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Recension – L’avenir des humanités

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Yves Citton, L’Avenir des humanités.

Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? , La Découverte

Cette recension par Daniel Bougnoux  inaugure le partenariat entre la revue Implications Philosophiques  et Nonfiction.fr.  Une fois par mois vous pourrez retrouver un article qui fait le point sur un ouvrage marquant de l’actualité des idées.

« Société de l’information », « société de la connaissance » et autres slogans de même farine : autant d’expressions mal formées, grosses d’effets d’annonces et de biais idéalistes, argumente vigoureusement Yves Citton dans ce nouvel ouvrage, à la fois polémique et savant. Comment cerner la révolution cognitive en cours mieux que par ces mots rebattus ?

Car il y a véritablement du nouveau ; notre société s’intellectualise et quoi qu’on dise le niveau monte, nos relations se capillarisent (comme en témoigne, parmi d’autres indices, le débat partout relancé ces temps-ci autour du « care »), le multiculturalisme devient évidence en imposant les mondes propres des autres comme énigmes à déchiffrer, l’empire des signes épouse et dépasse chaque jour davantage celui des choses, une part croissante du travail s’effectue devant des écrans, le souci et les valeurs esthétiques pénètrent partout… Certains baptisent ce tournant « capitalisme cognitif », pour souligner à la fois sa vigueur, ses aspects polémiques (l’information pas plus que le capitalisme n’apportent la paix, mais le champ des luttes se déplace), et pour nous inviter à mieux comprendre les nouveaux modes de formation de la valeur, et les jeux de pouvoirs renouvelés qui l’accompagnent.

Pour clarifier cette économie émergente de la connaissance, et mieux préparer sa critique, Citton distingue quatre traits dominants :

– celle-ci produit des « biens non-rivaux », tels qu’on les conserve tout en les transmettant (le contraire du gâteau, dont on perd une partie en le partageant) : on n’éteint pas sa cigarette en donnant du feu au voisin, pas plus qu’en lui donnant l’heure, ou des cours de langues ; cette remarque, à nuancer fortement dans le cas des informations stratégiques ou confidentielles que Citton n’examine pas, pourrait enrichir la définition de la transmission, qui ne consiste ni à donner, ni à vendre, céder ou aliéner… On ne perd rien à transmettre, c’est une opération gagnant-gagnant ;

– ces transmissions entraînent des externalités positives difficiles à mesurer, mais aux bénéfices très réels (quels bienfaits apportent à l’humanité telle découverte scientifique, telle publication de roman ou création d’œuvre d’art ? Que gagne-t-on à sauver ou à cultiver une langue rare, ou un obscur philosophe ?) ;

– les connaissances en général sont transmises à faible coût, voire gratuitement affirme Citton, en songeant bien sûr aux facilités d’acheminement et de conservation des messages sur la Toile ; cette thèse demanderait ici encore à être nuancée ou corrigée par une analyse de l’économie des biens culturels ; les budgets de l’Éducation nationale ne sont pas minimes, ni ceux des maisons de la culture, ou de la distribution du livre et des bibliothèques. Il faut d’une façon générale entretenir un Corps (enseignant ou de fonctionnaires spécialisés) pour transmettre efficacement les connaissances immatérielles ; et quelles que soient les ressources des bénévoles et des militants de l’Internet, ceux-ci ont été précédés et formés par les infrastructures lourdes de l’école, de l’université, de la bibliothèque, du musée ou des salles obscures que les écrans d’ordinateurs et les échanges peer to peer n’ont pas encore rendus définitivement obsolètes ;

– l’information n’est pas une denrée rare, mais au contraire pléthorique, si bien que la rareté s’est déplacée aujourd’hui des objets aux sujets de la connaissance : ce qui manquerait plutôt à chacun, c’est la faculté d’attention ou, comme l’affirma crûment Patrick Le Lay dans une mémorable et providentielle interview, le « temps de cerveau humain disponible »…

L’essentiel de cet ouvrage s’attache à mieux connaître la connaissance. Il convient notamment de ne pas identifier celle-ci aux seules performances logico-langagières, qui font écran aux autres, d’ordre relationnel, intuitif, artistique ou simplement corporel et pratique – l’immense domaine des savoirs procéduraux, qui soutiennent (et généralement précèdent) nos connaissances déclaratives : ce que nous savons expliciter ne représente qu’une frange ténue du continent, largement inconscient, de nos savoirs silencieux. (On gagnerait peut-être à penser les rapports de ces deux types de connaissances selon le modèle figure-fond.) Au cœur de nos connaissances déclaratives, Citton isole la faculté d’interprétation ; interpréter c’est exprimer un point de vue, inséparable de toute ouverture cognitive, c’est manifester l’irréductible monde ou corps propre d’où surgit telle énonciation, qui vaut d’abord pour moi. En affirmant à la fois sa pertinence et son caractère limité, mon interprétation en tolère et en suscite d’autres, rivales ou complémentaires ; je soumets ma parole à une ratification discursive, au tournoi des argumentations qui ouvrent à d’autres heuristiques.

