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Entre théorie de la littérature et neurosciences

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Entre théorie de la littérature et neurosciences. Pour un espace de dialogue.

 

Noëlle Batt. Professeur émérite de littérature américaine et théorie de la littérature à l’université Paris VIII. Elle a dirigé de 1984 à 2013 le Centre de Recherche sur la Littérature et la Cognition et la revue TLE (Théorie, Littérature, Épistémologie) publiée par les Presses Universitaires de Vincennes. On mentionnera en relation avec le thème de ce numéro : Littérature et connaissance (no9, 1990), Figuralité et Cognition (no10, 1991), Épistémocritique et Cognition I et II (no11 et no12, 1992, 1993), Dynamique et Cognition. Nouvelles approches (no 17, 1999), Frontières instables (no18, 2000). Elle est l’auteur de très nombreux articles de théorie et de critique littéraire, particulièrement dans le domaine des rapports transdisciplinaires entre littérature, sciences et philosophie.

Dossier «  Repenser l’interdisciplinarité entre esthétique et neurosciences cognitives  », coordonné par Donna Jung et Bruno Trentini.

 

Résumé

Dans la perspective d’une coopération à poursuivre et à développer entre neurosciences et théorie littéraire, il s’agit ici de poser cinq paramètres définitoires de cette expérience esthétique particulière que constitue la lecture littéraire qui, même s’ils ont déjà fait l’objet d’études préliminaires par les spécialistes des neurosciences, pourraient être explorés plus avant avec les moyens techniques appropriés, pour nous informer sur les processus cognitifs conscients et non conscients engagés dans ce vécu intellectuel et émotionnel singulier que produit la rencontre avec l’art littéraire.

Mots-clefs: Théorie littéraire. Neuroscience. Expérience esthétique et cognitive. Espace-temps littéraire. Composition esthétique

Abstract In the perspective of pursuing the cooperation between literary theory and neuroscience, I will consider in this paper five parameters which are crucial for understanding this particular aesthetic and cognitive experience which consists in reading a literary text. Although they have already been the subject of preliminary studies by neuroscientists, they could be further explored with appropriate technical means, to inform us about the conscious and unconscious cognitive processes involved in this unique intellectual and emotional experience produced by the encounter with literary art.

Keywords: Literary theory. Neuroscience. Aesthetic and cognitive experience. Literary space-time. Aesthetic composition

 

Introduction

La scène critique sur les rapports entre littérature et cognition était encore peu occupée dans les années 1990 lorsque la revue TLE publiée par les Presses Universitaires de Vincennes proposa à ses lecteurs des numéros sur Littérature et Connaissance (1990), Figuralité et Cognition (1992), ou Épistémocritique et Cognition I et II (n10 et 11, 1992-1993), ces deux derniers numéros étant couplés avec le numéro double de la revue américaine SubStance : Épistemocritique (n70-71, 1993). Les recherches se sont depuis multipliées avec une diversification appréciable en France et à l’étranger. Pour la France il faut rendre hommage aux travaux de François Rastier : Sémantique et Recherches cognitives (1991, 2010), et Faire sens. De la cognition à la culture (2018), de Jean-Marie Schaeffer avec plusieurs livres : Pourquoi la fiction ? (1999), Petite Écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? (2011), L’Expérience esthétique (2015), de Françoise Lavocat avec un volume personnel : Fait et Fiction. Pour une frontière (2016) et un volume collectif : Interprétation littéraire et Sciences cognitives (2016), ainsi qu’à la thèse de Pierre-Louis Patoine devenue livre : Corps/texte. Pour une théorie de la littérature empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk (2015). À l’étranger, on notera les travaux stimulants de Karin Kukkonen en Norvège : A Prehistory of Cognitive Poetics. Neoclassicism and the Novel (2017), ceux de Franck Hakemulder aux Pays Bas : Narrative Absorption (2017), ceux de Terence Cave au Royaume-Uni, parmi lesquels un livre personnel : Thinking with literature. Towards a Cognitive Criticism (2016) et un livre collectif co-dirigé avec K. Kukkonen et O. Smith : Reading Literature Cognitively (2014), au Canada, ceux de Keith Oatley ou David Miall. Aux États-Unis, domine la réflexion de Lisa Zunshine, réflexion personnelle : Why we read fiction. Theory of the mind and the novel (2006) et collective : The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies (2015). Orientés vers des problèmes esthétiques ou linguistiques généraux, on retiendra aussi, pour la France, les travaux de philosophes des sciences du Centre de Recherches en Épistémologie appliquée de l’École Polytechnique – CREA – qui n’existe plus aujourd’hui (Jean-Pierre Dupuy, Francisco Varela, Daniel Andler, Yves-Marie Visetti etc.), de l’Institut Jean Nicod (Roberto Casati, Jérôme Dokic) et du Laboratoire de Sciences cognitives et psycholinguistique (Jérôme Sackur), ou encore de spécialistes des neurosciences comme Jean-Pierre Changeux : Du vrai, du Beau, du Bien. Une nouvelle approche neuronale (2006) ou Lionel Naccache : Perdons-nous connaissance ? (2010), du mathématicien et sémioticien Jean Petitot : Morphogenèse et Esthétique (2004).

