Culture et sentiment au XVIII° siècleHistoire des idéesune

Des effets politiques de la musique : Montesquieu, les Grecs et l’éducation libérale des Modernes

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Céline Spector, Université Paris-Sorbonne, laboratoire « Sciences, Normes, Décision »

 

[learn_more caption= »Résumé/Abstract »] Comment Montesquieu conçoit-il la formation de l’homme moderne ? Cette contribution s’attardera sur un passage négligé par les lecteurs de L’Esprit des lois : le chapitre 8 du livre IV, consacré à l’explication d’un « paradoxe » relatif à l’éducation chez les Grecs, soit l’importance pédagogique et politique de la musique afin d’adoucir les mœurs. En revenant sur la fonction jugée décisive de la musique, nous examinerons quelles conséquences en tire Montesquieu concernant la politique des modernes. En substituant l’idéal de liberté à celui de vertu, renonce-t-il à la culture des sentiments moraux dans l’éducation publique des modernes ? Ou en refuse-t-il seulement les dimensions les plus oppressives à ses yeux – la censure des mœurs, jugée impropre à la modernité ?

« About political effects of music: Montesquieu, the Greeks and the liberal education of the Moderns ». How does Montesquieu conceive of the education of the modern man? This contribution will linger over a passage neglected by the readers of The Spirit of the laws: the chapter 8 of the book IV, dedicated to the explanation of a « paradox » concerning the education of the Greeks, and the educational and political importance of music to soften the mores (mœurs). By returning on the decisive function of music, we shall examine its consequences concerning the politics of the Moderns. By substituting the ideal of freedom to that of virtue, does Montesquieu give up the culture of moral sentiments in the modern education? Or does he refuse only its most oppressive dimensions – censorship, considered unfit for modernity?

 

« Divines Muses, je sens que vous m’inspirez, non pas seulement ce que l’on chante à Tempé sur les chalumeaux, ou ce qu’on répète à Délos sur la lyre. Vous voulez encore que je fasse parler la raison. Elle est le plus noble, le plus parfait, le plus exquis de nos sens [1]. »

Dans L’Esprit des lois, Montesquieu met en relief les passions politiques qui soutiennent les institutions. Alors que la nature d’un régime correspond à la structure de ses institutions, son « principe » réside dans les passions dominantes qui le font mouvoir (III, 1). A la suite de Machiavel, Montesquieu affirme ainsi le primat des principes (vertu, honneur, crainte) : de leur survie dépend celle de l’Etat.

Or loin de considérer ces passions comme des données de nature (seule la crainte est une passion primaire), L’Esprit des lois leur donne le statut de sentiment formé par la culture, c’est-à-dire par ce qu’il nomme – au  sens large – « l’éducation ». Le livre IV aborde donc l’éducation des principes, soit la formation des mœurs au sein de chaque régime. Distincte de l’instruction dans les collèges (jésuites ou oratoriens), l’éducation de l’esprit et du cœur vise à donner des idées et à les mettre en rapport ; elle forme un certain état des préjugés et des passions[2]. Les passions politiques sont considérées comme des « sentiments » sociaux, qui apparaissent dès l’entrée dans l’état civil et procèdent de la cupidité ou de l’ambition (I, 3). Elles sont forgées au sein de leur milieu socio-historique.

Comment former les passions de l’homme moderne[3] ? Une fois rappelé le sens de l’éducation à la vertu dans les démocraties antiques[4], cette contribution s’attardera sur un passage négligé par les lecteurs de L’Esprit des lois : le chapitre 8 du livre IV, consacré à l’explication d’un « paradoxe » relatif à l’éducation chez les Grecs, soit l’importance pédagogique et politique de la musique afin d’adoucir les mœurs. La musique sera entendue ici au sens strict, comme pratique du chant et des instruments et non comme l’ensemble des Beaux-Arts[5]. Certes, comme le relèvera Voltaire pour mieux dénigrer Montesquieu, mousikê ne signifie pas en grec « musique » mais tout art qui est le fruit de l’inspiration des Muses, soit « tous les beaux-arts »[6]. Il reste que l’auteur de L’Esprit des lois use du terme au sens restreint. En revenant sur la fonction jugée décisive de la musique, nous examinerons donc quelles conséquences en tire Montesquieu concernant la politique des modernes. En substituant l’idéal de liberté à celui de vertu, renonce-t-il à la culture des sentiments moraux dans l’éducation publique des modernes ? Ou en refuse-t-il seulement les dimensions les plus oppressives à ses yeux – la censure des mœurs, jugée impropre à la modernité ?