Là où la connaissance simple, et la croyance, impliquent l’adhésion, l’interprétation nuance mon énoncé par mon énonciation (par définition singulière), elle faufile une distance, suggère une marge de jeu ou une construction. Une connaissance une fois acquise rature facilement le processus tâtonnant de son établissement, elle court-circuite ses fondations : thétique, la connaissance simplifie l’énonciation et notre idée de « la » vérité ; l’interprétation inversement rabat cette dernière sur la pertinence, catégorie plus modeste mais devenue capitale en pragmatique, autant que pour les jeux de nos échanges interculturels. « Une » interprétation sait qu’elle n’est pas la dernière, et s’inscrit dans une chaîne. Elle tire sa validité de la communauté qu’elle parvient à faire graviter autour d’elle ; si la vérité de connaissance se définit classiquement par l’adéquation de l’intellect et de la chose, une vérité d’interprétation vit de l’adéquation des intellects entre eux. Toute interprétation (pas seulement le jugement esthétique selon Kant) contient cette attente ou promesse de communauté. Réciproquement, toute société se noue autour d’un système d’interprétations, d’une communauté de points de vue qui enchaînent ses membres en des cercles de résonance autorenforçants. Il n’y a pas de société, argumente Citton, adepte sur ce point de Mesmer et de Tarde, où ne prospèrent les spirales collectives de la vaticination prophétique, jadis religieuse, aujourd’hui économique (statistiques de la croissance, taux de PIB…), avec les mêmes effets de prophéties auto-réalisatrices.

Opposons, pour l’éclairer, cette riche notion d’interprétation à la simple lecture. Lire (au sens non-littéraire du terme), c’est reconnaître un signal, la forme d’une lettre, un pattern, une séquence quelconque d’algorithmes ; le rapport de lecture est celui de la main sur le digicode, de l’œil électronique sur le code-barre ou de la clé avec la serrure. Il range un cas sous une règle, comme fait selon Kant le jugement déterminant. Le jugement d’interprétation en revanche est réfléchissant au sens de la troisième Critique : la règle n’y est pas donnée d’avance, on ne sait comment subsumer. Cette distinction intéresse de près la frontière homme/machine, et la question toujours reprise du « propre de l’homme » ; nos machines savent de mieux en mieux lire, mais traduire par exemple demeure un exercice d’un autre ordre ! Interpréter implique un retard, une « différance » (au sens de Derrida), une interruption ou une bifurcation dans la chaîne des opérations ; notre esprit fait le vide, il s’accorde une vacuole ou une « chambre à soi » (Virginia Woolf), un moment de suspens ou d’indétermination pour mieux réfléchir et choisir sa réponse. Ce sont nos décisions et nos préférences interprétatives qui font pleinement de nous des sujets, dotés d’un monde original ou propre ; personne n’interprète au fond le monde comme moi, ce qui fait écrire à Derrida, intitulant le beau recueil où il médite sur la mort de ses collègues et amis, « Chaque fois unique, la fin du monde » (Galilée, 2003)…

Si une connaissance est vraie ou fausse, une interprétation admet des degrés, on la dira ingénieuse, pertinente, stimulante – ou grotesque… Nous nous définissons moins par nos connaissances droites que par la somme de nos interprétations ; orientées vers notre subjectivité, elles complètent le modèle de la recherche scientifique tendue vers l’objectivité et débouchent, comme l’analysaient Nietzsche ou Wittgenstein, sur des formes de vie. Les références de Citton empruntent à Deleuze, j’aurais cité Derrida ; il insiste sur la vacuole, là où j’aurais mis l’accent ou poussé le curseur du côté des mondes propres et des relations pragmatiques, au sens de Bateson et de Palo Alto. A chacun sa culture (sa clôture), à chacun ses interprétations (qui prélèvent et qui sélectionnent en vue de construire nos mondes propres, selon un processus toujours auto-renforçant) !

Quel enseignement préférer, celui qui dispense des connaissances, ou celui qui apprend à interpréter et chercher sans souci excessif des programmes ? Un artiste, rappelle Citton, crée sans savoir clairement ce qu’il cherche (aptitude baptisée en anglais serendipity) ; de même l’exemple de l’interprétation musicale révèlerait bien des degrés : on n’exécute pas une partition de Bach comme une page de Theolonius Monk, qui laisse les coudées plus franches à l’instrumentiste.

