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Recension – Lost in Wikipédia ?

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Recension par Thibaud Zuppinger de l’ouvrage Wikipédia objet scientifique non identifié, L. Barbe, L. Merzeau et V. Schafer (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris de Ouest, 2015, 22€, 214 pages.

Wikipédia, objet scientifique non identifié est un recueil qui fait suite à une journée d’étude qui s’est tenue en 2013 et rassemble douze contributions qui permettent au lecteur de cerner un peu mieux les contours de Wikipédia largement mythifiés par les médias. Cet ouvrage est donc plus que salutaire pour discerner les faits des mythes. Rien que cet aspect mérite que l’on salue la sortie de cet ouvrage. Point appréciable, ce volume n’est pas focalisé autour des débats clivant entre les pro ou anti Wikipédia. Loin d’encenser ou de condamner l’encyclopédie en ligne il s’agit ici de proposer des travaux de recherche qui prennent Wikipédia comme objet d’étude en tenant compte de sa spécificité, mais aussi de ses évolutions.

CouvWikipedia1

Ce travail de clarification se manifeste par une volonté de distinguer d’abord ce que Wikipédia n’est pas avant d’entamer plus sereinement la question de la définition de cet objet. En effet, Wikipédia est un véritable lieu de cristallisation du savoir contemporain et en cela elle incarne aussi les changements de paradigme qui s’effectuent dans le champ du savoir. Ceux qui ont suivi les comptes rendus du séminaire cultures numériques[1] de la revue savent combien Wikipédia est devenu le point de départ et/ou d’arrivée de nombreuses discussions et débats sur le numérique. « La croissance exponentielle du nombre de colloques et d’articles de revues savantes qui lui sont consacrés atteste de sa significativité pour la communauté scientifique[2]. »

Les contributions sont réparties en quatre parties. La première se concentre sur un essai de définition de l’encyclopédie en ligne. Une fois ces bases posées le lecteur est invité dans la deuxième partie à se pencher sur les procédés de gouvernance de Wikipédia. La troisième partie s’attarde sur la réception de cet étrange objet et mobilise les notions d’expertise, d’autorité et de légitimité. Cette exploration se conclut par une analyse de la nature ambivalente de Wikipédia qui est tout à la fois corpus et terrain scientifique.

Les notes faisant référence à des ressources en ligne sont accompagnées d’un QR code à scanner pour accéder rapidement à l’URL indiquée. Si l’idée paraît bonne, de fait à l’usage, la lecture est interrompue pour chercher son smartphone, lancer l’application, se battre d’une main avec le livre pour garder la page ouverte et de l’autre avec son téléphone pour scanner le code, avant d’espérer que l’analyse fonctionne et que l’URL finisse par s’afficher. Cette question d’usage évidemment ne prétend pas valoir pour tous et certains y trouveront un intérêt certain.

L’introduction du recueil souligne le contraste entre d’une part le coup d’arrêt donné aux principales encyclopédies papiers comme la Britannica et d’autre part le succès de ce qui est l’un des dix sites les plus lus au monde. Est-ce le symbole d’une nouvelle ère dans l’encyclopédie ? Tout l’enjeu est ici d’embrasser en une vision les spécificités, mais aussi les traits classiques de Wikipédia. Saisir sa spécificité oblige à la fois à la saisir comme encyclopédie en ligne, mais aussi à tenir compte de sa réception. Or elle est bien souvent perçue comme une non-encyclopédie. Sa dimension scientifique est pour une large part négligée et son mode de fonctionnement est mal connu. Tenant à la fois des nouveaux objets numériques et du projet classique de l’encyclopédie, ce que proposent ces contributions est de montrer que Wikipédia ne se résume ni à une rupture du savoir (il existe une tradition encyclopédique que Wikipédia assume à son tour) ni une simple encyclopédie transférée en ligne (ses spécificités sont bien réelles).

Reste alors une question : qu’est-ce que Wikipédia ? Une question qui à y regarder de plus près en contient en son sein une multiplicité. En effet, chaque contribution rassemblée multiplie les perspectives de lecture. Le lecteur est conduit à évaluer l’encyclopédie en ligne sous un angle politique, scientifique, voire parfois géopolitique.

Wikipédia, objet politique ?