Même si Montesquieu ne dissimule pas sciemment son dessein politique[7], il use ici d’art d’écrire pour évoquer l’un des mots d’ordre privilégiés de L’Esprit des lois : la distance infranchissable entre le monde monarchique moderne et le monde des républiques anciennes[8]. L’explication du « paradoxe » évoqué dans L’Esprit des lois à propos du rôle de la musique dans l’Antiquité est pourvue d’une fonction stratégique : dans un livre d’abord destiné à occuper la seconde place dans l’ouvrage[9], il s’agit de mesurer le coût de la vertu et le prix de la formation des mœurs. Avant Benjamin Constant, qui s’en inspirera[10], Montesquieu le juge trop élevé pour les modernes. Cette position subversive va à l’encontre des autorités de son temps : l’éducation « libérale » qu’il préconise sera sans rapport avec l’imitation des Anciens ou avec l’ordre moral chrétien.

L’éducation à la vertu

Dans L’Esprit des lois, le « principe » d’un gouvernement conduit les parties du corps social à participer à la conservation du régime. Trois ressorts se trouvent de la sorte distingués : crainte dans les États despotiques, honneur dans les États monarchiques, vertu dans les États républicains. Montesquieu assigne à chaque régime sa passion dominante, commune aux gouvernés et aux gouvernants, qui lui permet de persévérer dans l’être sans corruption ni révolution.

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Le chapitre 3 du livre III déduit l’importance de la vertu de la nature du gouvernement démocratique. Dans les cités où les citoyens qui font les lois y seront également soumis, la vertu politique permet de surmonter le problème de l’auto-contrainte ; seuls des citoyens-sujets mus par l’amour des lois et de la patrie sont prêts à préférer l’intérêt général à leurs intérêts particuliers. La dimension d’attachement affectif impliquée par le terme d’amour revêt ici une importance capitale. La vertu fournit au citoyen la motivation nécessaire pour le respect de la règle alors même que celle-ci va à l’encontre de ses intérêts (avarice, ambition) : « On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence » (IV, 5). Distincte de la vertu morale ou chrétienne, la vertu politique est décrite indifféremment comme une passion ou comme un « sentiment ». Car Montesquieu délie la vertu de tout rapport à la connaissance ou à la prudence : la vertu « est un sentiment, et non une suite de connaissances » (V, 2). L’Esprit des lois démocratise ainsi la vertu elle-même afin de la décerner au peuple tout entier, et non plus aux meilleurs – à une aristocratie de l’excellence[11].

L’éducation civique est donc vitale dans les républiques, et surtout dans les démocraties : alors que « l’honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour », la vertu politique « est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible » (IV, 5). Parce qu’elle réoriente la cupidité et l’ambition (les deux passions sociales dominantes) vers la gloire de la république, la vertu repose sur une forme de dénaturation. À cet égard, la démocratie ne peut se conserver par la seule force des dispositions légales qui garantissent l’égalité et la frugalité (lois agraires qui divisent les terres, lois somptuaires qui répriment le luxe, lois de succession qui assurent le partage des richesses). Les conditions légales restent insuffisantes si elles ne s’accompagnent d’institutions chargées de la formation et de la surveillance des mœurs.

Telle est la raison pour laquelle la république suppose la « toute-puissance » de l’éducation : dès leur enfance, les citoyens sont formés à l’amour de la patrie. Ce n’est que lorsque tout un peuple peut être éduqué comme une grande famille que des institutions « extraordinaires » – comme à Sparte ou en Crète – peuvent se maintenir (IV, 5-7). L’institution de la censure, à Rome, joue un rôle déterminant : il faut que les censeurs, chargés du « dépôt des mœurs », « rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu, qu’ils notent la tiédeur, qu’ils jugent les négligences et corrigent les fautes, comme les lois punissent les crimes » (V, 7). La conservation des démocraties exige l’entretien de la morale publique dont le salut de la république dépend : « ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l’amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption ; ce qui ne choque point les lois, mais les élude, ce qui ne les détruit pas, mais les affaiblit » (V, 19).