Interpréter c’est aussi parier et d’une certaine manière sauter dans le vide, décider ou trancher sans avoir calculé toutes les facettes d’un problème, tous les paramètres d’une situation. Nous précipitons tous les jours notre jugement au-delà des savoirs disponibles, et cela s’appelle la confiance. Si nous devions appliquer le principe de précaution ou une défiance systématique à chacune de nos entreprises (prendre sa voiture ou monter dans un train, serrer une main, s’engager dans une relation ou, tout bêtement, sur la chaussée), serions-nous encore capables de vivre ? Vivre, c’est renoncer à expliciter des risques négligeables, ou inférieurs à un certain seuil – la définition de ce seuil relevant de l’interprétation ou du monde propre de chacun.

Interpréter constitue donc la part vive de nos savoirs, qui ne se résument aucunement à lire et exécuter des programmes. Cette qualité ou ce « flair » partout répandus se concentrent en certaines professions que valorise grandement le capitalisme cognitif : un trader, un chef d’industrie, mais aussi un designer de mode ou un artiste ont le don de saisir une tendance diffuse, un frémissement encore virtuel ou, comme on dit, une « opportunité »… Il se trouve que les disciplines littéraires cultivent cette faculté d’interprétation intuitive mais qu’elles sont, ironie de notre culture, frappées de faiblesse vis-à-vis des sciences dures – ce qui a poussé un temps les littéraires à « surcompenser » par un prurit formaliste (Nouveau roman, études structuralistes…), comme on vit la psychanalyse, foyer ou voie royale de l’interprétation, fêter le « mathème » de Lacan.

Cet ouvrage on l’aura compris, signé par un éminent professeur (dix-huitièmiste) de littérature à l’Université Stendhal, fait de la défense des humanités la clé de notre culture, mais par le détour d’arguments assez différents de l’habituelle apologétique mandarinale ; Citton élargit singulièrement le débat (que tant d’autres, qui prétendent l’élever, abaissent ridiculement). Il y a en effet urgence. N’a-t-on pas, au plus haut niveau de l’État, ironisé sur les bénéfices des études de lettres en demandant quel profit une caissière trouverait à lire La Princesse de Clèves ? L’interprétation, notamment littéraire, en cassant les routines de la parole vernaculaire et en suspendant la réponse de l’esprit, nourrit le monde propre du récepteur, un moment décroché des chaînes opératives et des stimuli ordinaires. La nouvelle pauvreté, avance Citton, c’est d’être sur-stimulé ou en permanence sommé de répondre ; le vrai luxe, ce serait le branchement-si-je-veux, à bonne distance des relations triviales (ou mécaniques selon von Foerster, le théoricien des mondes propres et de la cybernétique du vivant). Vivre c’est interpréter, c’est-à-dire traiter l’information à nos propres conditions, dans notre propre espace et temps de réflexion ; c’est par exemple s’interroger sur « l’importance de l’importance », en substituant aux urgences venues des autres nos propres hiérarchies. Chacun, en dernière analyse, n’est-il pas maître de son souverain bien, comme tel irréfutable ?

Pour les mêmes raisons, l’interprétation d’un texte littéraire pourrait constituer un apprentissage de base dans une société toujours plus multi-culturelle. Le texte (roman, poème) nous dresse à comprendre et à aimer la multiplicité des voix issues d’autres bouches, à cultiver l’ambivalence, à préférer la complexité des situations psychologiques et sociales aux descriptions binaires, et à suspendre ou à compliquer notre jugement… Le simple axiome qu’il n’y a pas de vérité dernière ou ultime d’un texte ouvre à lui seul tout un programme – un anti-programme : rien n’est écrit d’avance ! Et toute interprétation demande à être relancée.

Je me souviens de l’écho soulevé dans ma classe de khâgne, en 1964, par la querelle Barthes-Picard sur Racine, où le second collait à une vision définitive, canonique ou stricte de son auteur ; Picard fermait l’interprétation, que Barthes magistralement relançait. Bataille politique, immédiatement recodée comme une guerre gauche/droite, très révélatrice des forces en présence. Citton avec ce livre voudrait pareillement retracer en ces temps incertains l’antique et récurrente frontière : être de droite, globalement, c’est préférer des lectures orthodoxes, tandis qu’on tolère à gauche des interprétations novatrices, voire iconoclastes. De même la gauche devrait (énumère Citton) protéger les vacuoles, défendre certain otium apparemment improductif, questionner l’importance, ou favoriser la libre circulation des biens culturels…

Quelle erreur de traiter de la politique comme d’une science (et quel oxymore dans l’expression « sciences politiques » !), quand elle constitue bien plutôt un art collectif d’interprétation. Contrairement à la trop célèbre onzième thèse de Marx sur Feuerbach, « Jusqu’ici les philosophes se sont contentés d’interpréter le monde (…) », tout ce livre montre dans la culture de l’interprétation, correctement posée et redéfinie, une force éminente de transformation. Et il répond du même coup à Nicolas Sarkozy : mais si, M. le Président, dans la nouvelle économie du traitement des informations, il devient très rentable d’avoir lu et apprécié La Princesse de Clèves !

Daniel Bougnoux

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