L’encyclopédie en ligne représente un modèle innovant de gouvernance, sans hiérarchie ni instance dirigeante centrale donnant la stratégie et indiquant la direction à prendre. De ce fait, Wikipédia représente un exemple unique et concret d’élaboration de normes et de règles. Cette dimension politique a été clairement perçue par certains chercheurs qui n’hésitent pas à suggérer que ce que propose Wikipédia peut servir de modèle pour repenser la société : « ce processus engagé depuis le début, constitue un modèle de sciences politiques et sociales dont la société gagnerait peut-être à s’inspirer plus globalement[3]. »

Un des traits marquants de Wikipédia est qu’elle parvient à rester fidèle à ses idéaux de départ, notamment l’accès à tous, l’écriture par tous, sans commercialisation et un ensemble de valeurs assez simples. Comme le rappelle Sue Gartner « tout ce qui définit Wikipédia date de 2001, et n’a plus été mis à jour par la suite[4]. » En ce sens les valeurs fondatrices de Wikipédia composent un modèle stable.

Parmi les choix politiques opérés par l’encyclopédie, le plus marquant est sans doute le passage de la sélection des compétences à la confiance dans le nombre. « Wikipédia dans son fonctionnement, semble avoir su passer outre la lutte des classes pour proposer une lutte des places[5]. » D’une légitimité substantielle on passe ainsi à une légitimité procédurale.

Objet politique, l’encyclopédie en ligne l’est à plus d’un titre. Comme modèle de coopération sociale, mais aussi comme objet de lutte d’influence linguistique. Certains voient notamment dans la traduction massive des articles anglo-saxons un risque de formatage ou d’uniformisation de la pensée.

Wikipédia, société et fantasmes

 

« Si Wikipédia est un objet de recherches, c’est aussi parce que c’est un objet de passions[6]. » On peut tenter d’expliquer le succès de l’encyclopédie de la manière suivante : « elle regroupe en un seul artefact techno-sémiotique le réceptacle de plusieurs attentes distinctes[7]. » Wikipédia représente sinon une révolution, tout du moins une rupture dans les paradigmes qui s’imposent à tous les étages de la société et en particulier dans la recherche : élèves, étudiants, enseignants utilisent Wikipédia. Il est donc nécessaire de réfléchir à la place de l’encyclopédie dans l’enseignement afin de ne pas « laisser de dangereux angles morts dans nos activités pédagogiques[8]. »

Wikipédia est source de fantasme car elle est particulièrement mal connue. Wikipédia, et l’usage en général des ressources numériques ne font pas partie d’un enseignement spécifique et contribuer à la production de contenu sur l’encyclopédie n’est pas encore considéré comme une partie reconnue du travail de diffusion du chercheur.

Dans quelles mesures les jeunes possèdent-ils des connaissances sur l’objet qu’ils utilisent, par exemple son fonctionnement éditorial ? « D’après une enquête, même à l’université une partie des étudiants ignorent que le site est collaboratif et ouvert aux contributions de tous[9]. » Et phénomène étonnant, ces mêmes étudiants émettent des doutes quant à la fiabilité quand ils apprennent que tout le monde peut participer. La connaissance modifie la perception de l’encyclopédie.

Entité complexe, protéiforme, soumise aux fantasmes de la société, comprendre Wikipédia suppose de se situer au carrefour de ses enjeux politiques, pragmatiques et éthiques. Ce qui se déploie sous nos yeux n’est rien d’autre qu’un nouvel espace public qui est comme un assemblage technique et idéologique. Pour se maintenir, cet assemblage produit en permanence des processus de régulations, avec des normes et des valeurs.

Règles, normes et usages

Comprendre Wikipédia suppose donc d’entrer plus avant dans les mécanismes complexes qui font fonctionner l’encyclopédie et qui gèrent les conflits et les frictions. S’intéresser aux règles qui émergent de l’usage amène à laisser très vite de côté les hypothèses simplistes du narcissisme de ceux qui croient savoir ou le postulat de l’altruisme comme motivation première de Wikipédia.

En réalité, ce qui se donne à comprendre dans le fonctionnement très fin de Wikipédia, c’est que cette dernière est pensée comme une structure souple orientant les comportements en vue de produire du savoir. On observe ainsi une dépendance récursive entre la pratique et la règle[10]. Le comportement du wikipédien, engagé dans la vie de l’encyclopédie peut être compris comme une pratique de règles qui sont elles-mêmes faites d’ajustements et de pondérations de plusieurs règles. Les règles de Wikipédia ne sont pas des normes a priori, mais sont à comprendre comme des propriétés émergentes. Le signe le plus visible de cette émergence de règles s’observe en particulier dans la référence explicite à une règle pour évaluer un acte d’édition. Or les règles ne sont pas posées comme immuables mais au contraire pensées comme révisables en fonction des pratiques.

