Culture et sentiment au XVIII° siècleHistoire des idéesune

Culture et Sentiment au XVIIIe siècle

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Laetitia Simonetta, Lycée Jean-Pierre Timbaud (Brétigny-sur-Orge) ; membre de l’IHRIM.

Gabrielle Radica, Maître de conférences en Philosophie à l’Université de Picardie-Jules Verne, Amiens ; membre du CURAPP-ESS (UMR 7319, UPJV/CNRS)

 

Au XVIIIe siècle – le constat en a souvent été fait-, le sentiment vient occuper différents lieux dont il avait été jusque là écarté[1]. La Recherche de la vérité (1674) et le Traité de morale (1684) de Malebranche, la Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit (1687) de Bouhours, les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) de l’Abbé Du Bos et la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1725) de Hutcheson, sont les textes qui, les premiers, lui donnent une place significative dans la théorie de la connaissance, l’éducation artistique, et la réflexion morale. On l’éprouve au théâtre, on l’invoque dans la religion, et même en politique puisque Siéyès jugera de l’oppression à partir du sentiment intérieur[2], et que Robespierre évaluera la force des lois à partir du sentiment de leur caractère juste et raisonnable[3]. Dès la fin du XVIIe siècle, il est une notion « à la mode[4] » dans les milieux lettrés et mondains des Salons qui, bientôt, au début du XVIIIe siècle, liront les œuvres de Prévost et de Marivaux, avant de se laisser subjuguer par la Pamela de Richardson ou Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Si, à partir des années 1730, la comédie larmoyante entraîne le théâtre dans une pente sentimentaliste davantage fondée sur une esthétique de l’émotion, la poétique du sentiment demeure en vogue dans les différents arts, comme en attestent la peinture galante de Watteau ou les romans de Jane Austen à la fin du siècle.

Ce déploiement constitue donc tout d’abord un phénomène « culturel », dans la mesure où l’on peut dater son apparition dans le lexique, dans les conversations et dans les discours philosophiques, artistiques et politiques. La chose vaut d’être notée puisque le XVIIe siècle a laissé le sentiment dans une forme d’indistinction sémantique : le terme désigne alors un avis ou une opinion dans le langage courant, et une perception sensible dans le langage scientifique. Or si le sentiment prend cette importance dès la fin du XVIIe siècle, c’est qu’il a trouvé une place au sein des théories des facultés entre la raison et les sensations, et quoique les usages varient, on peut dire qu’il s’en distingue. Il est une impression sensible irréductible à l’activité des sens. Pour autant, il n’est pas confondu avec les émotions ni avec les passions. Tandis que les auteurs de l’école écossaise comme Shaftesbury et Hutcheson donnent toujours plus d’importance au moral sense ou au sentiment, Marivaux, Rousseau, Diderot, utilisent le terme « sentiment » pour désigner une forme d’affection qui ne se termine pas à l’âme comme est supposée le faire la passion[5], qui mais se reporte sur le monde ainsi que sur les autres hommes et leurs actions. Il est un vécu très particulier, intentionnel, ouvert à des objets dont il perçoit la valeur. C’est pourquoi il acquiert souvent un statut qui est refusé aux passions et émotions, celui de critère du vrai, du bien et du beau.