Cependant, Montesquieu insiste sur la différence radicale entre Anciens et Modernes. Il consacre un chapitre entier à cette distinction décisive :

La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernements qui ont la vertu pour principe ; et, lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes.

Leur éducation avait un autre avantage sur la nôtre ; elle n’était jamais démentie. Épaminondas, la dernière année de sa vie, disait, écoutait, voyait, faisait les mêmes choses que dans l’âge où il avait commencé d’être instruit.

Aujourd’hui, nous recevons trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière ren­verse toutes les idées des premières. Cela vient, en quelque partie, du contraste qu’il y a parmi nous entre les engagements de la religion et ceux du monde ; chose que les anciens ne connaissaient pas (IV, 5).

La modernité se caractérise par une contradiction entre l’éducation morale et chrétienne dispensée par la famille, les maîtres ou les régents d’une part[12], et l’éducation du monde qui enseigne par l’exemple les vices et non la vertu. Cette éducation aristocratique inculque le code de l’honneur, qui remet en cause l’ensemble des normes morales. C’est l’honneur, dans les monarchies modernes, qui tient lieu de vertu :

La politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut ; comme, dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible. L’État subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler. (EL, III, 5).

La séquence est polémique. Au moment où écrit Montesquieu, l’une des plus grandes autorités pédagogiques est Charles Rollin, dont le Traité des études a été maintes fois réédité[13]. Rollin prône l’imitation des Anciens, et la formation vertueuse des mœurs grâce à l’édification donnée par les grands hommes de l’Antiquité. L’étude de l’histoire ancienne permet à l’homme moderne de se déprendre de sa corruption en se tournant vers une humanité plus grande[14]. Or Montesquieu récuse la pertinence d’une telle éducation à la vertu, en l’associant aux seules démocraties antiques. La vertu ne peut plus orienter l’éducation des modernes. La nostalgie pour la république grecque ou romaine n’a plus lieu d’être[15].

A cet égard, le philosophe transpose la Querelle esthétique des Anciens et des Modernes sur le plan politique. Trois chapitres servent à mettre à distance le modèle antique : après avoir évoqué la « toute-puissance » de l’éducation dans le gouvernement républicain (chapitre 5), le livre IV de L’Esprit des lois envisage « quelques institutions des Grecs » destinées à éduquer les peuples à la vertu (chapitre 6), puis « En quels cas ces institutions singulières peuvent être bonnes » (chapitre 7). Ayant ainsi associé l’éducation publique aux républiques militaires et rappelé à quel point celles-ci contreviennent à l’essor du commerce, Montesquieu consacre le chapitre 8 à l’« Explication d’un paradoxe des anciens par rapport aux mœurs ». Son explication n’est donc pas dénuée d’intention politique. Montesquieu y révèle son mot d’ordre pour la modernité : l’essor de l’esprit de commerce est impossible à concilier avec l’éducation à l’antique, sauf en situation d’extraterritorialité, comme dans les « réductions » jésuites au Paraguay ou dans la colonie républicaine de William Penn – exceptions qui confirment la règle. La corruption des mœurs est la condition de l’homme moderne.

La fonction politique de la musique

Telle est la raison pour laquelle L’Esprit des lois évoque les institutions « singulières » des Grecs : en Crète comme à Sparte, la volonté du législateur était de former les citoyens à la vertu politique. L’analyse de la musique n’aborde pas l’usage de cet art dans la formation de l’homme d’esprit, mais seulement sa fonction éthique et politique. Comme le commerce chez les modernes, la musique adoucit les mœurs. Le paradoxe est là : dans une société belliqueuse, la musique est valorisée dans la mesure où elle fait contre-poids à la férocité guerrière.

