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Blumenberg lecteur de Freud

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  Lukas Held – ERRaPhiS (Toulouse Jean Jaurès) 

L’article interroge le rôle ambivalent de la pensée freudienne – plus particulièrement de la figure du père originel telle qu’elle est présentée par Freud dans Totem et Tabou – dans l’œuvre de Blumenberg et ce dans deux moments-clefs : l’analyse du théorème de la sécularisation ; la critique de ce qu’il nomme le « rigorisme de la vérité ». On s’attardera en particulier sur la notion de « parathéorie » que Blumenberg voit à l’œuvre dans l’historiographie psychanalytique, ainsi que sur le rapport conflictuel entre mythologie politique et philosophie politique.

Abstract : The object of the article is the ambiguous place of S. Freud – in particular his concept of the primal father from Totem and Taboo – in two key moments of the works of H. Blumenberg : his investigation of the so-called « theorem of secularization » ; his critique of what he calls « rigorism of truth ». In particular, we will discuss the concept of « paratheory » that Blumenberg places at the core of psychoanalytical history, as well as the conflictual relation between political mythology and political philosophy.

Plus de cent ans après sa parution, Totem et Tabou de S. Freud ne cesse de nous interpeller. Parmi les nombreuses problématiques de ce texte, c’est notamment la figure du père originel, de l’Urvater qui soulève des questions : Qu’est-ce qui vient après la mort du père originel ? Quelle tradition est-ce qu’il instaure, quel l’héritage lègue-t-il à la postérité ? A quel point l’image du Urvater hante-t-elle ses fils liés fraternellement dans la culpabilité ? Et quelle société peut être bâtie sur un mythe meurtrier ? Ces questions font l’objet d’une nouvelle publication posthume de Hans Blumenberg (philosophe allemand de la seconde moitié du 20e siècle), témoignant à la fois de l’importance de la pensée freudienne pour sa propre philosophie ainsi que de sa méthode particulière d’entrer en dialogue avec les penseurs du passé (et de les actualiser ainsi) tout en replaçant leur pensée dans son contexte historique.

Afin de saisir l’enjeu de ces questions, on ne peut se contenter de la lecture de Totem et tabou seul. Il me semble indispensable de le contrelire avec le dernier ouvrage de Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, rédigé entre 1937 et 1939. Car, malgré le quart de siècle qui sépare la parution des deux ouvrages, ils forment incontestablement deux piliers du projet freudien d’une psychanalyse de la tradition en général (et de la religion en particulier), d’une psychohistoire[1] tentant d’expliquer un malaise actuel par l’éclaircissement d’un passé refoulé, d’un moment faisant surface selon le schéma d’une répétition compulsive.

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Mais avant tout il est important de voir que c’est par cette tentative d’extension du champ d’application de la psychanalyse, à travers cette psychologisation et individualisation de l’histoire mondiale que Freud peut devenir lui-même le père fondateur d’une théorie qui – en 1912 – fait déjà l’objet d’un conflit d’interprétations mené par les « fils », c’est-à-dire ses disciples (Rank, Adler et surtout Jung[2]). Au lieu de solidifier les bases de sa théorie, au lieu de se concentrer sur ses patients et leurs problèmes, Freud choisit d’étendre l’analyse sur l’humanité entière dont il retrouve le stade originaire chez les primitifs, chez les sauvages des tribus naturelles, qui – pour ainsi dire – vivent nos rêves, c’est-à-dire notre inconscient. La théorie du passage du culte à la culture et du début de la civilisation, censé résoudre le puzzle ethnologique complexe dont le totem et le tabou sont deux pièces majeures, devient alors elle-même un mythe. La contestation au sein de la discipline et – plus généralement – le malaise contemporain sont ensuite intégrés dans un schéma historique universel. L’événement – pour le dire avec un lexique philosophique – est dégradé en répétition. Et comme pour tout bon mythe fondateur, sa polarité simple – Freud la nomme l’ambivalence – annonce toute la complexité de la tradition qu’il instaure. Autrement dit : le père (Vater) ne peut devenir père fondateur (Urvater) qu’en étant contesté par ses fils ; Dr. Sigmund Freud ne peut devenir l’instance Freud, l’homme Freud qu’en étant critiqué et finalement renversé par son propre « peuple », par la nouvelle profession qu’il instaure. En renonçant à l’abdication professionnelle ou à la fixation d’un héritage théorique officiel, Freud oblige non seulement ses disciples à le « tuer », mais à y revenir compulsivement, certes sous forme de totem et de manière ambivalente, mais de façon constante, non pas comme un « oublié », mais comme un « refoulé » (cette distinction étant cruciale pour tout le propos[3]). Il ne s’agit pas ici d’appliquer banalement sa propre théorie au théoricien, mais de comprendre la genèse d’une tradition de pensée en général.

