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Recension – British Idealism de Jean-Paul Rosaye & Catherine Marshall.

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Recension – L’idéalisme britannique / British Idealism sous la direction de Jean-Paul Rosaye & Catherine Marshall.

 

Laura Boch, Université Toulouse Jean-Jaurès

Il s’agit d’une recension de l’ouvrage collectif « L’idéalisme britannique », Jean-Paul Rosaye et Catherine Marshall (dir.), publié aux éditions Matériologiques. Vous pourrez avoir de plus amples informations sur le livre ici.

Ce volume collectif a pour objectif de réanimer un courant philosophique longtemps resté dans l’ombre et victime d’une « négligence » historiographique : l’idéalisme britannique. Le terme de « négligence » ne se démarque pas au hasard. En effet, comme l’expliquent Jean-Paul Rosaye et Catherine Marshall dans l’introduction du volume, ce terme revient comme un symptôme de ce qui caractérise aujourd’hui la place de l’idéalisme britannique dans l’histoire de la philosophie, et dont il convient de repenser l’origine :

Cette situation est le lieu d’une querelle intellectuelle sur laquelle se sont penchés de nombreux spécialistes de l’idéalisme britannique, et il convient d’en présenter brièvement les éléments, ne serait-ce que pour signaler qu’un débat a réellement eu lieu, et qu’il pourrait être trop facilement éludé en prétextant que cet oubli de la tradition idéaliste n’est autre qu’un simple paradoxe.[1] 

C’est tout l’enjeu de l’introduction, qui s’intitule « Une relecture de l’idéalisme victorien » que de remettre en perspective la fulgurance de ce mouvement de pensée. Fulgurance d’abord par l’essor rapide qu’il connaît et son déclin tout aussi spectaculaire ; fulgurance ensuite par le nombre d’œuvres produites ainsi que par l’influence et la notoriété de ses principaux représentants. En effet, l’idéalisme britannique s’insère dans un contexte socio-politique particulier, celui de la « victorian crisis of faith ». Comme l’expliquent les deux auteurs dans cette introduction, les conditions sociales, économiques et politiques qui ont favorisé l’émergence – ou réémergence – d’une pensée idéaliste sont liées au contexte de l’époque victorienne et au besoin, face aux crises, de défendre une certaine vision religieuse de l’existence contre le darwinisme et l’avancée des sciences naturelles. Son déclin est tout aussi contextualisé et coïncide avec, au début de l’ère édouardienne (règne d’Edward VII de 1901 à 1914), le rejet de toutes les valeurs victoriennes.

Outre cette partie très historique, l’introduction présente « les raisons et les leçons d’un retour à l’étude de l’idéalisme britannique ».[2] A travers une bibliographie très riche et un exposé des travaux accomplis jusqu’à maintenant autour de ce mouvement, les auteurs proposent de voir, au-delà de la singularité géniale de l’idéalisme britannique, « une qualité trans-historique »[3] qui révèle une résurgence et une réactualisation d’un idéalisme d’inspiration platonicienne dans la tradition philosophique anglosaxonne.

La caractéristique majeure de l’idéalisme britannique, et en apparence la plus évidente, est la reprise des thèses hégéliennes. Le mouvement est d’ailleurs parfois appelé néo-hégélianisme. Les références à Hegel sont omniprésentes dans les œuvres de ces idéalistes qu’elles soient explicitement citées ou non. Si le présent volume n’établit pas précisément la genèse de l’influence hégélienne en Grande-Bretagne, nous pouvons faire coïncider le début du mouvement idéaliste britannique à la parution en 1865 de The Secret of Hegel. Son auteur, James Hutchison Stirling, est le premier à présenter l’hégélianisme au monde philosophique britannique[4]. La persistance de l’Absolu, la méthode dialectique, un certain intellectualisme et l’identification du réel et de la pensée seront identifiés comme la récupération de thèses hégéliennes dans les systèmes construits par les idéalistes britanniques, d’où l’appellation « néo-hégélianisme ». Or, et c’est bien ce que soulèvent Rosaye et Marshall, il s’agit de nuancer cette caractérisation trop grossière et universalisante, pour reconnaître à l’idéalisme britannique une richesse et une diversité internes méconnues. La réception de l’idéalisme allemand – de Hegel en particulier – est d’emblée polémique et nous le verrons, instaure des fractures idéologiques au sein du mouvement naissant.

L’ouvrage est divisé en deux parties. La première – composée de quatre articles en anglais – s’attache à définir l’idéalisme britannique en tenant compte des divisions internes et des querelles philosophiques inhérentes à un mouvement aussi prolifique. La deuxième adopte un regard plus critique et envisage les diverses réfutations et oppositions auxquelles l’idéalisme fait face : une fois l’idéalisme posé, comment répondre aux défis lancés par tous les paysages philosophiques environnants, à savoir, entre autres, l’utilitarisme, le réalisme et le nihilisme ? Elle est composée de cinq articles, dont quatre en anglais et un en français.  La richesse du contenu défie toute présentation exhaustive, et on nous pardonnera de faire quelques choix.

