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Ce qu’écrire veut dire

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Approches de la modestie cartésienne

 

Thibaut Gress – Paris IV

A Ruedi Imbach

Pour qui lit Les principes de la philosophie[1] jusqu’à la Quatrième Partie, le § 199 ne peut constituer que l’occasion d’un certain étonnement devant ce qui ressemble fort à la manifestation d’un orgueil philosophique mal contenu et désormais librement revendiqué. Descartes y affirme en effet « qu’il n’y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris en ce qui a été expliqué en ce traité. »[2] ; plus encore, l’explicitation du titre, loin d’atténuer l’affirmation première, la renforce sans souffrir la moindre ambiguïté : « Et ainsi je puis démontrer, par un dénombrement très facile, qu’il n’y a aucun phénomène en la nature dont l’explication ait été omise en ce traité. »[3] La nature en son immensité ne semble plus contenir le moindre secret ni le moindre mystère pour qui a lu en entier Les Principes de la Philosophie et l’homme prodigieux qui en a accompli le plein et entier dévoilement s’avance fièrement, clamant qu’il est celui grâce à qui le monde s’est comme vidé de toute énigme. Comme pour mieux expliciter les intentions cartésiennes, la traduction française des Principes gonfle le texte latin d’une phrase conclusive, qui ne semble nullement jurer avec le propos cartésien qui précède : « […] j’ai prouvé qu’il n’y a rien en tout ce monde visible, en tant qu’il est seulement visible ou sensible, sinon les choses que j’y ai expliquées. »[4]

Source Wikipédia - Creatives commons

Source Wikipédia – Creatives commons

Il serait aisé, à la lecture de ce texte, de brandir l’accusation de démesure à l’encontre d’une volonté prétendant expliquer l’universalité des phénomènes naturels, ou encore d’orgueil si l’on voulait s’en tenir au registre moral, face à un individu se présentant comme celui grâce auquel la nature avait été expurgée de son insondable profondeur. Une telle accusation supposerait néanmoins que fussent parfaitement définies les notions de démesure ou d’orgueil, et qu’elles le fussent sous un angle cartésien afin que ne lui fût pas accolée une qualification dont il eût rejeté la signification. En outre, il la faudrait rendre compatible, d’une part, avec les témoignages biographiques, recueillis entre autres par Baillet, exaltant à plusieurs reprises la modestie cartésienne[5] et, d’autre part, avec les propos de Moore et du Père Rappin reconnaissant « à Descartes modestie d’esprit, grandeur d’âme, sincérité »[6] à l’occasion du Discours de la méthode.

Cette interrogation sur le ton cartésien, pour anecdotique qu’elle paraisse de prime abord, engage pourtant deux éléments essentiels d’ordre philosophique ; elle questionne d’abord le statut du discours cartésien au regard des passions de l’âme, et sonde ainsi la vertu ou le vice inhérents à son entreprise philosophique. Plus généralement, elle permet de soumettre le discours philosophique à la question : que signifie écrire ? S’agit-il d’un acte d’orgueil inconsidéré qui discrédite toute entreprise ? Ne vaudrait-il pas mieux se taire au risque de frustrer le désir rationnel de comprendre ? Sommes-nous condamnés à osciller sans fin entre l’hubris vain et la modestie stérile, comme l’homme schopenhauerien oscille sans fin comme un pendule entre la souffrance et l’ennui ?

L’hypothèse ici défendue consiste à montrer que Descartes, à travers quelques propos épars sur la modestie, résout la difficulté de l’acte même d’écrire : s’installant avec subtilité entre les deux écueils de l’orgueil vain et de la modestie pure, il suggère à mots couverts quelle pourrait être la position de l’écrivain et indique la voie d’une légitimité d’écrire pour qui pense avoir quelque chose à dire sans que cette pensée ne se mue en détestable hubris.  