Pour autant, ce qui importe à Montesquieu n’est pas le paradoxe lui-même, mais son explication sociologique et ses conséquences politiques. L’interprétation tient d’abord aux causes morales, c’est-à-dire aux représentations d’une société guerrière où les professions lucratives étaient méprisées. Dans ce système de croyances qui forme « l’esprit de la liberté grecque », un homme libre se rend indigne s’il exerce l’agriculture, la plupart des arts ou le commerce – ce que Montesquieu confirme par le témoignage de Xénophon, de Platon et d’Aristote. Or ce mépris pour les activités économiques jugées « serviles » induit deux questions délicates : comment éviter l’oisiveté, considérée comme nocive ? Par quel type d’activité estimée peut-on compenser les effets pernicieux de la discipline martiale ?

Dans une société « d’athlètes et de combattants », seule la musique peut jouer ce rôle. Sa fonction est décisive, car elle est le seul art licite susceptible de tempérer des mœurs « dures » (ce que la pratique des sciences spéculatives, qui détournent l’homme de la sociabilité et le rendent « sauvage », est incapable de faire[16]). Sans inspirer la vertu, la musique a le pouvoir de modérer les effets vicieux d’une existence consacrée à la guerre :

Il faut donc regarder les Grecs comme une société d’athlètes et de combattants. Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs et sauvages[17], avaient besoin d’être tempérés par d’autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l’esprit par les organes du corps, était très propre à cela. C’est un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, et les sciences de spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire que la musique inspirât la vertu ; cela serait inconcevable : mais elle empêchait l’effet de la férocité de l’institution, et faisait que l’âme avait dans l’éducation une part qu’elle n’y aurait point eue (IV, 8).

Montesquieu et les Grecs

            Comprendre l’analyse de Montesquieu suppose d’abord de cerner l’usage qu’il propose des références aux auteurs de l’Antiquité qui ont abordé cette question, Polybe, Platon, Aristote (et de manière seulement allusive Théophraste, Plutarque et Strabon). Toutes les sources convergent :

Polybe, le judicieux Polybe, nous dit que la musique était nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui habitaient un pays où l’air est triste et froid ; que ceux de Cynète, qui négligèrent la musique, surpassèrent en cruauté tous les Grecs, et qu’il n’y a point de ville où l’on ait vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire que l’on ne peut faire de changement dans la musique, qui n’en soit un dans la constitution de l’État. Aristote, qui semble n’avoir fait sa Politique que pour opposer ses sentiments à ceux de Platon, est pourtant d’accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs. Théophraste, Plutarque[18], Strabon[19], tous les anciens ont pensé de même. Ce n’est point une opinion jetée sans réflexion ; c’est un des principes de leur politique[20]. C’est ainsi qu’ils donnaient des lois, c’est ainsi qu’ils voulaient qu’on gou­vernât les cités (IV, 8).

En dégageant des auteurs anciens l’un des « principes de leur politique », Montesquieu résume en peu de mots les longues analyses de ses prédécesseurs. L’Histoire de Polybe compare en effet les Arcadiens aux habitants cruels de Cynète pour souligner que la musique, de fait, adoucit les mœurs :

Etant donné que les Arcadiens dans leur ensemble jouissent parmi les Grecs d’une grande réputation de vertu, qu’ils doivent non seulement à leur caractère et à leur comportement doux et hospitaliers, mais surtout à leur respect des choses divines, il n’est pas inutile de nous interroger brièvement sur la férocité des Kynaïthiens et de nous demander comment il se fait que ces gens, qui sont incontestablement des Arcadiens, ont pu faire preuve à cette époque d’une sauvagerie et d’un dérèglement surpassant tout ce qu’on pouvait voir ailleurs en Grèce. Il semble que cela s’explique par le fait qu’ils furent les premiers et du reste les seuls Arcadiens qui eussent délaissé certaines pratiques instituées dans toute l’Arcadie par leurs ancêtres et judicieusement conçues en fonction des conditions naturelles régnant dans le pays. Je veux parler de la musique, de la vraie musique, j’entends, celle que tout homme a avantage à étudier, mais qui, pour les Arcadiens, constitue un exercice indispensable[21].