À quelques exceptions près (T. Cave par exemple), les travaux concernant la littérature sont davantage orientés vers l‘expérience de situations fictionnelles telles qu’en proposent le roman et la nouvelle que par l’expérience de l’écriture littéraire dans ce qu’elle a de spécifique. C’est pourquoi, répondant à la demande des chercheurs à l’initiative de ce numéro d’œuvrer dans un sens positif au dialogue entre esthétique et neurosciences, je voudrais présenter brièvement une série de paramètres précis caractérisant l’expérience esthétique des œuvres dans le domaine littéraire, en indiquant comment ils pourraient donner lieu, à court ou moyen terme, à des protocoles d’expérimentation scientifique :

— I. le changement d’espace-temps accompagnant aussi bien la lecture que l’écriture d’un texte littéraire ;

— II. le dédoublement du sujet lisant et écrivant (« je est un autre ») ;

— III. le double statut du texte littéraire (texte linguistique et texte artistique) ;

— IV. l’interaction du sensible et de l’intelligible dans l’appréhension du sens d’un texte (majoration de l’un par l’autre) ;

— V. l’importance de la composition esthétique de l’œuvre.

I. Le changement d’espace-temps accompagnant aussi bien la lecture que l’écriture d’un texte littéraire

Que se passe-t-il lorsque, confortablement installé dans son fauteuil, ou perché sur le rebord d’une fenêtre, un lecteur, petit ou grand, lit un livre ? Il est ici et il n’est plus ici. Si vous le touchez, soit il ne réagira pas, soit il va sursauter. Si vous lui parlez, vous risquez de devoir répéter ce que vous avez dit car il n’aura pas entendu. Il ne fait pas semblant de n’avoir pas entendu comme les parents mal informés le croient parfois. Il n’a réellement pas entendu ce qu’on lui a dit. Même s’il a enregistré vos paroles de façon non consciente, le sens de ces paroles n’est pas parvenu à sa conscience. Pour décrire cette situation, on dit parfois que le lecteur est dans une bulle. Une bulle d’espace-temps qui diffère de l’espace-temps dans lequel il accomplit son acte de lecture. À quoi cela tient-il ?

Essentiellement au fait que le texte construit un monde possible, un univers représenté doté d’un système spatial et d’un système temporel autonomes. Les espaces sont induits par des images verbales produites par la combinaison des mots lexicaux et des structures syntaxiques de la langue d’écriture, modalisées par le rythme, le mode (interrogatif, négatif, affirmatif) et la ponctuation des phrases. La temporalité de ce monde-là est grammaticalement construite par le rapport des différents temps verbaux en vigueur dans la langue d’écriture et par les connecteurs temporels. Le lecteur qui lit quitte donc, en douceur, son espace-temps réel et fait siens, sans en prendre clairement conscience, cet espace et ce temps représenté, cet espace-temps fictionnel. Si le passage se fait si facilement, c’est qu’il ne nécessite aucune action volontaire. Le lecteur entre, de façon presque réflexe, en empathie[1] avec l’univers représenté par l’écrivain ; mais il le fait parce qu’il entre d’abord en empathie et cela est insuffisamment souligné, avec une langue qui n’est plus tout à fait la sienne parce qu’elle a été façonnée par l’écrivain pour en faire un médium d’embarquement efficace. Maurice Merleau-Ponty a écrit de très belles pages sur cette question dans La Prose du monde lorsqu’il aborde le rapport du lecteur avec la prose de Stendhal[2].