A : Dire « Je ». L’obstacle épistémologique de la pure modestie

Si l’on a longuement commenté le choix cartésien d’écrire en français dans le Discours de la méthode, on n’en a pas moins abondamment analysé la présence de ce Je s’exposant au lecteur, et naviguant avec maestria entre les nombreux écueils qui en menaçaient la réception par l’honnête homme du Grand Siècle. Comment était-il possible que s’affirmât un Je qui ne heurtât pas les convenances ni l’amour propre du lecteur, ni qui ne s’abîmât dans un luxe excessif de précautions oratoires destinées à neutraliser sa folle audace ? Comment répéter le « coup d’éclat »[7] de Montaigne sans dissimuler le Moi derrière le paravent des citations antiques dont il fit un si bel usage ? N’était-ce pas se condamner nécessairement à exposer un Moi orgueilleux et si sûr de lui-même qu’il se substituait implicitement à toutes les autorités que des siècles avaient investis de leur admiration ?

Pour y répondre, lisons Descartes sans préjugés, et demandons lui à qui s’adresse le Discours de 1637, à quel type de public convient ce Moi paraissant, de prime abord, si sûr de lui-même :

La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre ; et le monde n’est quasi composé que de deux sortes d’esprits auxquels il ne convient aucunement. A savoir, de ceux qui, se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées : d’où vient que, s’ils avaient une fois pris la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus, et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie. Puis, de ceux qui, ayant assez de raison, ou de modestie, pour juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux, que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu’en chercher eux-mêmes de meilleures. [8]

Comment comprendre que le Discours ne soit pas intelligible à ceux qui font assaut de modestie ? Il faut entendre ici, par modestie, un synonyme de renoncement à l’usage de sa propre raison au profit d’un argument d’autorité. De ce point de vue, il est clair que la modestie s’apparente à une dépréciation de soi, à la dépréciation d’un soi qui se jugerait incapable de produire par sa raison une pensée qu’il estimerait digne d’intérêt si bien qu’il se condamne à ne pouvoir s’en remettre qu’à l’argument d’autorité. La seule mention qui est donc explicitement faite de la modestie dans le Discours associe cette dernière à un obstacle épistémologique presque au sens bachelardien, c’est-à-dire à une entrave de l’esprit par sa propre propension à se mésestimer et à s’en remettre conséquemment à ce que d’autres auraient mieux pensé que lui. A cet égard, il faut admettre que la révocation des anciennes opinions en doute ne s’adresse pas aux modestes, effrayés par l’audace de l’entreprise.

Le « modeste » qui ne serait que modeste réagirait sans doute avec effroi face à bien des déclarations cartésiennes, notamment dans la VIème partie, où Descartes multiplie les moments où s’exprime sa folle audace ; combien orgueilleuse dut paraître cette affirmation aux modestes qui la découvrirent en 1637 :

« Pour l’utilité que les autres recevraient de la communication de mes pensées, elle ne pourrait aussi être fort grande, d’autant que je ne les ai point encore conduites si loin, qu’il ne soit besoin d’y ajouter beaucoup de choses avant que de les appliquer à l’usage. Et je pense pouvoir dire, sans vanité, que, s’il y a quelqu’un qui en soit capable, ce doit être plutôt moi qu’aucun autre […]. »[9]

Commentant cette déclaration, Marc Fumaroli y vit « une affirmation d’orgueil sans précédent »[10] qui ne put être tolérée qu’à la condition d’être entourée, avant, des « preuves les plus irréfutables de la virtù et de l’ingegno de celui qui parle »[11] et, après, d’une prudence retrouvée quant à la modestie ; citons à cet effet la suite immédiate du texte :

« […] non pas qu’il ne puisse y avoir au monde plusieurs esprits incomparablement meilleurs que le mien ; mais pour ce qu’on ne saurait si bien concevoir une chose, et la rendre sienne, lorsqu’on l’apprend de quelque autre, que lorsqu’on l’invente soi-même. Ce qui est véritable, en cette matière, que, bien que j’aie souvent expliqué quelques-unes de mes opinions à des personnes de très bon esprit, et qui, pendant que je leur parlais, semblaient les entendre fort distinctement, toutefois, lorsqu’ils les ont redites, j’ai remarqué qu’ils les ont changées presque toujours en telle sorte que je ne les pouvais plus avouer pour miennes. »[12]