Si le sentiment entre en rapport avec la vérité, le bien et le beau, c’est qu’il dépasse l’opposition du corps et de l’âme, mais aussi de la nature et de la culture. Il convient de rappeler que cette notion manifeste la volonté de ceux qui l’emploient de se référer à une norme naturelle, en deçà des mœurs corrompues ou des raffinements de la civilisation. Développer ses sentiments, c’est, à l’âge des Lumières, retrouver la voix de la nature, sa primauté, sa spontanéité, son intensité. En outre, et c’est ce qui nous intéresse ici, quoiqu’il soit naturel, et quoique cette qualité soit un gage de sa validité, le sentiment n’est pas étranger à toute formation, à toute culture, et il ne s’oppose pas systématiquement à la civilisation. Que ce soit par le biais de la politique  (chez Montesquieu) ou de l’art (chez Marivaux, Diderot, Rousseau), on s’emploie à raviver cette voix, dont on sait bien qu’elle repose, malgré sa source naturelle, sur une éducation complexe et une existence sociale. Les sentiments passent pour être des affections maîtrisées, fondées sur une forme de réflexion et une conscience d’autrui. Le goût dans les arts repose sur les mêmes conditions paradoxales : ainsi, Du Bos, qui dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture défend la légitimité du sentiment du public ignorant pour apprécier les œuvres, concède que pour éprouver un tel sentiment, il faut avoir développé une familiarité avec les objets d’arts. La délicatesse des sentiments est finalement le fruit de la civilisation. Tout l’intérêt de celle-ci est de les affiner sans les déformer et toute la difficulté est de les susciter sans les épuiser, d’écouter leurs indications tout en les guidant.

La prise en compte du sentiment chez le sujet ouvre en ce dernier l’espace d’un dialogue avec une instance intérieure plus vraie, plus sincère, plus représentative, dialogue au terme duquel le soi se situe, se constitue, se stabilise. Collaborant avec le sentiment, à son écoute, le sujet apprend à reconnaître le vrai par lui-même, à agir plus moralement, et à sentir et juger des œuvres et de la beauté. Or ce phénomène par lequel le sentiment s’impose comme une sorte d’interlocuteur, devrait également pouvoir s’extérioriser dans la relation d’éducation, car s’il faut bien une éducation pour les hommes, celle qui perdrait ce guide du sentiment errerait sans but et sans direction. Ainsi, Émile est à l’écoute de son précepteur, tout autant que ce dernier se met à l’école de la nature, de cette nature qu’il découvre et observe dans son élève. Ceci est vrai de sa nature corporelle, dont il faut accompagner la croissance, et l’est également de sa nature morale qui s’exprime et se développe en divers sentiments.

Or, si les mots d’ordre contemporains de l’authenticité, de l’originalité ou de la sincérité des sentiments sont désormais tellement éculés, c’est peut-être qu’on a perdu en s’y référant toutes ces médiations culturelles et éducatives que les auteurs du XVIIIe siècle avaient au contraire toujours en vue quand ils s’intéressaient au sentiment. Plus encore, à l’heure où la naturalisation de la morale, de l’esthétique et de l’esprit prend des tournures expérimentales qui ont tendance à s’abstraire de l’éducation et de la culture de l’individu (voir le courant d’études de l’empathie, les travaux de Frans De Waal, Ronald De Sousa, Nico Fridja, Justin d’Arms), le XVIIIe siècle offre un recul salutaire et, contre une vision linéaire de l’histoire des idées, un réservoir de précautions méthodologiques. Ce n’est pas la naturalité d’une propriété qui empêche qu’elle soit formée. Songeons aux Pensées sur l’éducation de Locke, au Traité des Sensations de Condillac, et à nouveau à l’Émile de Rousseau et songeons, pour ce qui concerne la religion, à la synthèse de nature et d’enseignement extérieur et intérieur que constitue la Profession de foi du vicaire savoyard, dans laquelle le gouverneur écoute le sentiment religieux naissant d’Émile – lorsqu’il ne se manifeste encore que comme curiosité inquiète qui n’a pas trouvé son objet-, pour mieux le former, et le forme pour mieux lui laisser trouver ensuite son cours propre.