Le 20e siècle a vu apparaître un bon nombre de pères fondateurs. On doit justement à Hans Blumenberg une mise en parallèle éclairante entre Sigmund Freud et Edmund Husserl, l’autre grand père fondateur du siècle passé qui installe sa tradition d’une manière très similaire. En effet, l’autorité des deux inventeurs de la méthode (d’ailleurs, anecdotiquement, tous les deux originaires de Tchéquie, tous les deux juifs non-pratiquants) est très tôt contestée par au moins un de leurs disciples, en l’occurrence par des disciples « de culture germanique » (Heidegger, Jung), dans un climat antisémite. Les réflexions des deux culminent, après le renoncement frustrant au programme scientifique intégral qu’ils prévoyaient (Husserl et Freud répartissaient différentes « tâches » ou champs d’investigation à leurs disciples respectifs), en une tentative d’explication et de thérapie d’une faute historique par un retour sur cette scène originelle, ceci dans le but d’une justification de la propre méthode et l’explication des hostilités envers cette méthode – envers la propre personne probablement aussi. La « scène originelle » devient alors chez Husserl l’ « archi-fondation » (Urstiftung), Galilée prend la place de Moïse en tant qu’ « héros négatif » de notre tradition de pensée non pas spirituelle, mais scientifique, la Rückfrage (question en retour) peut être comprise comme l’équivalent phénoménologique du travail de remémoration en vue d’une perlaboration[4] (Durcharbeitung, voir d’ailleurs l’importance de la notion de « travail » en général dans la phénoménologie husserlienne et en psychanalyse freudienne : travail sur le rêve (Traumarbeit), dégagement (Abarbeitung), travail du deuil (Trauerarbeit), élaboration (Bearbeitung, Ausarbeitung, Aufarbeitung, Verarbeitung)). Et Husserl restera, tout comme Freud, le premier et le dernier de son espèce alors que les écrits des prétendus perpétuateurs de la tradition ne doivent rester à jamais que des essais hérétiques. Phénoménologie et psychanalyse, en historisant les mécanismes isolés dans le sujet, c’est-à-dire en actualisant la relation idéaliste entre Ich et Welt-Geist, postulent une erreur irréversible, une idée originaire – l’ « archi-instance » – afin de justifier après-coup l’actualité de leur méthode. Cette dernière fondation théorique que proposent Husserl et Freud implique une double temporalité : la thérapie que proposent psychanalyse et phénoménologie place les deux méthodes à la fin de l’histoire de la pensée (selon un schéma temporel linéaire), tout en restant travaillée par le meurtre originel ou l’idée fondatrice qui refait surface dans toute contestation de cette théorie (selon un schéma temporel circulaire). Finalement – c’est le cas pour Husserl et pour Freud – la résistance et la contestation sont les signes les plus fiables de l’efficacité d’une thérapie et de la nécessité de sa poursuite.

Ici, dans cette mise en parallèle spéculative mais éclairante, devient apparent la double problématique du modèle théorique que fondent Totem et Tabou et L’homme Moïse : comment rendre compte à la fois du potentiel créateur du mythe fondateur et de son effet déstabilisateur sur la tradition de pensée qu’il instaure ? Et pourquoi faut-il malgré tout un mythe, acte ou père fondateur ? C’est cette ambivalence dans la théorie du début de la théorie qu’il s’agit de comprendre, toujours à partir de l’œuvre de Hans Blumenberg, plus précisément à partir de deux moments dans sa pensée : son analyse du théorème de la sécularisation[5], et le concept de « rigorisme de la vérité »[6].