Nous reviendrons sur cette empathie avec la langue du texte qui joue un rôle capital dans la réception, et qui est pourtant souvent oubliée dans les études critiques. Elle se double d’une autre empathie avec la composition d’ensemble de l’œuvre, laquelle est encore plus largement négligée, j’y reviendrai aussi. Mais avant de quitter cette question de l’espace-temps, je voudrais signaler un autre trait peu abordé : celui de l’incomplétude de la description des espaces représentés. Celle-ci est quasiment inévitable du fait des caractéristiques du medium linguistique. Mais loin d’être un inconvénient, elle constitue, au contraire, un avantage[3]. En effet, la description incomplète ne demande qu’à être complétée, ce qui veut dire que le lecteur aura la possibilité de laisser jouer son imagination pour ce faire, en ayant du même coup le sentiment d’être co-créateur de l’univers dans lequel il est en train d’évoluer. Mais à supposer qu’il ne se soucie pas de la compléter concrètement (ce qui est généralement le cas), il jouira néanmoins, de facto, de cette marge de manœuvre potentielle que lui octroie cette indétermination, ce « vague » dont Peirce et Wittgenstein (entre autres) ont tour à tour célébré les vertus[4].

Quelle serait donc ici la tâche du neuroscientifique qui voudrait mettre à l’épreuve ce que nous venons de dire ?

La question de la différenciation des espaces (espace de vie biologique et sociale vs espace représenté dans l’art) peut sans doute se tester facilement. Il y a plusieurs années déjà, lors d’une conférence à l’ENS, Alain Berthoz avait montré que des zones différentes du cerveau étaient activées quand nous avions à nous diriger en personne dans un espace réel, et quand nous suivions une trajectoire dans un espace représenté sur une carte. La situation dans laquelle se trouve le lecteur de roman peut être décrite comme une situation intermédiaire entre ces deux situations. En effet, il ne se déplace pas physiquement dans l’espace du roman, mais si l’on compare sa situation avec celle du lecteur d’une carte, il s’y déplace un peu plus que mentalement car l’illusion d’espace que lui donne la représentation de cet espace décrit dans le livre, lui fait effectuer des opérations de simulation proches de celles qu’il effectue mentalement lorsqu’il s’identifie à quelqu’un qui accomplit une action sous ses yeux. Il y a donc peut-être, au cours de la lecture, une action de ces fameux neurones miroirs dont on a beaucoup parlé, à raison ou à tort. Il serait, en tout cas, intéressant de comparer les deux situations d’identification : à une personne réelle que l’on a sous les yeux, et à un personnage du roman que l’on est en train de lire. Il serait sans doute instructif également de comparer la situation du lecteur de roman et celle du spectateur de cinéma. On constaterait à ce propos que la seconde a été beaucoup mieux étudiée que la première par les neurosciences[5] ce qui peut s’expliquer par la difficulté supplémentaire que constitue, dans le cas de la lecture littéraire, la médiation du langage, lequel ne se résume pas au discours narratif et à la parole des personnages, mais implique aussi le langage de l’œuvre qui ne peut s’appréhender qu’en totalité.

II. Le dédoublement du sujet lisant et écrivant (« je est un autre »)

À ce dédoublement de l’espace et du temps – espace et temps réels versus espace et temps fictionnels ou représentés – correspond un dédoublement du sujet qui lit ou qui écrit, ce que traduit très bien la citation fort connue de Rimbaud : « Je est un autre ». Lorsque le lecteur commence un roman et qu’au bout de quelques lignes ou de quelques pages, il « embarque » dans la situation créée par l’écrivain, il n’est plus tout à fait le même que celui qui, l’instant précédent, faisait ses devoirs ou la vaisselle. De personne réelle, il est devenu un être au statut incertain, un nouveau sujet évoluant dans l’univers fictionnel qu’il est en train de décrypter. Je dis « statut incertain » car le lecteur peut dans l’univers fictionnel se mouvoir et venir se placer tantôt sur la position du narrateur, tantôt sur celle de tel ou tel personnage, mais il peut aussi, même si c’est plus rare, rester dans l’entre-deux et observer ce qui se passe dans la fiction, sans implication particulière autre que celle qu’il a nouée avec la fiction elle-même.