Ce rapport à la règle comme émergente des pratiques tient au rôle qui est dévolu au wikipédien, qui est tout à la fois un contributeur et un évaluateur. De fait, chaque contributeur sur Wikipédia est aussi dans le même temps un censeur du travail des autres contributeurs.

Exemple de sociabilité numérique

Ce double statut du contributeur dans l’encyclopédie conduit à processus de régulation qui influence directement l’accueil des nouveaux arrivants et la possibilité de tout un chacun à apporter sa contribution. En effet, l’expérience de Wikipédia démontre qu’il ne suffit pas simplement de connaître les quelques règles fondamentales, il y a aussi un ensemble de compétences tacites de sociabilité qui, si elles ne sont pas maîtrisées, conduisent bien souvent à éliminer le contributeur. La sociabilité numérique propre à Wikipédia joue donc un rôle aussi discret qu’efficace dans le processus de régulation[11].

Cette dimension sociale est une partie discrète de l’encyclopédie, mais les articles ne représentent que 25 % du contenu édité sur Wikipédia. Le reste est concentré sur les forums de discussion. Véritable espace public de communication, Wikipédia se trouve traversé par les mêmes dynamiques que l’espace public au sens classique. Contribuer sur Wikipédia, c’est accepter d’entrer dans d’intenses discussions et ce passage obligé dissuade souvent les nouveaux arrivants qui souhaitent avant tout contribuer, plutôt que d’avoir à se justifier avant. « Parfois, il faut quatre jours entiers pour éditer deux phrases[12]. »

Même si les règles fondamentales de Wikipédia n’ont pas évolué, en réalité, tout une sociabilité s’est développée, devenant une sorte de code initiatique qui rend difficile pour les nouveaux membres de s’intégrer dans la communauté, par méconnaissance des règles, et parce qu’ils peuvent se trouver confrontés à des discussions techniques et tendues auxquelles ils sont peu habitués. Ainsi, le site se trouve au croisement de deux dynamiques ; d’un côté on constate un essoufflement de la participation à Wikipédia car il devient de plus en plus difficile de recruter de nouvelles personnes alors que d’un autre côté on observe un nombre record d’utilisateurs.

L’encyclopédie est ouverte et tout le monde peut participer. L’erreur sera corrigée par un expert comme par un amateur. La dimension la plus révolutionnaire et  abondamment commentée est ce changement dans la conception du rôle de l’auteur de l’encyclopédie. La connaissance est implicitement conçue comme constituée de bouts d’informations qui prennent sens par le biais d’un travail collaboratif. Wikipédia nous offre un système où aussi bien la question de la connaissance que celle du rôle de l’auteur sont radicalement différents de ce que nous connaissons habituellement.

« La participation à Wikipédia requiert une grande rigueur, sur le fond comme la forme, qualité présumée de tout scientifique, mais aussi une bonne dose d’humilité parfois difficile à admettre pour des chercheurs, experts dans leur discipline, accoutumés certes à être soumis au jugement de leurs pairs mais souvent peu tolérants face aux critiques de la communauté constituée, non spécialistes ou de spécialistes non identifiées[13]. »

Le risque de Wikipédia, ce n’est pas l’amateurisme, mais le professionnalisme, qui détourne les nouveaux entrants, par ceux qui maîtrisent de plus en plus les normes, les pratiques et les sociabilités. À proprement parler, l’encyclopédie est une société, avec ses codes et sa culture. Le risque de cette professionnalisation associée au choix radical d’écriture de la connaissance fait que Wikipédia n’est pas un mode de transmission du savoir naturel pour les chercheurs. D’une part parce que les contributions ne sont pas reconnues dans la profession, et d’autre part parce que la notion d’expertise et d’originalité des travaux n’y trouvent pas la même résonnance que dans le monde académique.

Dimension philosophique

Wikipédia est il un objet total ? Certes l’encyclopédie a des tendances totalisantes. C’est un trait qu’elle emprunte aux autres projets encyclopédiques. Cette volonté de répliquer le monde, c’est-à-dire de ne rien laisser hors de l’encyclopédie se retrouve par exemple dans la profonde méfiance qui existe vers les liens externes. L’encyclopédie ne souhaite pas jouer un rôle d’index ou d’annuaire, mais proposer un contenu autonome et intégré.