Le premier moment concerne la théorie de la théorie et donc – ce qui est toujours le cas chez le « phénoménologue de l’histoire »[7] qu’est Blumenberg – l’histoire de la théorie, l’histoire des idées. Le théorème de la sécularisation, en tant qu’outil d’une critique de la culture idéologique (souvent conservatrice), peut être mis en parallèle avec le schéma freudien du Zwang (compulsion) et de la répétition compulsive. Que dit ce théorème, dont Carl Schmitt et Karl Löwith étaient les propagateurs les plus importants (mais certainement pas les seuls) ? Selon le théorème de la sécularisation, un nombre important de concepts proprement modernes, c’est-à-dire étant des parties intégrantes de l’image que se fait la modernité d’elle-même, seraient en réalité des concepts chrétiens sécularisés. Pour Löwith, l’idée moderne du progrès historique est une sécularisation, c’est-à-dire une traduction imparfaite et surtout un emprunt illégal, de l’idée chrétienne de l’eschatologie, c’est-à-dire de la croyance en une histoire suivant un plan de salut, aboutissant sur un jugement dernier marquant la fin de l’histoire. Selon Schmitt, les concepts politiques modernes – comme le souverain, l’Etat, l’exécutive, l’état d’exception, le droit naturel etc. – seraient des concepts chrétiens sécularisés : le monarque est en vérité Dieu, dont il usurpe des fonctions et qualités. Sans vouloir ici entrer dans les détails de ce débat, on peut dire que chez les deux penseurs, le schéma théorique est le même : ceci est en vérité un autre, antérieur au premier qui, du coup, perd sa légitimité. Si la modernité continue à utiliser des vieux concepts sacrés traduits en des termes mondains, alors cette modernité ne s’est non seulement pas inventée elle-même, mais ne peut pas fonctionner sans emprunts permanents. L’illégitimité résulte d’un manque de verticalité, qui est remplacé par une simple horizontalité, c’est-à-dire la légalité. Selon les deux auteurs, ce manque de légitimité continue à travailler la modernité – politique ou philosophique – et se manifeste dans des moments critiques qui appellent une décision qui ne peut plus simplement résulter de l’horizontale, mais doit venir « du fond », c’est-à-dire d’un dernier principe légitime et irrécusable.

Blumenberg, dans La légitimité des Temps modernes, s’oppose vigoureusement à cette argumentation et l’attaque sur plusieurs fronts. Deux de ses arguments sont intéressants pour la compréhension du schéma freudien qui est sous-jacent au théorème (alors que Freud n’a pas lui-même contribué au débat). Le premier concerne le lexique juridique marquant le débat autour de la sécularisation (qui est un concept et problème juridique), dans lequel, à côté de la légitimité et de l’illégalité figure aussi celui de Schuld, qui n’a pas seulement le sens juridique de dette, mais aussi le sens moral – pour ne pas dire psychologique – de culpabilité. Le problème réside justement dans l’ambivalence de ce terme : dans quelle mesure est-ce que la dette du passé, auquel le présent est bien évidemment redevable, doit nécessairement impliquer une culpabilité historique ? Est-ce que le passé doit nécessairement refaire surface et être accueilli et travaillé (élaboré : aufarbeiten) ? Est-ce qu’il peut y avoir une légitimité dans la discontinuité historique, ou bien toute rupture et les mécanismes de résolution provisoires qu’elle mobilise constituent forcément une pathologie ? Peut-on imposer si facilement la remémoration, c’est-à-dire le retour au passé, à une histoire qui de nos jours est identique au progrès, à l’avancement ? Et comment éviter la moralisation qui guette derrière la psychologisation ? Telles sont les questions que Blumenberg soulève dans son étude critique qui vise au-delà des deux penseurs cités et qui débouche chez lui sur l’idée d’une auto-affirmation nécessaire d’une époque historique par rapport à l’époque précédente, mais aussi d’une théorie nouvelle par rapport à un paradigme établi. Blumenberg oppose l’acte de contestation, le malgré tout à l’herméneutique du en vérité/en réalité, qui ramène et réduit le présent à son passé non-surmonté.

