Castoriadisune

Castoriadis, penseur contemporain

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Dans une postface à Sujet et vérité dans le monde social-historique – premier volume des séminaires de Cornelius Castoriadis à l’EHESS regroupés sous le titre La Création humaine – Pascal Vernay et Enrique Escobar regrettent à juste titre que la voix forte et novatrice de Castoriadis n’ait jamais véritablement « trouvé l’écho qu’elle mérite dans le champ philosophique professionnel et plus largement  »intellectuel »[1] ». Aujourd’hui, près d’une décennie plus tard, ce propos peut être nuancé et la diffusion de la pensée de Castoriadis semble connaître un printemps tardif : trois nouveaux volumes de ses séminaires sur « ce qui fait la Grèce »[2] ont  été publiés, de même qu’une anthologie d’articles longtemps introuvables de la revue Socialisme ou Barbarie[3] ainsi qu’un ensemble de textes philosophiques inédits du « jeune Castoriadis » (1945-1967), rassemblés sous le titre Histoire et Création[4]. En même temps que ces textes sont (re)découverts, l’apport de ce penseur est réévalué à travers des études de grande qualité comme L’ontologie politique de Castoriadis, de Nicolas Poirier[5] et Réinventer la politique après Marx, de Philippe Caumières et Arnaud Tomès[6], ouvrages publiés tous deux ces derniers mois. Enfin, le « groupe de recherches Castoriadis », basé aux Facultés Universitaires Saint-Louis de Bruxelles, organise chaque année depuis 2006 un colloque interdisciplinaire qui a déjà donné lieu à six précieux numéros des  « Cahiers Castoriadis ». Ce philosophe majeur commence ainsi à être reconnu au-delà des cercles confidentiels où il est longtemps resté confiné. À Implications Philosophiques, nous ne pouvons que nous réjouir de ce nouveau rayonnement de la pensée de Castoriadis et, à notre modeste mesure, nous entendons bien y contribuer.

 

            « Le propre d’une grande philosophie, c’est de permettre d’aller au-delà de son propre sol, d’y inciter même. Comme elle tend – et doit – prendre en charge la totalité du pensable, elle tend à se clore sur elle-même. Si elle est grande, on trouvera en elle au moins les signes certains que le mouvement de la pensée ne peut pas s’y arrêter et même une partie des moyens pour le continuer.[7] »

            Le « projet d’autonomie » que Castoriadis cherche tout au long de sa vie à élucider et à promouvoir est, non pas une découverte scientifique ni même une déduction rationnelle, mais une « création social-historique » située et datée, œuvre de la société et d’elle seule (c’est pourquoi Castoriadis ne cesse d’insister sur l’irréductibilité de l’être social-historique à tout type d’être connu par ailleurs : sujet, chose ou idée). La société, en effet, n’est pas seulement un ensemble sédimenté de lois et de codes (société instituée), mais aussi et simultanément un « collectif anonyme » qui « s’auto-institue » constamment en créant lui-même, qu’il le sache ou non, ses propres « significations imaginaires sociales » et les institutions qui y correspondent (société instituante). Ainsi, tout projet, toute société, et finalement « toute l’histoire de l’humanité », va jusqu’à affirmer Castoriadis paraphrasant Marx et Engels, « est l’histoire de l’imaginaire humain et de ses œuvres[8] ». Or, cette œuvre spécifique de l’imaginaire humain qu’est le projet d’autonomie et qui retient toute l’attention de Castoriadis, se traduit immédiatement « par la naissance d’un espace politique public et par la création de la libre enquête, de l’interrogation illimitée (…) Des gens se lèvent pour dire : les représentations de la tribu sont fausses, et essaient de penser autrement le monde et l’homme dans le monde. Et des gens se lèvent pour dire : le pouvoir établi est injuste, les lois instituées sont injustes, il faut en instaurer d’autres. Les deux positions sont solidaires, profondément.[9] » Cette idée apparemment banale (la solidarité de la philosophie et de la démocratie ainsi que leur origine proprement sociale et historique – et non pas divine, rationnelle ou naturelle) est celle devant laquelle la plupart des commentateurs de Castoriadis reculent ou trébuchent.

            Castoriadis fut ainsi l’objet pendant la majeure partie de sa longue carrière de « réserves », de « rejets » voire de véritables « scotomisations[10] » qui ne sont ni accidentels ni anodins. C’est que l’œuvre et le parcours de ce penseur hors norme bousculent, dérangent voire irritent certains de ses contemporains. Abandonnant le marxisme (mais pas la révolution) au moment même où Sartre, avec beaucoup d’autres, le jugeait « indépassable » ; critiquant avec une égale férocité, en pleine guerre froide, le capitalisme « privé » de l’Ouest et la bureaucratie pseudo-socialiste de l’Est ; défendant ardemment l’homme, l’histoire et la philosophie à l’heure où le postmodernisme célébrait leurs « morts » respectives ; refusant jusqu’au bout de reculer d’un pouce sur sa définition exigeante de la démocratie (qui ne saurait être, selon lui, ni représentative, ni technocratique, ni étatique) ; Castoriadis fut assurément un penseur iconoclaste, complet, généreux et libre dans une époque où foisonnaient plutôt les commentateurs et exégètes en tous genres, les spécialistes frileux et les chapelles rivales. Il fut, comme l’a écrit Eugène Enriquez, « un des derniers humanistes encyclopédiques » qui, plongé dans cette « basse époque » du scepticisme et de la « pensée faible » (le pensiero debole de Vattimo), devait immanquablement apparaître comme « un dinosaure, un scandale vivant et permanent[11] ».