Comment rationaliser ce dédoublement de personnalité ? On est bien renseigné maintenant sur le fonctionnement du sujet dédoublé lorsqu’il l’est de façon pathologique (autisme, schizophrénie). L’étude de ces états pathologiques, qui, même s’ils peuvent être allégés par des traitements chimiques, sont souvent irréversibles, peut-elle aider à comprendre l’état non pathologique, transitoire et réversible du sujet-lecteur ? Ce dernier, s’il y est forcé par un autre individu ou par les circonstances, « reviendra à lui », se réinstallera dans son good old self rapidement et sans autre dommage que la frustration et le désir de reprendre sa lecture sitôt qu’il le pourra. Il n’y a donc pas d’effets négatifs de ce voyage du « je comme un autre » en pays fictionnel. Il peut en revanche y en avoir de très positifs. Kundera avait, dans L’Art du roman, nommé « ego expérimental » le personnage de roman, expression très juste si l’on tient compte du fait que la lecture permet de faire, à frais réduits, l’expérience de nombreux « autres » dont on ne voudrait jamais prendre la place dans la vie réelle, mais que l’on peut, grâce à la lecture, comprendre « de l’intérieur », donc de meilleure façon. Et, à supposer que l’exploration d’un autre fictionnel puisse être momentanément douloureuse – ce qu’elle peut être –, la douleur et les émotions qui l’accompagnent, pour être ressenties tout à fait réellement (elles sont attestées par des symptômes physiologiques tels que les larmes, l’accélération du rythme cardiaque, la moiteur de la peau…), ne laisseront pas de traces tangibles, en dehors d’images mémorielles[6]. On est ici confronté, et c’est une situation à soumettre aux chercheurs qui s’occupent de la cognition incarnée (embodied cognition), au fait que deux états mentaux distincts, l’un réel, l’autre imaginaire, peuvent donner lieu à des manifestations physiologiques identiques, sous réserve qu’un examen approfondi ne révèle que cette identité soit de pure apparence.

III. Le double statut du texte littéraire (texte linguistique et texte artistique)

À ces deux dédoublements, s’en ajoute un troisième, celui du texte lui-même. En effet, le texte lu conserve tout au long du roman un double statut : linguistique et littéraire. Le texte littéraire, qui est un texte artistique, est caractérisé par le sémioticien Iouri Lotman[7] comme un « système de modélisation secondaire », ce qui signifie que le texte littéraire construit un modèle du monde en s’appuyant sur un système sémiotique constitué et sophistiqué, qui a son organisation propre, et qui est déjà lui-même un modèle de ce monde, en l’occurrence le langage, et plus particulièrement la langue spécifique dans laquelle est écrit le texte artistique considéré. Le texte littéraire est donc systémiquement double puisque le système littéraire se superpose au système linguistique, qu’il le travaille, le déforme et le refaçonne pour ses besoins propres, sans que le système linguistique disparaisse pour autant suite à cette action. Le lecteur lit donc en même temps un texte linguistique qu’il reconnaît, et un texte littéraire qu’il découvre, et les deux se ressemblent beaucoup mais ne coïncident pas tout à fait. Il lui faut une dextérité certaine (que peut faciliter un apprentissage) pour d’abord, noter les ressemblances et les différences entre les deux systèmes, puis, interpréter et apprécier le sens général que produisent leurs multiples décalages.

En quoi consistent ces décalages ? Il s’agit essentiellement du produit de manipulations lexicales et grammaticales qui peuvent aller dans le sens d’une transgression des règles de la langue (il s’agit alors d’irrégularités signifiantes, destinées à engendrer de nouvelles conditions de signification, par exemple : permutation de prépositions, de pronoms, de temps verbaux ou toutes autres catégories grammaticales[8] etc.) ou dans celui d’une création de formes, de « patterns » abstraits, de types logique ou mathématique[9], qui se surimposent au texte, qui le « schématisent », l’« animent », le « diagrammatisent »[10]. Ils affectent tous les niveaux linguistiques du texte : infrasémantiques (phoniques, rythmiques, morphologiques, syntaxiques), et sémantiques. Lorsqu’ils affectent les niveaux infrasémantiques, ils se donnent à entendre et à voir, donc à saisir par les sens autant que par l’intellect et c’est là que la littérature affirme une spécificité.