L'embarquement pour Cythere - A Watteau

L’embarquement pour Cythere – A Watteau

D’un autre côté, il ne s’agit pas seulement de dire que ce qui apparaît comme naturel s’éduque et suppose une culture irréductible au développement physiologique. Les hommes des Lumières découvrent aussi qu’il existe un rapport naturel aux œuvres de la culture, plus précisément aux valeurs morales et esthétiques. La reconnaissance de la spécificité du « sentiment » au XVIIIe siècle va de pair avec celle d’une capacité proprement humaine : non plus la pensée ou la liberté qui étaient mises en avant jusqu’alors, mais la capacité d’être sensible aux œuvres[6]. La disposition naturelle de l’homme à la culture ne s’apprécie pas seulement dans ce qu’on pourrait regrouper sous le terme de « perfectibilité » ; elle se voit aussi dans sa capacité à éprouver spontanément certains jugements esthétiques ou moraux, et à être ému face aux situations qui sont fondées sur des normes telles que la justice, la convenance, l’harmonie, la générosité[7]. Un des sujets d’étonnement des philosophes du XVIIIe siècle est que l’homme puisse apprécier certains objets éminemment culturels – que ce soit l’harmonie en musique ou en peinture, les valeurs morales – sans pourtant être « cultivé » sur la question, au sens où son jugement serait fondé sur des connaissances rationnelles ou ésotériques. Aux côtés des Lumières de la civilisation, le XVIIIe siècle valorise ainsi la nature humaine, non pas seulement celle qu’ils imaginent, dans une mythologie, en deçà de la culture, mais la nature humaine telle qu’elle s’est constituée dans l’histoire, pour qui les actions vertueuses et les beautés de l’art sont devenues autant d’occasions naturelles de plaisir. Cette sensibilité à la disposition morale de l’homme et à la beauté deviendra, dans la Critique de la faculté de juger de Kant, une faculté transcendantale.

Cet angle d’attaque permet aux historiens de la philosophie de ne pas céder à de vagues classifications dans lesquelles on opposerait Rousseau le défenseur de la nature et d’une éducation si « négative » qu’elle en devient paresseuse ou même nulle, à Montesquieu, Voltaire, Diderot, chantres fanatiques de l’artifice et de la civilisation. Le livre IV de l’Émile contient la description d’une éducation du goût d’Émile, alors que Sophie apprend pour sa part à canaliser ses sentiments et même à les cacher. Inversement rappelons que Voltaire sait faire de ses sentiments – d’indignation, d’étonnement –, des guides moraux légitimes ; qu’une des premières apparitions de Diderot dans le monde des lettres est la traduction d’un texte sentimentaliste de Shaftesbury, l’Essai sur le mérite et la vertu (1745) ; et que Montesquieu naturalise l’éducation, et notamment celle des sentiments, en évaluant son adaptation à telle situation politique, géographique et historique.

Les contributions de ce numéro témoignent de la fécondité de la perspective qu’ouvre ce questionnement sur les œuvres du XVIIIe siècle. Avant de détailler les arguments respectifs des articles ici rassemblés, suggérons la façon dont leurs objets se croisent en de multiples points. Cet entrelacement nous a retenues de vouloir les séparer pour les regrouper artificiellement en des sous-ensembles et les ranger sous une typologie arbitraire qui aurait minimisé leur intérêt.

Il faut tout d’abord constater que le sentiment s’éduque, se transforme et l’une des preuves classiques à laquelle recourent les auteurs du XVIIIe siècle est l’exhibition empirique de la diversité de ses manifestations. L’étude sérieuse de cette diversité, en dégageant des corrélations signifiantes, offre une première explication (Spector, Boccadoro). Ainsi, la diversité des régimes politiques suscite une diversité de régimes moraux, et les hommes sont animés de sentiments tantôt durs tantôt doux (Spector). De même, la diversité des formes artistiques (Tamada, Simonetta) et tout particulièrement de la musique, explique cette diversité (Spector, Boccadoro). On voit immédiatement l’enjeu politique (Spector, Lebreton), mais aussi moral (Von Plato, Bénac) que représente la malléabilité des sentiments. Repérer parmi les facteurs déterminant des sentiments ceux qui sont accessibles à l’intervention humaine, c’est en effet suggérer que l’on peut les infléchir, les corriger, pour obtenir tel effet souhaité par le recours à un artifice (Bénac), ou par la pratique et la connaissance d’un art (Tamada), et corriger certains effets des régimes politiques en adoucissant les mœurs par la musique par exemple (Spector). Le questionnement s’approfondit dans la recherche des conditions et des moyens de cette formation des sentiments : examen métaphysique des conditions de possibilité de cette éducation, des rapports entre nature et expérience (Simonetta), entre âme et corps (Lebreton, Boccadoro) ; réflexions pédagogiques sur les ressources de l’éducateur (Bénac, Von Plato).