Réfutant l’opinion répandue selon laquelle la musique charme et ensorcelle, Polybe défend sa fonction politique chez les Crétois, les Lacédémoniens et les Arcadiens. Entraînés à défiler au son des flûtes, ces derniers se produisaient chaque année dans des théâtres devant leurs concitoyens et trouvaient ainsi une manière d’assouplir leur nature « opiniâtre et revêche ». Montesquieu ne fait donc que reproduire l’interprétation du « judicieux Polybe », déjà lucide sur le fait que les Cynéthiens, en l’absence d’exercice musical, finirent par « s’ensauvager »[22] :

C’est donc pour assouplir et tempérer la nature opiniâtre et revêche des Arcadiens que furent introduits les exercices dont j’ai parlé et que furent en outre institués un grand nombre de fêtes et de sacrifices… Bref tout fut fait pour modérer et adoucir, à l’aide d’un ensemble de pratiques, la rudesse du caractère national[23].

Dans le même esprit, l’œuvre de Platon sert à Montesquieu de source historique autant que de référence philosophique. Dans la République comme dans les Lois, Platon consacre d’importantes analyses aux effets politiques de la musique[24]. Au livre III de la République, la répudiation des harmonies lydiennes et ioniennes se justifie par le fait que les musiques dionysiaques attisent l’ivresse et l’indolence sensuelle, là où les harmonies doriennes et phrygiennes, l’une « guerrière » et l’autre « volontaire », maintiennent l’ordre et la discipline. Dans cette psychagogie, il est acquis que seules les formes musicales qui servent d’accompagnement au logos ne sont pas bannies, pour autant qu’elles invitent à la prudence et à la maîtrise au lieu de contribuer au déchaînement des passions sauvages.

Pour Montesquieu comme pour Platon, la musique est donc au cœur de la paideia politique. Mais ce que Platon évoquait pour la cité en général est restreint par Montesquieu à la démocratie, où des mesures drastiques sont requises pour maintenir l’égalité et la frugalité. Non sans provocation, Montesquieu fait donc d’un adversaire de la démocratie le meilleur témoin des mœurs démocratiques[25]. Cette restriction opérée, il ne s’agit plus ici, comme dans l’éducation homérique à Athènes, d’instruire le mousikos anêr, soit l’homme qui a commerce avec les Muses[26]. Ce qui importe est la formation du citoyen-soldat. Montesquieu sait qu’à Athènes, l’éducation de l’âme menée par le cithariste se conjuguait à celle du corps sous l’autorité du pédotribe – musique et gymnastique étant, comme l’écrit Platon, « sœurs l’une de l’autre »[27]. Au fond, comme le suggèrent les Considérations sur la grandeur des Romains et de leur décadence, « chez les Anciens tout jusqu’à la Danse faisait partie de l’Art militaire »[28]. De surcroît, Montesquieu prétend à la suite de Platon qu’une réforme de l’Etat dépend d’un simple changement dans l’harmonie. Petites causes, grands effets ? Plus que tout autre art, le rythme et l’harmonie ont le pouvoir de pénétrer l’âme[29]. L’Esprit des lois mentionne la référence de Socrate à Damon au livre IV de La République : « Il est à redouter que le passage à un nouveau genre musical ne mette tout en danger. Jamais en effet on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois de la cité, comme dit Damon, je le crois »[30]. Sur ce point, Montesquieu souligne l’accord exceptionnel d’Aristote et de Platon, sans préjuger du meilleur régime qu’ils défendent. En évoquant le chapitre 3 du livre VIII de La Politique, Montesquieu rappelle qu’Aristote considérait que la pratique gratuite de la musique s’opposait en Grèce à l’utilité des travaux serviles. Il sait qu’Aristote était ici un censeur aussi rigoureux que Platon, allant jusqu’à reprocher à Socrate d’avoir admis l’harmonie phrygienne, qui suscite l’orgie et la débauche[31]. Chez les Grecs, la fonction pédagogique et politique de la musique faisait ainsi l’objet d’un accord profond – ce que le philosophe prend pour point de départ de sa démonstration.

Mais ce qui importe à Montesquieu est surtout l’institution chargée de réguler la création musicale. Au livre VII des Lois, Platon évoque la nécessité de limiter l’invention en créant un comité composé d’hommes d’au moins cinquante ans, chargés de faire le tri entre la musique sobre et réglée et la musique de transe (802 a-b). La censure doit discipliner les désordres du plaisir musical et de l’ivresse sensuelle[32]. Plus loin, le philosophe envisage même la création d’un ministère de l’éducation musicale (tês mousikês o paideutês, 812 e), ou encore d’un directeur de la musique (peri tên mousan arkhôn, 813 a) qui seraient chargés de lutter contre l’excès de l’ornement musical et les complexités inutiles de la polyphonie (812 d-e). La censure est le prix à payer d’une formation et d’une surveillance étroite des mœurs.