Le premier article, « The Idealism of the British Idealists » de W. J. Mander, est sûrement le plus accessible de l’ouvrage. En effet, si ce volume a pour vocation de mettre en lumière et d’introduire l’idéalisme britannique au sein des recherches contemporaines en histoire de la philosophie, force est de constater que sa lecture présuppose tout de même un certain degré d’expertise dans le domaine, au ou moins de connaissances sur les influences majeures du mouvement. Dans ce cadre, tous les articles proposent un contenu technique, diversifié et extrêmement précieux pour quiconque s’y intéresse de près ou de loin.

Mander propose donc, en guise d’ouverture à l’ouvrage, un article très introductif qui insiste d’abord dans un cadre général, sur l’émergence de l’idéalisme en Grande-Bretagne, les raisons de son succès ainsi que sa diversité. En ce sens, il dresse le portrait des quatre auteurs les plus éminents de cette école de pensée, à savoir T. H. Green, Edward Caird, F. H. Bradley et J. M. E. McTaggart. Chaque exposé présente de manière succincte les travaux de son auteur et permet de mettre en avant l’absence d’unité théorique au sein de l’idéalisme britannique. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, nous voyons clairement comment une division s’opère entre les idéalistes monistes, dont Bradley est l’un des représentants, et les idéalistes personnalistes, parmi lesquels nous retrouvons McTaggart ; cette division s’orchestrant toujours autour d’un noyau théorique commun : dans ce cas, la lecture de Hegel. 

Les trois autres articles de cette première partie insistent plus particulièrement sur un auteur : F. H. Bradley. Il est en effet le représentant de l’idéalisme le plus étudié aujourd’hui, offrant par là une porte d’entrée vers l’ensemble du mouvement[5]. A travers son positionnement dans le débat avec le pluralisme – notamment sur la question polémique du statut des relations – , l’affirmation de son monisme et ses thèses dans le champ de la philosophie de la religion ; ces trois articles permettent d’obtenir une vue d’ensemble assez précise de la doctrine bradleyienne et de son importance au sein de l’idéalisme britannique.

Le premier d’entre eux, écrit par Guillaume Lejeune[6] insiste plus particulièrement sur l’usage que fait Bradley des thèses hégéliennes. C’est un point important car il a d’abord été étudié assez superficiellement en opérant une assimilation complète de l’idéalisme britannique à l’influence hégélienne. Or, comme nous pouvons le lire dans l’article, les références à Hegel dans l’œuvre de Bradley ne sont pas aussi nombreuses que nous pourrions le penser. Contrairement à Caird ou McTaggart, Bradley ni ne soutient ni ne critique réellement Hegel, mais l’utilise, l’instrumentalise même parfois pour élargir l’horizon de son propre idéalisme. Il est davantage pour Bradley un allié contre des ennemis communs qu’un modèle positif. Il parvient d’une certaine manière à le dépasser en l’utilisant de manière négative, mais Lejeune indique bien l’usage orienté et biaisé que Bradley fait de Hegel, ne retenant chez lui que ce qui servait sa propre forme d’idéalisme[7]. La question de la réception philosophique sert de toile de fond à toute la première partie de l’ouvrage mais résonne particulièrement dans cet article dont la conclusion sert d’avertissement au futur lecteur : il faut adopter une attitude méfiante et critique quant à l’association facile de Bradley à Hegel ou plus généralement de l’idéalisme britannique à l’idéalisme allemand, avoir en tête les querelles théoriques quant à la réception des thèses allemandes pour se repérer au sein même de l’idéalisme britannique et ainsi mieux appréhender une histoire des idéalismes sans la falsifier.

La deuxième partie de l’ouvrage se focalise donc sur les retombées philosophiques de l’idéalisme britannique dans plusieurs champs de réflexion ayant tous pour caractéristique commune une pensée éthique, comme la pensée politique et économique – avec Sidgwick[8], Sidney Webb[9] et L. T. Hobhouse[10] – l’épistémologie et même le défi de la philosophie nietzschéenne concernant le concept d’Absolu.