A peine après avoir osé cet éclair d’orgueil, Descartes le compense ou, plus exactement, le contrebalance à l’aide d’une relativisation de son entreprise ; s’il la peut mieux défendre, cela tient moins au fait que ce soit Descartes lui-même qui l’ait initiée qu’au fait que, de manière générale, les initiateurs parviennent mieux à défendre leurs inventions et leurs idées que n’y parviennent les disciples ; en termes cartésiens, seul l’initiateur dispose d’une claire et distincte idée de ce qu’il propose, et c’est la raison pour laquelle il est le plus apte à la transmettre et à l’approfondir par lui-même. C’est donc en tant qu’initiateur et non en tant que Descartes que ce dernier s’avance fièrement pour affirmer être le plus apte à conduire ses propres pensées et à en réguler l’application.

Dans ces conditions s’éclaire le mouvement cartésien du balancement des tons : l’orgueil n’y est toléré qu’à la mesure de la modestie qui en vient contrebalancer le déploiement. Ce qui se trouve rejeté est dès lors moins l’orgueil comme tel ou la modestie comme telle que l’un sans l’autre. Le modeste n’est pas incapable de comprendre le Discours parce qu’il est modeste mais parce qu’il manque d’orgueil ; la modestie ne constitue pas en-soi un obstacle épistémologique mais ne le devient que lorsqu’elle interdit à l’orgueil de trouver sa place. C’est là un balancement que Paul Valéry nous semble avoir parfaitement identifié dans l’hommage qu’il rendit au texte de 1637 :

« Son monument est ce Discours qui est à peu près incorruptible, comme tout ce qui est écrit exactement. Un langage fier et familier, où l’orgueil ni la modestie ne manquent, nous rend si sensibles et si remarquables les volontés essentielles et les attitudes qui sont communes à tous les hommes de réflexion, qu’il en résulte moins un chef-d’œuvre de ressemblance ou de vraisemblance qu’une présence réelle, et même qui s’alimente de la nôtre. Point de difficultés, point d’images, pas d’apparences scolastiques, rien dans ce texte qui ne soit du ton intérieur le plus simple et le plus humain, à peine un peu plus précis que la nature. »[13]

Un des très rares commentateurs à avoir perçu l’importance de la modestie au sein des textes cartésiens est quelqu’un qui se devait d’être attentif à sa langue, et cela ne pouvait être que Paul Valéry dont les articles consacrés au tricentenaire du Discours de la méthode condensent en quelques brèves remarques des chefs d’œuvre d’intuition. Son propos est affirmatif et tranchant, et reprend d’ailleurs la formule syntaxique rendue célèbre par La Rochefoucauld : « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». Intéressante antinomie apparente qu’utilise Valéry pour situer le ton du Discours : l’orgueil et la modestie, sans que cela ne semble créer de contradictions ni d’indécision cartésienne. Non, cela s’associe, se mêle et forme la singularité cartésienne. Il y a de l’orgueil, car publier un écrit, cela signifie considérer que l’on peut apporter quelque chose à ses semblables, que l’on peut dire ce qui n’a jamais été dit, ou peindre ce qui n’a jamais été peint, mais cet écrit est saturé de modestie et d’humilité car Descartes ne cesse de répéter que l’on ne peut penser au-delà des bornes de sa propre pensée. C’est donc la modestie pure, la modestie privée de son pendant dialectique, l’orgueil, qui se trouve condamnée ou, plus exactement, présentée comme stérile. La fertilité philosophique nécessite un certain orgueil qui ne s’exerce lui-même qu’à la condition d’une pondération exercée par la modestie.