IV. L’interaction du sensible et de l’intelligible dans l’appréhension du sens d’un texte (majoration de l’un par l’autre)

La lecture littéraire (la lecture du texte artistique) apparaît bien alors comme une expérience cognitive qui repose sur une très forte interaction du sensible et de l’intelligible. Il semble même que les deux voies empruntées ici par l’écrivain pour inscrire le sens se majorent l’une l’autre en intervenant ensemble[11]. Compte tenu de l’importance stratégique de cette interaction dans l’expérience de lecture des textes littéraires et plus particulièrement poétiques, elle demanderait à être explicitée dans le cadre d’un protocole neuroscientifique adapté.

Ceci étant, il y a dans ce que nous venons de décrire plusieurs strates de fonctionnement à étudier indépendamment avant de les étudier de façon conjointe.

On notera tout d’abord les processus qui relèvent du maniement du langage. Les travaux exposés par Stanislas Dehaene dans son cours de 2015-2016 au Collège de France (« Représentations cérébrales des structures linguistiques »), complétés par ceux qui furent mentionnés lors du cours de l’année suivante (« Parole, Musique, Mathématiques : les langages du cerveau »), ont apporté des éléments concernant les corrélats cérébraux de la syntaxe et du lexique et la possibilité d’en différencier les fonctionnements.

Mais le travail littéraire qui, comme le dit Deleuze, crée « une sorte de langue étrangère dans la langue[12] », constitue une seconde strate de fonctionnement et de signification à étudier séparément du travail linguistique. Et ce qui reste à comprendre, c’est comment le cerveau gère en même temps la compréhension du texte linguistique et celle des déformations signifiantes qui le modifient, ainsi que l’émergence d’affects afférents. Il est vraisemblable de penser que cela nécessitera de pouvoir combiner aux recherches bien avancées sur l’espace de travail conscient[13] et sur la mémoire, d’autres portant sur le traitement des phénomènes non conscients. L’intérêt pour ces phénomènes s’est considérablement amplifié au cours des dernières années, engendrant de nouvelles connaissances. Il est donc possible que les mécanismes et les effets de l’interaction de ces deux strates soient aujourd’hui explicables.

V. L’importance de la composition esthétique de l’œuvre

Enfin, il me reste à parler d’un dernier type d’empathie, la plus délicate, celle qui se produit entre le lecteur et ce que Deleuze et Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, nomment « composition esthétique », à ne pas confondre avec la composition technique de l’œuvre[14]. Ce défi s’est déjà posé aux chercheurs en neuro-esthétique qui ont pris comme objet d’étude des tableaux et non des textes. En effet, qu’est-ce qui déclenche l’empathie du spectateur qui contemple par exemple La Descente de croix de Rogier van der Weyden[15] ? Les larmes de la Vierge ou la composition d’ensemble qui fait voisiner de façon poignante les chairs mortes du Christ et les chairs vivantes des témoins de la scène, en opposant leurs couleurs (seul, le corps de la Vierge est métonymiquement affecté de la pâleur mortelle des chairs de son fils), leur maintien (raideur vs souplesse), leur action (statique vs dynamique) ? La ligne qui va d’un bord à l’autre du tableau en passant de l’un à l’autre des protagonistes bouleverse le spectateur par la proximité qu’elle instaure entre le vif et le mort, et cette ligne est sans doute un vecteur d’émotion plus puissant que les simples larmes de la Vierge. Le tableau n’est pas une scène de rue, et le roman n’est pas un compte rendu d’événements. Après avoir explicité les détails de la composition technique, il reste à comprendre comment ceux-ci s’auto-organisent et s’auto-transcendent en un tout de l’œuvre responsable de l’impression globale qu’elle produit.

Conclusion

L’esthétique est loin d’avoir résolu le problème dans ses propres termes. Il reste un mystère concernant le levier de cette auto-transcendance que Deleuze et Guattari eux-mêmes n’explicitent pas. C’est pourquoi l’on rencontre souvent quand on en arrive à ce stade, des métaphores qui, en comparant cette expérience avec d’autres ou en empruntant le vocabulaire utilisé pour décrire d’autres réalités, expériences, ou phénomènes, tentent de donner, par équivalence, une idée de ce que sont les mécanismes non élucidés.