Karine Benac étudie dans « La pédagogie du philosophe-metteur en scène dans Le Vaporeux de Marsollier des Vivetières (1782) : dialectique de l’amour-propre, de la surprise et de la sympathie » une œuvre de la tradition théâtrale, qui donne l’exemple d’une éducation du sentiment par le théâtre : pour raviver l’attachement à ses proches, à sa femme, à sa fille, d’un homme qui pose en mélancolique, le « Vaporeux », M. de Saint-Phar, son ami imagine de le surprendre en faisant tenir à son épouse ce même rôle de suicidaire évaporée. Dans la tradition des pièces de Marivaux, le protagoniste de cette pièce sera éduqué, voire rééduqué par cette surprise, ce qui permet de corriger l’égoïsme envahissant qu’il s’était mis à manifester par différents sentiments, notamment la sympathie. Le lecteur est invité à réfléchir à la spécificité des outils qu’il faut pour éduquer le sentiment : ici en l’occurrence des mises en scène suscitant la surprise, réveillant les sentiments qui se figeaient par divers jeux de rôles et d’échanges de places.

Brenno Boccadoro démonte dans « Témoin ce chevalier gascon… », l’image de Lumières musicologiques unanimes, qui se seraient débarrassées grâce à la critique de toute théorie obscure ou infondée. En effet, comment écarter le fait que Rameau est fortement marqué par les présentations mathématiques, pythagoriciennes et platoniciennes de la musica speculativa ? Dans toutes les explications de ce genre, qui se perpétuent depuis l’antiquité, on examine les effets sensibles de l’intelligible, en déployant au besoin une représentation des rapports de l’âme et du corps selon laquelle une série de phénomènes-relais et de facultés intermédiaires permettent de traduire finalement le phénomène acoustique et sa mesure, bref, le nombre, en affect. C’est à ce type de raisons que s’attaque Rousseau quand il entend contre le grand Rameau expliquer les pouvoirs qu’exerce la musique sur les âmes en se passant désormais de référence à leur pouvoir sur le corps (alors qu’il le faisait encore dans l’Encyclopédie, citant à « témoin ce Chevalier Gascon dont parle Boyle, lequel, au son d’une Cornemuse, ne pouvait retenir son urine ») ; Rousseau invoque plus simplement la fonction mémorative des sons. Ce déplacement de l’analyse des causes explique que Rousseau abandonne le registre quantifié et discret de la poétique des affects, dans laquelle chaque passion se voyait expliquée par des quantités musicales distinctes, pour adopter le registre du sentiment, qui évoque des effets plus fluides et continus. Les effets spectaculaires canoniques de la musique sur les hommes (la tarentule, l’opéra) sont réassignés à des facteurs historiques et culturels, et notamment nationaux, qu’il faut définitivement renoncer à mesurer. Rousseau réinstaure par là la possibilité d’une formation des sentiments par la musique que Rameau avait empêchée de penser.

Dans « Médecine du sentiment et bien commun chez Lacaze », Capucine Lebreton propose de relire un auteur peu connu, le médecin Lacaze et de découvrir dans son œuvre une surprenante médecine du sentiment, dans laquelle le besoin physiologique de l’homme d’entretenir ses besoins est mis au service des fins de la communauté politique. Le sentiment, principe de jugement de ce qui nous convient et ne nous convient pas, nous permet de nous rapporter au monde. Pour nous maintenir, il est besoin que les besoins se renouvellent et se maintiennent, d’où l’identification d’un véritable besoin de besoins pour l’individu. Or, ce n’est qu’en société, où il rencontre des fins qui ne peuvent jamais être complètement et individuellement atteintes que l’individu a une chance de préserver son besoin de besoins. D’où l’articulation, originale chez ce médecin, de la physiologie du sentiment au politique et au social.