B : La dialectique de l’orgueil et de la modestie : le généreux modeste

Mais encore faudrait-il trouver, chez Descartes, une trace positive de l’appréhension de la modestie ; or, celle-ci n’est pas clairement prise comme objet de réflexion, bien qu’elle apparaisse à quelques endroits bien précis que nous pouvons restituer. Naturellement, le regard se tourne vers le traité des Passions de l’âme où Descartes interroge l’ensemble de nos attitudes et de nos humeurs. La première mention de la modestie figure dans le cadre d’une réflexion sur l’orgueil et l’humilité.

« Pour la bassesse ou l’humilité vicieuse, elle consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après ; puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l’acquisition dépend d’autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité ; et il arrive souvent que ceux qui ont l’esprit le plus bas sont les plus arrogants et superbes, en même façon que les plus généreux sont les plus modestes et les plus humbles. Mais, au lieu que ceux qui ont l’esprit fort et généreux ne changent point d’humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l’ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l’adversité les rend humbles. »[14]

Naturellement se retrouve d’emblée la question de la générosité cartésienne, pivot absolu de la troisième partie des Passions de l’âme. Il convient d’entendre par générosité[15] un rapport à soi et non à autrui : elle consiste à s’accorder une estime indexée sur l’image de Dieu en lui qu’est la libre volonté. Etre généreux, c’est estimer ce qui fait de soi l’image de Dieu, et attendre que l’on en soit blâmé ou loué selon l’usage que l’on en fera. Le généreux, analyse P. Guénancia, est celui à qui n’appartient rien en propre sinon cette libre disposition que ne détermine aucune science[16]. Sans doute Descartes retrouve-t-il ici le sens classique de generosus qui signifie d’abord « qui a de la noblesse d’âme » ; la générosité désigne donc la capacité de l’esprit à user à bon escient du libre arbitre et à entreprendre résolument ce que veut la volonté.

Si le généreux se peut estimer à la mesure de l’usage de son libre-arbitre où il reconnaît une image de Dieu, l’humble « vicieux » pratique exactement le contraire : il agit comme s’il n’était pas libre, comme s’il ne disposait pas d’un libre-arbitre aux infinies ramifications. En d’autres termes, il s’abandonne à des causes dont il se fait croire qu’elles ne viennent pas de lui ; de ce fait, il passe pour humble puisqu’il réduit sa propre puissance, mais cette humilité est en même temps vicieuse en tant qu’elle procède d’une mécompréhension de soi ou, plus exactement, d’une pseudo-mécompréhension de soi et repose, in fine, sur un mensonge à soi. Descartes identifie fort bien que l’humble vicieux sait qu’il « se repentira peu après », ce qui revient à dire qu’il sait qu’il choisit une mauvaise voie, donc qu’il choisit, mais il se dissimule à lui-même un tel choix qu’il présente comme une contrainte externe. Il est ici frappant de relever à quel point Descartes anticipe les analyses que Sartre mènera de la « mauvaise foi », qu’il définit ainsi, par contraste avec le mensonge :

« Par le mensonge, la conscience affirme qu’elle existe par nature comme cachée à autrui, elle utilise à son profit la dualité ontologique du moi et du moi d’autrui. Il ne saurait en être de même pour la mauvaise foi, si celle-ci, comme nous l’avons dit, est bien mensonge à soi. »[17]

La mauvaise foi est mensonge à soi, dissimulation à soi de sa propre liberté, c’est-à-dire fuite de soi vers une réification destinée à conjurer l’angoisse. Bien que la question de l’angoisse soit extérieure à la sémantique cartésienne, le phénomène décrit est sensiblement le même : dans les deux cas, il s’agit de se considérer comme une chose ballottée au gré de circonstances non maîtrisées et agie par une transcendance sur laquelle nous n’aurions aucune prise. Et dans les deux cas, il s’agit de nier la liberté inscrite au cœur de l’homme, l’humble vicieux s’adressant au sens propre un mensonge à soi en tant qu’il se fait croire – en sachant que ce n’est pas le cas – qu’il n’était pas libre de commettre l’acte qu’il a commis, réduisant à tort sa marge de manœuvre et trompant autrui sur sa propre appréhension : l’erreur qu’il commet sur lui-même est moins de l’ordre de l’humilité que de la lâcheté, l’humilité vicieuse étant donc une lâcheté se faisant passer pour humilité.