Cette difficulté qu’il y a à simplement décrire en termes précis et rigoureux le phénomène[16], n’augure pas très bien de son interprétation par les neurosciences. Parvenus à ce degré de complexité cognitive, on avancera plutôt l’hypothèse que ce ne seront pas les neurosciences cognitives qui pourront renseigner l’esthétique, mais le contraire. Le texte littéraire aura changé de statut. D’objet d’étude, il sera devenu modèle. C’est pourquoi, en attendant d’être complètement élucidée, l’expérience de lecture de textes littéraires peut (doit) continuer à être un excellent entraînement cognitif au déchiffrement de toutes les situations complexes de type palimpsestique que propose, à son heure, la vie réelle.


[1]On relira avec intérêt la généalogie du concept d’empathie – depuis la sympathie des penseurs écossais des Lumières Henry Home et Adam Smith, en passant par l’Einfühlung inspirée par Hermann Lotze à Robert Vischer, et reprise ensuite par Theodor Lipps – dans les pages 76-85 du livre de Pierre-Louis Patoine, Corps/Texte. Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk, Paris, ENS Éditions, 2015.

[2]Voir Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, édition de référence : Paris, Gallimard collection Tel, 1999, p. 18-20.

[3]Umberto Eco s’est amusé en son temps (voir L’Œuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil, 1965) à faire une parodie de ce que pourrait être une description factuelle saturée dans un poème.

[4]Cf . Christiane Chauviré, Peirce et la signification. Introduction à la logique du vague, Paris, PUF, 1995, p. 9-24; Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques,§ 69-71 ; Noëlle Batt, « Jeux de langage philosophiques. Jeux de langage poétiques. Wittgenstein et Ponge », Revue de Métaphysique et de Morale, PUF , 2019/4, no 104, p. 323-337.

[5]Voir par exemple, Linda Williams, “Film Bodies : Gender, Genre and Excess”, in Film Genres Reader II, University of Texas Press, 1995.

[6]On notera au passage la parenté entre la situation de lecture évoquée ici et celle de l’enfant qui joue. Elle était au cœur du livre de Michel Picard La Lecture comme jeu. Essai sur la littérature (Éditions de Minuit, 1986) et a été abordée plus récemment dans les trois ouvrages de Jean-Marie Schaeffer précédemment cités.

[7]Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, 1970, tr. fr., Paris, Gallimard, 1973.

[8]On en trouvera de très nombreux exemples dans l’œuvre du poète américain e. e. cummings (The Complete Poems 1913-1962, New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1972).

[9]Voir Noëlle Batt, « De la présence modulée des mathématiques en littérature », colloque « L’influence souterraine de la science sur la littérature et la philosophie (et réciproquement) », organisé par Sylvie Allouche, ENS-Département LILA (Littérature et Langages) 23-24 mai 2014. Communication audio mise en ligne en octobre 2014 sur le site de l’ENS.

[10]Noëlle Batt, « La Pensée du texte littéraire : une pensée diagrammatique. Iconicité et Abstraction », Visible n9, Limoges, Pulim, 2012.

[11]On le constatera, par exemple, dans des figures comme le chiasme, l’oxymore ou le zeugme.

[12]Deleuze, « La littérature et la vie », Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11-17.

[13]Voir Dehaene, Kerszberg & Changeux, PNAS, 1998, et leurs nombreuses reprises.

[14]J’ai posé le problème, sans le résoudre dans plusieurs articles précédents dont « Composition, composition… », dans René Alladaye et Sophie Vallas (dir.), TRANSATLANTICA – Jeux et Enjeux du texte, mai 2014 : [http://transatlantica.revues.org/6716], consulté le 2 décembre 2019.

[15]J’ai eu l’occasion de discuter de cette question avec David Freedberg, historien d’art à Columbia University à l’occasion du séminaire qu’il a donné au collège de France en 2011 dans le cadre du cours d’Antoine Compagnon.

[16]On signalera la tentative intéressante de Jorge Wagensberg, physicien, dans L’Âme de la méduse. Idées sur la complexité du monde (Éditions du Seuil, 1997). On lira aussi du même auteur un extrait en français de son ouvrage suivant : Ideas para la imaginacion impura, ainsi qu’un entretien avec le Centre de Recherche sur la Littérature et la Cognition, entretien auquel participait aussi Jean-Marc Lévy-Leblond : « Art et Science : les enjeux cognitifs. Rencontre-débat » (Théorie, Littérature, Épistémologie n16, Percolations, PUV, 1998).

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