Nous ne passerons pas en revue le détail de chaque article, mais il est important de noter que dans chacun s’opère une revalorisation des thèses idéalistes et une réactualisation légitime des débats philosophiques. En ce sens, Catherine Marshall nous livre une relecture de l’œuvre de Sidgwick à la lumière des critiques de ses détracteurs idéalistes, Green et Bradley en particulier. Tout l’enjeu va être de montrer que la morale de Sidgwick, se construisant et cheminant à travers les objections idéalistes, n’est pas si utilitariste que nous le prétendons communément aujourd’hui. Illustré par un travail historiographique considérable, l’argument tend à éclairer le projet « impossible » de Sidgwick, à savoir concilier empirisme utilitariste et intuitionnisme. La division qui s’opère dans le monde académique entre les empiristes, qui tentent de fonder les lois morales dans la science, et les intuitionnistes, qui cherchent au contraire à prouver leur fondement intuitif, reflète la division de la société victorienne. C’est dans ce contexte que Sidgwick se présente comme modéré et pragmatique en tentant de se placer au-dessus du débat et de trouver la meilleure théorie éthique. Il exprime par exemple, contre beaucoup d’utilitaristes, le refus du darwinisme social pour penser la légitimité des inégalités sociales et veut voir dans l’utilitarisme, un fondement intuitif. Au contact de l’idéalisme, il tente de défendre son utilitarisme en y incorporant une forme de « moralité discrète ».

En comparant les différentes conférences et travaux délivrés par Sidgwick, jusqu’aux sept révisions de son ouvrage majeur, Methods of Ethics, Marshall souligne l’importance des critiques idéalistes sur l’évolution de son travail qui semble aboutir à une impasse mais qui reste, comme le souligne l’autrice, une œuvre déterminante de ce siècle tant par ces questionnements que par son argumentation.

Andrew Vincent[11] adopte une méthode similaire à l’article précédemment cité, mais se focalise sur une nouvelle branche de la philosophie en interrogeant l’émergence de la philosophie analytique, directement en conflit avec l’idéalisme, en ces termes : d’où provient le débat qui mène à l’épistémologie ? A quel point l’épistémologie est-elle consciente d’être en opposition avec l’idéalisme ? Quelle est la cohérence de la dispute ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? L’argumentation s’articule plus particulièrement autour de « Refutation of Idealism » de G. E. Moore, sur sa pertinence et sa portée. En effet, dés lors qu’une réfutation est formulée, elle entend s’appliquer à l’idéalisme britannique en général, comme si le mouvement était monolithique et sans subtilité. Ce fût déjà le cas de la critique de Russell, mais ici Andrew Vincent, se concentrant sur Moore, dénonce la caricature d’un idéalisme victorien auquel on invente une unité et « montre que toute philosophie analytique trop rigide finit par devenir sclérosante dans un monde qui gagnerait à être regardé et appréhendé avec la subtilité de penseurs idéalistes comme Bosanquet[12] ». S’il y a plusieurs idéalismes en un, à qui s’adresse la critique de Moore ? Est-elle encore pertinente ?

Cette deuxième partie se laisse comprendre à partir des conclusions posées par la première et qui permettent au lecteur de relire l’histoire de cette philosophie tout en prenant en compte à la fois l’importance mais aussi la grande diversité de l’idéalisme britannique.

Les deux parties de cet ouvrage font sens chacune pour elle-même mais offrent ensemble une étude détaillée et un guide pratique pour la lecture des auteurs de l’idéalisme britannique et de leurs opposants. Ce volume est une contribution importante pour l’objectif qui tend à combler le vide historiographique dont est victime l’histoire de la philosophie britannique à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.


[1] Rosaye, J-P. Marshall C. (Dir.). (2018). L’idéalisme britannique / British Idealism. Philosophical Enquiries. Revue de philosophie anglophones, hors-série n°1. Editions Matériologiques. Paris, p.6.

[2] Ibid. p.10.

[3] Ibid, p.12.

[4] L’hégélianisme et l’idéalisme allemand étaient en effet déjà présents dans le monde anglo-saxon, mais discutés davantage dans les milieux littéraires et par des poètes dont l’influence sur la philosophie idéaliste naissante sera énorme, tels que Coleridge (1772-1834) et Carlyle (1795-1881). Pour avoir plus de détails sur la construction de ce néo-hégélianisme, voir  Passmore, J., & Marić, S. (1966). A hundred years of philosophy, chap. III et IV. London: Duckworth.

[5] Jean-Paul Rosaye, co-directeur de l’ouvrage travaille d’ailleurs actuellement sur la traduction de l’œuvre majeure de Bradley, à savoir Appearance and Reality (1897, 2e édition).

[6] « The Fight Against Logical Atomism and Pluralism ».

[7] Bradley refuse par exemple un des points essentiels de la doctrine hégélienne à savoir l’identification du réel et de la pensée. Voir Bradley, F. H. (1888). “Reality and thought”. Mind, 13(51), 370-382.

[8] Marshall, C. « Sidgwick’s Utilitarianism in the Context of the Rise of British Idealism ».

[9] Guy, S. « Sidney Webb et l’historicisme hégélien : le fabianisme comme déclinaison de l’idéalisme britannique ».

[10] Orazi, F. « Against Idealism? L. T. Hobhouse’s Sociological Justification of New Liberalism ».

[11] « Epistemology and the Refutation of Idealism ».

[12] Rosaye, J-P. Marshall C. (Dir.). (2018) p.19.

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