Fort heureusement, il est possible de ne pas fuir son libre-arbitre et, partant, de faire bon usage de l’estime légitime de soi ; tel est le cas du généreux. Pourquoi, dans ces conditions, le généreux peut-il être dit modeste et humble au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire au sens de « l’humilité vertueuse » ? Nous retrouvons ici le paradoxe identifié en première partie, à savoir qu’il n’est de modestie accomplie que contrebalancée par une certaine forme d’orgueil, c’est-à-dire d’estime de soi. C’est parce qu’il s’estime suffisamment lui-même que le généreux peut être modeste, c’est-à-dire peut contrebalancer les risques de dépréciation de soi par l’affirmation de ce même soi. Le même raisonnement est à l’œuvre pour comprendre le lien qu’effectue Descartes entre la générosité et l’humilité :

« Ainsi les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles ; et l’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user. »[18]

L’humilité vertueuse est tout à fait étonnante ; elle est corrélée à la générosité car celle-ci, nous permettant de nous rapporter à nous-mêmes – la générosité, il faut le redire, est un rapport à soi avant d’être un rapport à autrui – nous invite à comprendre la précarité de notre nature, le mésusage que nous faisons de notre volonté, et le bel usage qu’autrui peut en faire. En d’autres termes, seul celui qui veut bien user de sa libre volonté peut en mesurer à la fois la grandeur et en même temps les petitesses ; seul celui qui scrute sa libre volonté peut contempler l’abîme dans lequel il peut tomber s’il en use mal. Et c’est cela qui l’amène à être humble, humble devant soi et humble devant autrui. Cette capacité qu’a le généreux d’éprouver la précarité de sa situation, de la réalisation de sa libre volonté, revient à dire que rien n’est jamais acquis et que ses gloires passées peuvent en un instant s’effacer par une faute sans cesse menaçante. « Absolument parlant, commente Denis Kambouchner, notre mérite n’est jamais par cela entièrement acquis (sa définition même empêche qu’il puisse jamais être établi objectivement et définitivement), pas plus que le démérite de quiconque ne peut jamais être rédhibitoire : c’est bien là ce que nous devons savoir, et dont la connaissance fera que « nous ne nous préférons jamais à personne ». »[19]

Quelle différence pouvons-nous alors effectuer entre l’humilité et la modestie au regard de ce qui vient d’être dit ? S’il nous est permis de combiner le Discours de la méthode avec les Passions de l’âme, nous souhaiterions proposer la distinction suivante : si l’humilité comme la modestie procèdent d’une bonne connaissance des limites de l’usage de la libre volonté, l’humilité concerne plus spécifiquement la dimension pratique, c’est-à-dire la mise en œuvre concrète de ce que nous voulons, tandis que la modestie désigne plus précisément la compréhension du fait que notre raison est toujours en retard sur ce que veut la volonté ; il ne suffit pas de vouloir pour savoir comment réaliser notre volonté. C’est pourquoi Descartes associe la conscience de la faute à l’humilité et la question de la raison, dans le Discours, à celle de la modestie ; à cet égard, nous pouvons donc considérer que la modestie n’est rien d’autre que l’attitude du généreux qui, à force de scruter sa libre volonté, éprouve la difficulté qui sera la sienne à déterminer par la raison comment il pourra accomplir sa propre volonté, bref éprouvera les limites de sa propre raison et en tirera les conséquences quant à l’attitude à adopter. C’est en ce sens que Descartes peut à écrire à Morus les lignes suivantes :

« Ne regardez point comme une modestie affectée, mais comme une sage précaution, à mon avis, lorsque je dis qu’il y a certaines choses plutôt indéfinies qu’infinies. Car il n’y a que Dieu seul que je conçoive positivement infini. Pour le reste, comme l’étendue du monde, le nombre des parties divisibles de la matière, et autres semblables, j’avoue ingénument que je ne sais point si elles sont absolument infinies ou non : ce que je sais, c’est que je n’y connais aucune fin, et à cet égard je les appelle indéfinies. »[20]