            Loin des modes intellectuelles et des parisianismes, préférant le plus souvent se mesurer directement aux « grands » (Platon, Aristote, Kant, Hegel) plutôt qu’à ses propres contemporains (ce qui lui fut abondamment reproché), Castoriadis – ce « titan de la pensée » (Edgar Morin) qui « renouvelle tout ce qu’il aborde » (Pierre Vidal-Naquet) en commençant par « révolutionner l’idée même de révolution » (Daniel Blanchard) –  peine encore à se faire entendre. Les rares auteurs qui se réfèrent à son œuvre piochent généralement ce qui les arrange mais se montrent réticents quant à ce qui constitue l’originalité absolue et l’ambition (jugée excessive ou utopique) de sa pensée.

            Ainsi, tandis que certains philosophes (Jürgen Habermas, Axel Honneth) reprochent à Castoriadis de faire ultimement reposer son effort théorique sur quelques convictions politiques subjectives et arbitraires (procédant insidieusement, selon eux, à une « sauvegarde ontologique de la révolution »[12]), d’autres, plus militants, comme Daniel Bensaïd ou Daniel Blanchard (ex-membre du groupe Socialisme ou Barbarie), de façon opposée mais symétrique, lui font grief d’un supposé repli progressif dans « l’universel, qui est la sphère privée du philosophe[13] » ainsi que d’un oubli de la question « stratégique »[14] qui le couperait finalement, malgré lui, de sa société et de son époque (lui qui pourtant, nous rappelle Daniel Mermet, s’est voulu jusqu’à la fin de sa vie « un révolutionnaire favorable à des changements radicaux[15] »). Accusé d’être trop ou pas assez philosophe, trop ou pas assez politique, Castoriadis se retrouve le plus souvent pris au piège de ses commentateurs qui l’enferment dans une alternative réductrice entre deux positions auxquelles il a toujours été étranger (celle du « philosophe pur » et celle du « militant pur ») et gênent trop fréquemment l’accès à la richesse et à la complexité de sa pensée.

            Parce que nous pensons que la philosophie de Castoriadis est une « grande philosophie », notre contribution à la « recherche castoriadienne » voudrait dépasser le commentaire académique ou l’exégèse partisane et ouvrir un « atelier » qui reprenne en main, de façon positive et créative, ce matériau philosophico-politique riche et fécond. Nous n’entendons évidemment pas nous constituer en défenseurs inconditionnels de toutes les thèses de ce penseur. Le corpus castoriadien, comme le notent encore Escobar et Vernay, tient davantage du « chantier permanent » que de « l’œuvre achevée ».

            Ainsi, plus que jamais :

« ce n’est pas ce qui est, mais ce qui pourrait et devrait être, qui a besoin de nous.[16] »

Romain Karsenty – Facultés Universitaires Saint-Louis de Bruxelles / Centre Prospéro


[1]    C. Castoriadis, « Postface » in Sujet et vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987. La Création humaine I, Seuil, 2002, p. 475.

[2]    Dans l’ordre chronologique de publication : Ce qui fait la Grèce 1. D’Homère à Héraclite. Séminaires 1982-1983. La Création humaine II., Seuil, 2004 ; Ce qui fait la Grèce 2. La Cité et le lois. Séminaires 1983-1984. La Création humaine III.  Seuil, 2008 ;  Ce qui fait la Grèce 3. Thucydide, la force et le droit. Séminaires 1984-1985. La Création humaine IV.  Seuil, 2011.

[3]    Socialisme ou Barbarie – Anthologie, Acratie, 2007.

[4]    C. Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967). Réunis, présentés et annotés par Nicolas Poirier. Seuil, 2009.

[5]    N. Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis – Création et Institution, Payot, 2011.

[6]    A. Tomès et P. Caumières, Cornélius Castoriadis. Réinventer la politique après Marx, PUF, 2011.

[7]    C. Castoriadis, « Fait et à faire » in Fait et à faire. Les Carrefours du Labyrinthe V, Seuil, 1997, p. 20.

[8]    C. Castoriadis, « Imaginaire et imagination au carrefour » in Figures du pensable. Les Carrefours du Labyrinthe VI, Seuil, 1999, p. 93.

[9]    C. Castoriadis, « Institution première de la société et institutions secondes » in Figures du pensable.., op. cit., p. 117.

[10]  C. Castoriadis, « Postface » in Sujet et vérité…, op. cit., p. 486.

[11]  E. Enriquez, « Un homme dans une œuvre » in Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornélius Castoriadis. (ouvrage collectif), Droz, 1989, p. 30.

[12]  Cf. A. Honneth, « Une sauvegarde ontologique de la révolution. Sur la théorie sociale de Cornélius Castoriadis. » in Autonomie et auto-transformation..., op. cit., pp. 191-207.

[13]  D. Blanchard, « L’idée de révolution chez Castoriadis » in Réfractions n°2, été 1998.

[14]  Cf. D. Bensaïd, « Politiques de Castoriadis » in Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie (ouvrage collectif), Sandre, 2008, pp. 255-272.

[15]  C. Castoriadis, « Contre le conformisme généralisé. Stopper la montée de l’insignifiance. », in Le Monde Diplomatique, août 1998.

[16]  C. Castoriadis, « Fait et à faire », op. cit., p. 77.

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