Dans « Le sentiment esthétique est-il analysable ? Sur une évolution de la pensée de Condillac », Laetitia Simonetta propose un parcours des écrits de Condillac, appréhendé à travers le problème du jugement de goût. Si celui-ci a l’apparence du sentiment, il cache une véritable éducation, celle de la capacité de voir. Cette formation ne consiste pas seulement à développer un organe : elle renvoie aussi à l’acquisition de connaissances artistiques. Le sentiment « se cultive ». La culture, au sens des œuvres, peut informer la perception et déterminer le sentiment. Cependant, la théorie de la connaissance de l’abbé qui dévoile la genèse de cette affection se heurte en même temps à l’irréductibilité de l’impression qu’une œuvre fait sur nous : il faut aussi prendre au sérieux le fait que nous « sentions » la valeur d’une œuvre.

Dans « Des effets politiques de la musique : Montesquieu, les Grecs et l’éducation libérale des Modernes », Céline Spector s’arrête sur le chapitre 8 du livre IV de l’Esprit des lois consacré à la musique : les penseurs antiques relevaient combien elle était capable d’adoucir les mœurs et de s’ajuster au principe du gouvernement des cités – la vertu-, quand ces mœurs devenaient trop guerrières. Mais qu’en est-il du rôle de la musique dans l’éducation des modernes, s’ils cherchent désormais moins la vertu que la liberté ? Faut-il renoncer à son rôle ou simplement à la conception oppressive de l’éducation des sentiments que défendaient les anciens ? Céline Spector dégage la position spécifiquement libérale de Montesquieu, en reconstituant un débat avec ses contemporains, Dubos, Saint-Pierre, plus enclins que lui à soutenir une forme de censure morale des arts et par là un contrôle de l’éducation des sentiments.

Atsuko Tamada, dans « Le goût et la sensibilité pour le sublime », énonce l’important paradoxe proposé par les rédacteurs de manuels de rhétorique du XVIIIe siècle dévoués à la formation du goût de leurs élèves, selon lequel il y aurait non seulement une éducation du goût au beau, puisqu’on peut se former à la saisie de la proportion, mais aussi désormais une éducation du goût au sublime, ce sublime que l’on situait pourtant auparavant hors de portée de la volonté, de la maîtrise, de l’effort humain. On pourrait ainsi apprendre à sentir le sublime, ce que les élites cultivées européennes ont bien compris, et ont exploité dans leur effort de distinction.

Dans « La formation de la sensibilité chez Schiller », Isis von Plato livre un tableau de l’éducation schillérienne à partir des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Schiller réfléchit à la façon dont former le sentiment ou la capacité à ressentir, pour éviter que le développement rationnel privilégié par ses contemporains ne coupe l’homme de l’expérience sensible. La quête de l’artiste représente la façon exemplaire de cultiver le sentiment : le style correspond à la réunion de l’universel et du singulier dans une « forme expressive ». De même, l’homme doit tendre à devenir une personne individuée, en donnant au cours de sa vie une forme significative, qui conjugue la vivacité du sentiment et la rationalité de la loi.