De quelle modestie est-il ici question ? La volonté veut connaître le monde mais la raison échoue à en former un concept positif ; ainsi, la raison se découvre incapable de trouver des bornes au monde, si bien que différencier l’infini pour lequel la raison forme un concept positif et premier, de l’indéfini où la raison éprouve ses propres limites conceptuelles, relève bien d’une modestie réelle et non affectée, modestie réelle conduisant à ne pas statuer définitivement sur ce qui peut être le signe des limites de la raison. Toutefois, cela n’empêche pas Descartes d’écrire ni de chercher, l’imperfection de sa pensée ne constituant pas un motif suffisant pour justifier le silence, alors même que l’ignorance porte sur la quasi-totalité de l’être, puisqu’elle s’étend de l’extension macroscropique du monde à la nature de ses composantes microscopiques. Nul aveu d’ignorance ne saurait être plus extensif. Mais le texte se poursuit alors même qu’il est imparfait et porte trace de cette imperfection ; le modeste privé d’orgueil verrait au contraire une raison suffisante pour cesser d’écrire et de penser, puisqu’il prendrait acte de l’incapacité de la raison à mener jusqu’au bout l’investigation pour interrompre la pensée et sa trace écrite. Le modeste pur est celui pour qui la finitude de la raison constitue une injonction au silence, tandis que le modeste généreux se sait imparfait mais se sait aussi image de Dieu, doté d’un libre-arbitre et, partant, ne saurait se résoudre à l’inaction de la raison. Ainsi est-il bien modeste et humble parce que généreux.

Conclusion : Ecrire en généreux. Aperçus sur le texte cartésien

A travers cette réflexion sur la modestie, aussi discrète soit-elle, Descartes nous semble mener une réflexion sur l’acte d’écrire lui-même. Que signifie écrire pour celui qui sait que le texte portera trace des imperfections de sa propre nature ? Pourquoi maintenir la folle audace de poursuivre la pensée et son inscription scripturaire dès lors que celle-ci se sait frappée de finitude et d’inachèvement ? Le modeste au sens pur, le modeste décrit dans le Discours de la méthode comme étant celui à qui le texte ne s’adresse pas est au fond trop exigeant : il ne s’estime pas assez pour se croire capable de mener adroitement sa raison et s’en remet sans fin à l’autorité d’individus jugés plus aptes que lui au difficile exercice de la pensée. Mais, ce faisant, il ne se comprend pas lui-même et surestime la raison d’autrui : occultant la marque de Dieu en lui et hypostasiant le texte d’autrui en Autorité, il en vient à commettre la double erreur d’une mésestime de soi et d’un aveuglement à l’égard d’autrui. Inversement, le modeste capable d’orgueil, le généreux modeste, parce qu’il se comprend mieux lui-même – telle est la vertu cardinale de la générosité – se sait capable de grandes choses en tant qu’homme libre, mais se sait aussi limité dans l’exercice de sa raison, sans que cela ne l’incite à se taire, c’est-à-dire à cesser d’écrire.