La théorie freudienne de la culture peut donc être comprise comme une déclinaison de ce schéma du « toujours déjà ». Toutefois, la « présence funeste »[8] du passé se manifeste non seulement dans une forme de malaise culturel, mais aussi dans le refus de la modernité de revenir au début de sa propre histoire, au moment de sa séparation douloureuse et compliquée avec le Weltbild médiéval. La résistance et le refus de vouloir poursuivre le traitement – nous l’avons indiqué précédemment – sont ici considérés comme les meilleurs indices pour le succès de la thérapie et la nécessité de la poursuivre. Blumenberg nomme cette théorie salvatrice et réparatrice de la théorie de départ une « parathéorie »[9]. La résistance, mais aussi la répétition compulsive font implicitement partie de la parathéorie de la psychanalyse. Je cite Blumenberg : « La parathéorie d’une théorie fournit des explications pour les conséquences d’une théorie en accord avec celle-ci : succès et échecs, résistance et approbation irréfléchie, échec du traitement et finalement l’envie de concurrence des autres théories. »[10] Une bonne parathéorie parvient à protéger la théorie de toute critique, allant jusqu’à retourner le simple fait de la critique en sa faveur. Ainsi, toute dérobade hors du schéma théorique imposé est un moment en faveur de cette théorie : la nécessité pour la pensée moderne de répondre aux questions soulevées par la philosophie médiévale, dont les tentatives de réponse sont devenues insatisfaisantes, est interprétée comme une insuffisance de la pensée moderne ; la volonté de donner un nouveau sens à une terminologie ancienne n’est rien d’autre que la preuve que ce lexique est incontournable ; même la tentative de se défaire radicalement du passé par une révolution radicale et totale de la société peut être interprétée comme la simple manifestation d’une pathologie de longue durée. Plus encore, la parathéorie parle le jargon de l’authenticité, accusant l’inauthenticité régnante. La vérité dont il est question dans la formule « ceci est en vérité un autre » n’est plus la vérité d’une proposition vraie, mais une vérité qui fait surface et qui se manifeste – une vérité intransitive. Afin de percer la carapace de la parathéorie, il convient de la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une expression de la volonté d’auto-affirmation d’une théorie par rapport à ses critiques, avant d’entreprendre sa déconstruction. Blumenberg y échappe notamment en substituant au modèle historique substantialiste un modèle fonctionnaliste, c’est-à-dire en concevant l’histoire de la pensée non pas comme un éloignement inauthentique ou le rapprochement authentique par rapport à une substance identique dans l’histoire, mais comme une scène avec différents rôles plus ou moins stables qui doivent être joués par différents acteurs. Plus le changement de perspective est radical, plus on sera sûr d’échapper aux théories tellement efficaces qu’elles fournissent, avec la théorie, une histoire du début de la théorie, du déclin de la théorie et d’un remède et retour à l’idéal théorique.

Venons-en au deuxième moment de cette confrontation, celui du rigorisme de la vérité. Les analyses que consacre Blumenberg à Husserl, Heidegger ou Hegel (et son idée d’une « ruse de la raison ») contiennent toujours aussi des critiques envers leurs parathéories implicites – ce qui montre que malgré l’évolution de sa pensée, il n’a certainement pas changé son avis sur la fonction particulière de la parathéorie. Pourtant, l’intérêt que porte Blumenberg à partir des années 1970 au problème du mythe et son rôle constitutif pour la pensée philosophique et politique l’a amené à considérer une autre dimension de la théorie freudienne de la religion. (C’est ce qui devient apparent dans ses deux dernières publications posthumes[11].) Cette nouvelle confrontation avec Freud passe par une critique sévère (et contestable) du livre Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt, publié en 1967.

Blumenberg reproche à Freud et à Arendt le rigorisme, voire l’absolutisme de la vérité dont ils font preuve dans leur traitement de la « question juive », c’est-à-dire de l’instauration mythique du peuple et de l’Etat d’Israël. Le cœur de la polémique engagée par Blumenberg est le double constat d’une ressemblance et d’une différence fondamentale entre les deux penseurs. Arendt et Freud font en effet preuve d’un même manque de scrupule dans leur volonté de présenter la vérité sur le peuple juif à des moments clés de son histoire – Freud peu après l’Anschluß, Arendt dans le contexte du procès Eichmann. Leurs révélations critiques infligent des blessures profondes à l’image de soi de ce peuple souffrant / en recherche d’une identité nationale après le génocide, et ce au nom d’une vérité impitoyable – impitoyable car sans intérêt thérapeutique. La vérité historique sur l’identité de Moïse, le héros fondateur du peuple juif, et le traumatisme de son meurtre qui continuerait, selon Freud, à travailler la mémoire collective de la religion monothéiste, voir l’idée de la culpabilité non avouée des juifs par rapport à la mort refoulée de leur héros, d’une felix culpa : tout ceci ne sert que l’intérêt personnel de Freud de révéler et d’imposer la vérité. (La formulation de la question centrale de L’homme Moïse est intéressante à cet égard, puisqu’elle montre où doit être cherchée la pathologie : non pas « pourquoi y a-t-il de l’antisémitisme ? », mais « Pourquoi le Juif est-il devenu ce qu’il est et pourquoi attire-t-il tant de haine ? ».) De même pour Arendt : l’idée (rejetée par les experts) que le nombre de morts du génocide aurait pu être divisé par deux si les victimes ne s’étaient pas organisés, s’ils n’avaient pas engagé une coopération avec leurs bourreaux hors de leur désespoir ; la ridiculisation du personnage d’Eichmann et par là du procès et de tous ses membres ; finalement l’incapacité d’y voir une recherche de légitimité nationale et la volonté de ramener cet événement historique à ses erreurs juridiques, c’est-à-dire de ne considérer que l’horizontalité de la légalité : tout ceci témoigne d’un rigorisme moral qui est définit par « le refus de reconnaître un dernier et insoluble dilemme à la base de l’agir humain »[12]. Pour Arendt, selon Blumenberg, « on peut et doit toujours être assuré de ce qu’il faut faire et de ce qui, en tant que Juste, sera toujours à faire », car « la moralisation du politique implique que ce dernier ne peut être dilemmatique qu’en apparence, qu’il doit finalement être soumis à l’unicité de la volonté. »[13]

