. Il s’agit alors d’assumer, dans l’entreprise même de la science, le point de vue situé que l’on porte avec soi. Cette épistémologie de point de vue est condensée dans les travails menés, au milieu des années 1980, par la philosophe Nancy Hartsock :

Pour Hartsock, la vision du monde promue par les personnes en position dominante est toujours partielle et partiale, car elle participe à la légitimation des rapports de dominations – ce que Pierre Bourdieu n’aurait pas contredit. Celle des dominé·es ne peut devenir autonome qu’à travers une lutte collective qui peut, elle, produire un savoir véritable sur la nature des rapports de domination – ce à quoi Bourdieu n’avait pas pensé (p. 42). 

Faire entrer le point de vue des dominés dans le processus même de l’enquête sociologique conduirait à un progrès de connaissance. Le refus de l’épistémologie du point de vue témoigne donc du refus de penser l’articulation entre l’expérience sociale et la production de savoirs. Il ne conduit à rien de moins, selon les autrices, qu’à une « épistémologie de l’ignorance[5] », selon laquelle des chercheur·ses se complaisent dans l’ignorance des privilèges – de classe, de race, de genre, etc. – dont ils bénéficient. Pour que d’autres points de vue puissent émerger, qui enrichissent les sciences sociales et leur permettent de s’allier à une perspective d’émancipation collective, il s’agirait donc de renouveler la réflexivité des chercheur·ses en sciences sociales. Or ceci, concluent les autrices, nécessite la fin du discrédit jeté sur les théories intersectionnelles, mais aussi l’ouverture de postes et de programmes de recherche mettant ces sujets à l’honneur.

Dans ce bref ouvrage, en se situant au-delà des polémiques mal informées sur le concept d’intersectionnalité, les deux autrices en démontrent la solidité et la pertinence scientifiques. Loin de ce que craignent certains discours alarmés d’une américanisation des sciences sociales françaises, force est de constater que les réflexions liées à l’intrication des divers rapports de domination sociale sont encore trop peu connues en France, et que de nombreux textes de référence sur ces questions restent encore à traduire.

Pour aller plus loin, on pourra se référer à la liste des « indispensables » dressée par les deux autrices, qui mêle les ouvrages classiques des théories intersectionnelles à des articles inscrits dans le contexte français récent :

  • Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud, « Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé·es ? », Mouvements, n°72, 2012, p. 11-21.
  • Angela Davis, Femme, race et classe, Paris, Éditions des Femmes, 1983, rééd. 2007.
  • Elsa Dorlin (textes présentés par), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • Farinaz Fassa, Eléonore Lépinard et Marta Roca i Escoda (dir.), L’Intersectionnalité. Enjeux théoriques et politiques, Paris, La Dispute, 2016.
  • Eric Fassin (dir.), « Les langages de l’intersectionnalité », Raisons politiques, n°58, 2015.
  • Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Eleonore Lépinard et Eleni Varikas (dir.), « Féminisme(s) : Penser la pluralité », Cahiers du genre, n°39, 2005, qui comprend notamment la traduction de l’article de Kimberlé W. Crenshaw, « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur ».
  • Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
  • Artemisa Flores Espínola, « Subjectivité et onnaissance : réflexions sur les épistémologies du point de vue », Les Cahiers du genre, n°53, 2012, p. 99-120.
  • Sarah Fenstermaker, « ‘Faire’ la différence » (trad. Laure de Verdalle et Anne Revillard), Terrains et travaux, n°10, 2006, p. 103-136.
  • Silyane Larcher et Abdellali Hajjat (dir.), « Intersectionnalité », Mouvements, 2019 (consultable en ligne ici).

[1]Éléonore Lépinard est sociologue, professeure en études de genre à l’Université de Lausanne. Sarah Mazouz est sociologue, chargée de recherches au CNRS (Ceraps) et membre de l’Institut Convergences Migrations.

[2]Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Marseille : Agone, 2018. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, Marseille : Agone, 2021.

[3]Kimberlé W. Crenshaw, « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », (1989), trad. fr. O. Bonis, in Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Éléonore Lépinard et Eleni Varikas (dir.), « Féminisme(s) : Penser la pluralité », Cahiers du genre, n°39, 2005, p. 51-82.

[4]Mari J. Matsuda, « Beside My Sister, Facing the Enemy : Legal Theory out of Coalition », Stanford Law Review, vol. 43, n° 6, 1991, p. 1183-1192.

[5]Selon l’expression de Shannon Sullivan et Nancy Tuana (dir.), Race and Epistemologies of Ignorance, New York, State University of New York Press, 2007.

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