D’une certaine manière, et sans établir de rapprochements hasardeux, il ne serait sans doute pas outré d’affirmer que Descartes aperçoit un trait structurel de l’écriture et du texte qui ne serait pas sans anticiper des analyses de Derrida sur le sujet. Ce dernier écrit ainsi dans Marges que, dans le fonctionnement de l’écriture, le « signe s’avance en l’absence du destinataire »[21], ce qui amène à penser l’écriture sous le joug d’un « certain absolu de l’absence »[22]. Cette absence mènerait à penser l’écriture non pas comme la manifestation de la présence de l’écrivain mais tout au contraire comme une espèce de champ autonome toujours déjà affranchi de son origine, et destiné à se diffuser, à se répandre indéfiniment, ce que Derrida appelle d’abord « itérabilité »[23] puis « dissémination ». « Ecrire, note Derrida, c’est produire une marque qui constituera une sorte de machine à son tour productrice, que ma disparition future n’empêchera pas principiellement de fonctionner et de donner, de se donner à lire et à réécrire. »[24] Le texte ne se pense ici qu’à la mesure de l’absence structurante de son déploiement, et se fait métaphore de l’être : il appartient à l’ordre même de l’être que de ne pouvoir être maîtrisé par la présence d’une conscience, il relève de l’être que de ne pas se laisser assigner ni, mieux, arraisonner par la conscience auprès d’elle. En termes clairs, si l’être est texte, alors il y a de l’impensable, il y a de l’être qui échappe à la pensée[25], il y a une incapacité structurelle de la conscience à maîtriser cela même qu’elle prétend penser et qui, toujours, lui échappe. Bref, l’absence à l’œuvre dans le texte est le signe de l’impossible maîtrise de l’être par la conscience, lequel être fonctionne comme un texte.

Quel est, dans de telles conditions, le rapport avec la modestie cartésienne ? Il nous semble que Derrida et Descartes comprennent tous deux un élément déterminant de l’acte d’écrire, qui n’est autre que l’impossible maîtrise absolue du sens. Le texte écrit n’est pas l’exposé d’une volonté qui aurait maîtrisé de part en part son sujet mais au contraire l’exposition de son incapacité à faire œuvre de maîtrise conjuguée à l’acceptation de cette incapacité. En d’autres termes, le généreux modeste que nous associons à Descartes en tant qu’auteur de textes n’est autre que celui qui se sait doté d’un libre-arbitre, donc d’une volonté, qui cherche à indexer sa raison sur sa volonté mais qui, du même geste, éprouve les limites de sa raison et, partant, son incapacité propre à réaliser rationnellement ce que souhaiterait accomplir la volonté. En d’autres termes, la raison en tant que limitée perturbe les desseins de la volonté mais ne décide pas pour autant celle-ci à cesser d’écrire. Le texte se présente de ce fait comme le produit d’une volonté, celle de Descartes, qui échoue toutefois explicitement à maîtriser son objet, sans pour autant interrompre l’écriture. Celle-ci s’accomplit alors même que ce qu’elle décrit se présente comme portant l’absence même de maîtrise rationnelle, l’indéfini dans la lettre à Morus n’étant jamais que le nom écrit de l’échec de la raison. Le texte dit une absence qui pourtant s’écrit. Le généreux modeste, en tant qu’il écrit, nous permet donc de penser l’écriture tout à la fois comme le lieu de la mise en scène de l’échec des desseins de la volonté faute d’une maîtrise rationnelle et tout en même temps comme une nécessité sans cesse réaffirmée d’inscrire la trace d’une pensée, fût-elle imparfaite.

De la sorte, cette nécessité d’écrire en dépit de l’incapacité à maîtriser l’être renvoie à la distinction à nos yeux cardinale chez Descartes, celle de la ratio cognoscendi et de la ratio essendi, structurant selon nous l’entièreté de sa métaphysique[26]. De ce point de vue, la nécessité même d’en rester la plupart du temps, à l’exception de l’ego et de Dieu, à un texte indexé selon la ratio cognoscendi n’est rien d’autre que le témoignage même par le texte de son incapacité générale à saisir l’être, à l’absence de maîtrise de l’être par la raison, donc à l’échec des desseins de la volonté. Nonobstant cette distinction, le texte s’écrit et porte trace explicite d’une telle absence. Pour autant, le schéma ici analysé n’est pas parfaitement identique à celui que dépeint Derrida car la ratio cognoscendi n’inscrit pas un écart par rapport à la représentation régissant la présence, mais directement par rapport à l’être : il est chez Descartes des idées claires et distinctes dans lesquelles il y a présence pleine du sens, point où Derrida marquerait son désaccord. Toutefois, l’écart entre ratio cognoscendi et ratio essendi nous semble pouvoir être, lui aussi, pensé selon l’impossible présence, selon l’incapacité structurelle de la conscience à rendre présent l’être en son entier, et ce en dépit du fait qu’il parvient à en forger précisément une représentation. Tel est le sens du texte cartésien, dans les deux sens du génitif.