Cette critique, dans laquelle se manifeste aussi une blessure personnelle (Blumenberg, en tant que Halbjude, était lui-même victime de l’anti-sémitisme et a échappé au génocide en se cachant pendant de longues années), concerne avant tout une idée chère à toute l’histoire de la pensée occidentale, au moins depuis la réfutation platonicienne des vérités toujours à corriger des Sophistes, à savoir l’idée d’une vérité non seulement transcendante, mais aveuglante c’est-à-dire douloureuse. Ce culte de la vérité, que Blumenberg retrace avec l’œil distancié de l’historien soucieux de préparer et de préserver les phénomènes historiques et de les sortir ainsi de l’absolutisme de l’interprétation[14], culmine – je reviens à ce qui a été dit – dans une (para)théorie qui lit toute résistance contre cette vérité transcendante comme l’indice de la véracité de cette vérité elle-même.[15] Le relativisme sceptique de Blumenberg met en cause l’idée de la vérité comme motif de nos actions, et le lien tout aussi ancien entre vie et vérité : pouvons-nous vraiment être les amis de la sagesse ? Sans devoir s’accorder avec Blumenberg sur tous les points de sa polémique (qu’il n’a pas publié de son vivant, il faut le souligner), on peut toutefois retenir cette dernière mise en doute qui touche à la conception que nous, penseurs professionnels, nous faisons de nous-mêmes.

Mais Blumenberg voit également une différence fondamentale entre Arendt et Freud : Arendt n’aurait effectivement pas pu écrire son livre différemment, mais Freud aurait probablement compris toute la dimension mythique de la figure Eichmann, du procès qu’on lui fît et de son exécution – unique dans l’histoire du pays. Pour Blumenberg, Eichmann est le « héros national négatif » (negativer Nationalheld) de l’Etat d’Israël, qui fait partie de ces états qui « ont été fondés par leurs ennemis », existant « malgré ou parce que tout ce qui aurait jouer en faveur de leur création était trop faible, trop amical, trop idéaliste, trop littéraire afin de l’imposer contre un monde de résistances »[16]. Le fait que l’organisateur du génocide juif ait été jugé et exécuté par un tribunal national et non pas par la communauté mondiale, dans un acte juridique exceptionnel, contribue à la mythisation de la figure Eichmann et procure, d’après Blumenberg, une légitimité soudaine à un Etat en recherche d’identité. A l’universalisme de la vérité, réclamé par Arendt, s’oppose l’unicité du mythe, à l’abstraction juridique s’oppose l’intuitivité du héros négatif, à la légalité la légitimité, à l’horizontalité du progrès la ponctualité de l’événement historique, etc. Il ne s’agit pas bien sûr ici d’un plaidoyer en faveur d’une remythisation de la justice, mais d’une tentative de reconnaître la virulence et l’efficacité du mythe là où il apparaît. Plus encore, il s’agit de comprendre que la discréditation de la figure mythique fondatrice, le « malice du banal »[17] comme l’appelle Blumenberg, peut avoir des conséquences difficilement maîtrisables (justement parce qu’il s’agit d’un mythe) pour l’imaginaire collectif dont l’auto-affirmation fonctionne également à travers un malgré tout, hors de la négation la plus radicale.