Comme objet de savoir, Wikipédia porte également une vision de ce qu’est le savoir, la vérité et un contenu légitime. Le contributeur évaluateur évalue précisément le contenu édité dans l’encyclopédie à l’aune de cette conception du savoir. Or, sur ce point, Wikipédia se sépare des autres projets encyclopédiques pour proposer une conception du savoir et de la rédaction encyclopédique qui ne connaissent pas d’équivalent et qui ont contribué à construire la spécificité de l’entreprise. Or cette vision est en réalité arc-boutée sur une tension. Bien que totalisante, Wikipédia se conçoit comme une encyclopédie de seconde main. L’objectif d’un contributeur est de produire une synthèse neutre et globale, basée sur des sources secondaires, sans y introduire le moindre travail inédit ou de considération personnelle. Toute affirmation doit être sourcée et ne peut être proférée comme vérité sous prétexte qu’elle est formulée par un spécialiste.

Si rien n’échappe à Wikipédia, pour autant, cette autonomie ne conduit pas à une production de savoir. Toute information présente dans Wikipédia doit exister ailleurs. L’encyclopédie réplique le réel, mais n’a pas vocation à y ajouter un nouveau savoir. Au cœur de ce dispositif se trouve la question de la référence qui joue un rôle profondément structurant théoriquement, mais qui en pratique présente bien des faiblesses. En effet, les sources extérieures non-numériques sont très rarement vérifiées et sont facilement falsifiables.

Interrogé sur l’avenir qu’il envisage pour l’encyclopédie, Rémi Mathis (ancien Président de l’association Wikimédia France) estime que « nous nous trouvons à un carrefour de la vie de l’encyclopédie dont la prochaine étape sera l’implication directe et générale des bibliothèques dans la production de contenu pour Wikipédia et je pense que le service documentation pourrait aussi jouer un rôle important[14]. »

Conclusion

Comprendre Wikipédia est plus qu’un défi, c’est un paradoxe à résoudre. Est-ce que cet ouvrage permet de dépasser le traumatisme cognitif que représente Wikipédia ? Ce n’est pas sûr, mais son mérite est ailleurs. Il permet de prendre pleinement conscience de l’impact qu’a représenté ce nouveau projet scientifique et de réaliser la complexité des dynamiques sociales qui s’y déploient.

Sans être explicitement un ouvrage de philosophie, ce recueil de texte sera une mine d’informations pour le wittgensteinnien qui s’intéresse à l’émergence des règles au sein des pratiques et leurs dimensions normatives. L’habermassien y verra un exemple fécond d’espace public et le foucaldien qui s’intéresse au pouvoir diffus et aux dispositifs de régulation ne pourra qu’apprécier les phénomènes de contrôle et de censure qui s’exercent de manière silencieuse mais non moins forte dans les coulisses de Wikipédia.

Clairement, Wikipédia, objet scientifique non identifié est un ouvrage essentiel pour comprendre la complexité de l’encyclopédie en ligne, sa filiation comme sa spécificité, la finesse des relations sociales qui s’y tissent, et la manière originale de produire un savoir. L’ensemble des contributions sont rédigées dans un style clair et accessible. Le lecteur accède à des analyses précises, théoriquement documentées et illustrées par des cas concrets.


[1] Voir en particulier http://ecultures.hypotheses.org

[2] p. 91

[3] P. 51

[4] p. 109

[5] p. 45

[6] p. 132

[7] p. 89

[8] p. 93

[9] p. 152

[10] p. 19

[11] p. 64

[12] P. 189

[13] P. 137

[14] P. 142

1 Comment

  1. C’est utile de lire cet article recensé par Thibaud Zuppinger sur Wikipédia. Pourquoi ne pas dire en effet que cet un objet scientifique (dictionnaire inhabituel)non identifié. Il y a mille façon de juger Wikipédia. C’est à mon avis un excellent dictionnaire en construction avec l’avantage de liens hypertextes. Tôt ou tard les affirmations fausses seront démasquées par le principe même de la construction du savoir mis à la portée de tous. C’est à chacun, signe de maturité, de déceler le faux du vrai. D’ailleurs ne dit-on pas que du faux peu jaillir le vrai!

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