[1] Dans les études récentes, voir le travail de Georges Vigarello, Le Sentiment de soi, Histoire de la perception du corps, XVIe – XXe siècle, Paris, Seuil, 2014, pour l’histoire des représentations ; en littérature, ceux de Philip Stewart, L’invention du sentiment : roman et économie affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010 et de Béatrice Guion (dir.), Le sentiment moral, Paris, Honoré Champion, 2015 ; en histoire de l’art, L’invention du sentiment : aux sources du romantisme, exposition, 2 avril – 30 juin 2002, Musée de la musique / catalogue, P. Bata, F. Calori, F. Dassas, D. de Font-Réaulx (dir.), Paris : Musée de la musique, Cité de la musique : Réunion des Musées nationaux, 2002. En philosophie, différentes études ont abordé la notion de sentiment à travers l’angle psychologique (voir par exemple Bernard Baertschi, Conscience et réalité, études sur la philosophie française au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2005 ; Udo Thiel, The Early modern Subject : self-Consciousness and Personal Identity from Descartes to Hume, Oxford University Press, 2011), l’angle esthétique (voir par exemple Elio Franzini, Filosofia Dei Sentimenti, Milano, Bruno Mondadori, 1997 ; Fabienne Brugère, L’expérience de la beauté, essai sur la banalisation du beau au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 2006 ; voir aussi L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ? S. Trottein (dir.), Paris, P.U.F., 2000), et enfin l’angle moral (voir par exemple Isabel Rivers, Reason, Grace and Sentiment: a Study of the Language of Religion and Ethics in England, 1660-1780, 2 vol., Cambridge, Cambridge University press, 1991-2000, particulièrement le volume II: Shaftesbury to Hume. Les travaux de Laurent Jaffro, entre autres, mettent en lumière l’influence de la philosophie écossaise sur les encyclopédistes et sur Kant, cf. Le Sens moral. Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, éd. L. Jaffro, Paris, P.U.F., coll. Débats philosophiques, 2000).

[2] Sainte-Beuve rapporte une note manuscrite de Siéyès écrite vers 1788 « Le sentiment intérieur, l’amour des hommes appellent l’intérêt, les larmes ; bientôt je m’indigne, je frémis ; j’en veux aux tyrans et je finis non par m’apaiser, mais par me distraire. Le sentiment de l’indignation est le plus fréquent […] », Causeries du lundi [1851-1862], troisième éd., Paris, Garnier Frères, 1865, 15 tomes, vol. 5, p. 207.

[3] « La force des lois dépend de l’amour et du respect qu’elles inspirent et cet amour, ce respect dépendent du sentiment intime qu’elles sont justes et raisonnables », Robespierre, Sur la Constitution, séance du 30 mai 1791, Œuvres de Maximilien Robespierre en 11 volumes, Paris, Phénix Éditions, 2000, t. VII, p. 436.

[4] Il n’est pas anodin que Le Pour et le contre de Prévost, journal censé rendre compte du « goût nouveau » dans toutes les disciplines y consacre un nombre (ou paragraphe) en 1738 : « L’abus que l’ignorance fait du mot de sentiment, auquel on attribue tous les jours sans l’entendre, tout l’effet des différentes opérations de l’esprit et des degrés de connaissance, me détermine, Mr, à m’adresser à vous, comme à l’homme du monde le plus propre à éclaircir cette matière, et à lever toute équivoque sur un préjugé […]. Apprenez-moi donc, je vous prie, ce que c’est que juger par sentiment […] », Le Pour et le contre, Paris, Didot, 1738, 20 volumes, t. XVI, nombre 237. La question signale en même temps que le sentiment est mobilisé quand on ne parvient pas à dire ce qui, en nous, connaît.

[5] Les passions, telles que l’Encyclopédie les définit, sont « des perceptions confuses qui ne représentent aucun objet ; mais ces perceptions se terminant à l’âme même qui les produit, l’âme ne les rapporte qu’à elle-même, elle ne s’aperçoit alors que d’elle-même, comme étant affectée de différentes manières, telles que sont la joie, la tristesse, le désir, la haine et l’amour » (Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot et quant à la partie mathématique par M. d’Alembert, Paris, Briasson, 1751-1780, 35 vol., tome XV, p. 34).

[6] L’article « Goût » de l’Encyclopédie, rédigé par Voltaire, décrit le goût comme une sensibilité aux œuvres : « Il ne suffit pas pour le goût, de voir, de connaître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une manière confuse, il faut démêler les différentes nuances ; rien ne doit échapper à la promptitude du discernement, et c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des Arts avec le goût sensuel : car si le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs, l’homme de goût, le connaisseur, verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles […] » (Encyclopédie, op. cit., t. VII, p. 761).

[7] Pensons aussi à Shaftesbury qui fait de cette disposition un critère de distinction de l’humanité dans l’Essai sur la vertu et le mérite de 1715.

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