Le Leitmotiv de toute la philosophie de Blumenberg est la nécessité d’une auto-affirmation contre un absolutisme – divin, mondial, étatique ou intersubjectif. La question de la légitimité qui, comme nous venons de le voir, est au cœur des deux manifestations de la pensée freudienne chez Blumenberg, est une déclinaison de cette problématique. Elle met non seulement en question les mécanismes historiques et les recours mythiques en jeu dans tout processus d’émancipation, mais également la place de la critique philosophique par rapport à ces stratégies théoriques qu’on résume aujourd’hui sous le terme de « critique de l’idéologie ». Le problème de la légitimité est décidemment le thème central d’une confrontation entre mythologie politique et philosophie politique. En considérant l’analyse problématique de Blumenberg, on se rend compte du statut compliqué du mythe en politique et des limites qu’il continue d’imposer au logos.

Terminons cette analyse de la fonction interlocutrice de Freud dans la pensée de Blumenberg par le simple constat du rapport conflictuel que Blumenberg entretient avec Freud, dont il critique la stratégie théorique tout en reconnaissant le génie freudien en matière de philosophie de la culture. Ce rapport conflictuel n’est rien d’autre que la marque d’une certaine humanité dans ce dialogue entre penseurs.


[1] Ce terme est emprunté à. J. Assmann, Moses der Ägypter. Entzifferung einer Gedächtnisspur, Frankfurt a. M., Fischer, 2011, p. 233.

[2] Pour une anecdote éclairante sur le rapport entre Freud et Jung voir H. Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1986, p. 352.

[3] « Nach Freud liegt der Unterschied zwischen Vergessen und Verdrängen darin, daß das erste eine Art des Loswerdens, das zweite eine Form des Bewahrens und Verstärkens ist. Verdrängte Erinnerungen bleiben nicht nur erhalten, sondern gewinnen oft eine gefährliche Macht über die Persönlichkeit. Im Gegensatz zu bewußten Erinnerungen, die der Korrektur und Durcharbeitung zugänglich sind, wirken verdrängte Erinnerungen von innen oder ‘unten’ und zwingen das Bewußtsein in ihren Bann. » J. Assmann, Moses der Ägypter, p. 234.

[4] « Processus par lequel l’analyse intègre une interprétation et surmonte les résistances qu’elle suscite. Il s’agirait là d’une sorte de travail psychique qui permet au sujet d’accepter certains éléments refoulés et de se dégager de l’emprise des mécanismes répétitifs. » J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Art. « Perlaboration ».

[5] Cf. H. Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1996.

[6] Cf. H. Blumenberg, Rigorismus der Wahrheit. ‘Moses der Ägypter’ und weitere Texte zu Freud und Arendt, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2015. Notons que Blumenberg n’emploie pas la formule « rigorisme de la vérité », mais « absolutisme de la vérité » et « rigorisme moral » en parlant des parallèles entre Arendt et Freud.

[7] Cf. H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, Stuttgart, Reclam, 1981, p. 6.

[8] Cf. H. Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, p. 129 (« unheilvolle Präsenz »).

[9] Cf. R. Zill, « Zwischen Affinität und Kritik. Hans Blumenberg liest Sigmund Freud », in C. Borck (éd.), Blumenberg beobachtet. Wissenschaft, Technik und Philosophie, Alber, Freiburg/München, 2013, pp. 126-148, surtout p. 142 ff.

[10] Citation de Blumenberg dans R. Zill, p. 143 (ma propre traduction).

[11] H. Blumenberg, Rigorismus der Wahrheit. ‘Moses der Ägypter’ und weitere Texte zu Freud und Arendt, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2015 ; H. Blumenberg, Präfiguration. Arbeit am politischen Mythos, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2014.

[12] H. Blumenberg, Rigorismus, p. 18 (ma propre traduction).

[13] Idem (ma propre traduction).

[14] Cf. H. Blumenberg, Wirklichkeiten, p. 6.

[15] « Es ist dies die Erhebung des Widerspruchs und Widerstands gegen eine Wahrheit zum Indiz der Wahrhaftigkeit dieser Wahrheit selbst. » H. Blumenberg, Rigorismus, p. 92 (ma propre traduction).

[16] H. Blumenberg, Rigorismus, p. 14 (ma propre traduction).

[17] H. Blumenberg, Rigorismus, p. 86 (« Bosheit des Banalen ») (ma propre traduction).

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