[1] Nous citerons les textes de Descartes selon les œuvres d’Adam et Tannery, notées AT suivies du numéro de volume et de page, puis selon l’édition de Ferdinand Alquié, noté FA, suivie du numéro de volume et de page.

[2] Descartes, Les Principes de la Philosophie [désormais notés PP], IV, § 199, AT IX-2, 317 ; FA III, 514

[3] Ibid., AT IX-2, 317-318 ; FA III, 514

[4] Ibid., AT IX-2, 318 ; FA III, 514

[5] Par exemple ici : « La vanité dont ses adversaires l’ont taxé en quelques rencontres était toute superficielle, parce qu’elle n’avait point trouvé place dans son cœur. Mais à l’égard des soupçons de la fierté et de la présomption qu’ils lui ont imputée, ils n’ont pu tenir contre l’éclat de sa modestie [C’est Baillet qui souligne] qui n’a point tardé à les dissiper. Cette modestie, qui était accompagnée d’une grande politesse selon Morus, résidait encore beaucoup plus dans ses sentiments que dans ses discours. Elle n’était affectée nulle part, mais elle paraissait comme en sa place naturelle dans le peu de cas qu’il faisait de lui-même et de ses productions, et dans l’aversion qu’il avait pour les louanges. », Adrien Baillet, Vie de Monsieur Descartes, VIII, La Table Ronde, 1992, p. 287

[6] Joseph Beaude, « Baillet historien du Discours de la méthode », in Henry Méchoulan (éd.), Problématique et réception du Discours de la Méthode et des Essais, Vrin, 1988, p. 27

[7] Marc Fumaroli, « Ego scriptor : rhétorique et philosophie dans le Discours de la méthode », in Henry Mechoulan (éd.), op. cit., p. 43

[8] Descartes, Discours de la méthode [désormais noté DM], II, AT VI, 15 ; FA I, 582-583

[9] Descartes, DM VI, AT VI, 69 ; FA I, 641

[10] Marc Fumaroli, art. cit., p. 44

[11] Ibid.

[12] Descartes, DM VI, Ibid.

[13] Paul Valéry, Variété, études philosophiques, in Paul Valéry, Œuvres, Tome I, Gallimard, coll. Pléiade, 1957, p. 789. C’est nous qui soulignons.

[14] Descartes, Passions de l’âme [désormais notées PA], III, art. 159, AT XI, 450 ; FA III, 1071

[15] « Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. », Descartes, PA, art. 153, AT XI, 445-446 ; FA III, 1067

[16] Pour une analyse détaillée, à la fois théorique et pratique, de la générosité, cf. Pierre Guénancia, Descartes et l’ordre politique. Critique cartésienne des fondements de la politique, Gallimard, coll. Tel, 2012, passim.

[17] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 83

[18] Ibid., art. 155, AT XI, 447 ; FA III, 1069

[19] Denis Kambouchner, L’homme des passions, Tome II, Albin-Michel, 1995, p. 242

[20] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, § 4, AT V, 274 ; FA III, 882

[21] Jacques Derrida, Marges, p. 374

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 375

[24] Ibid.

[25] Les pénétrantes analyses de Raoul Moati sont ici d’un précieux secours ; commentant Marges, R. Moati écrit : « Le texte écrit en effet vide l’intentionnalité de la pensée originaire et du vouloir-dire qui est à la source de sa production : sa textualité se révèle réglée non sur le vouloir mais sur l’itération. », Raoul Moati, Derrida / Searle. Déconstruction et langage ordinaire, PUF, coll. Philosophies, 2009, p. 46

[26] Cf. Thibaut Gress, Descartes et la précarité du monde. Essai sur les ontologies cartésiennes, CNRS-éditions, 2012, passim.

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