Effets de la Querelle des Anciens et des Modernes

La réflexion sur les effets de la musique sur les mœurs s’inscrit dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Si Montesquieu a sans doute lu ses sources de première main[33], il a également pu consulter le Dialogue sur la musique des Anciens de l’abbé de Châteauneuf, paru en 1735. Publié pour la première fois de manière posthume en 1725, ce texte est écrit à l’occasion du voyage en France d’un compositeur allemand virtuose, Pantaléon Hebenstreit, inventeur du « Pantaléon », instrument qui remplace les cordes de clavecin par des cordes de luth. Sur le modèle du Banquet, Chateauneuf décrit une conversation arbitrée par Leontium (figurant Ninon de Lenclos), entre Théagène, qui voue à l’Antiquité « une admiration qui tenait du culte », et son démon Callimaque, qui endosse ici le rôle du Moderne[34]. Tournant en dérision les prétendus faits qui ne sont que des fables, Callimaque rappelle les anecdotes merveilleuses sur le pouvoir thérapeutique de la musique, dont le Moyen Age était friand. Plutarque aurait faussement rapporté des récits de guérison miraculeuse grâce à l’harmonie dans son Traité de la musique[35]. Mais s’il est irrationnel d’attribuer aux vertus de la musique la guérison de la sciatique ou de l’épilepsie, de la peste, de la surdité, de la fièvre ou de la rage, il est intéressant de mentionner les usages « singuliers » des Grecs, dont témoignent Platon ou Aristote. C’est du moins ce que prétend Théagène :

Aristote rapporte encore un usage bien singulier, et qui prouve autant qu’aucun autre combien grande était la vertu de la musique, puisqu’elle pouvait adoucir la rigueur des supplices. Les Tyrrhéniens, dit-il, ne fouettaient jamais leurs esclaves qu’au son des flûtes, estimant qu’il était de l’humanité de donner un contre-poids à la douleur, et comptant par une semblable diversion de leur remettre une partie de la peine : à quoi l’on peut ajouter la coutume d’autre fois d’avoir toujours un joueur de flûte dans les Trirèmes ; non seulement afin que les rameurs voguassent de concert, mais encore dans la vue de les délasser et de les soulager par la douceur du chant ; ce qui a fait dire à Quintillien que la musique est un don que la nature nous a fait pour nous aider à supporter nos travaux.

Certainement elle n’avait ce pouvoir sur les douleurs et sur les maladies du corps que par l’entremise de l’âme, avec laquelle elle a une singulière affinité. Elle ne devait donc pas avoir moins de pouvoir sur l’âme même pour exciter ou pour calmer ses passions, comme on a dit qu’elle a fait tant de fois[36].

Anciens et Modernes s’opposent ainsi sur les effets de la musique : pour l’admirateur des Anciens, Théagène, son effet prodigieux sur l’augmentation du courage est attesté chez les Grecs. En revanche, ces exemples sont jugés « faux et exagérés » par Callimaque, qui y voit la volonté des historiens de flatter le goût du merveilleux. A Théagène qui invoque le livre III de la République et l’affirmation de la préférence pour les modes doriens et phrygiens inspirant force et tempérance[37], Callimaque répond par le scepticisme : Platon est un musicien chimérique, tout autant que sa République.

Au moment où écrit Montesquieu, la question du pouvoir des modes musicaux est donc devenue un topos inscrit dans la Querelle, où le représentant des Anciens défend l’optique platonicienne et où le Moderne la juge illusoire. L’arbitre a peine à départager les deux :

– Je crois, sans lui manquer de respect, dit alors Leontium, que tout ce qu’on peut dire en sa faveur (de Platon) est qu’à force de vouloir chercher une musique parfaite, il nous a donné l’idée d’une musique qui ne se trouve point parmi les hommes. Et en effet s’il a été obligé, comme je l’entends dire, d’aller chercher des citoyens dans le Ciel pour peupler sa République, il ne lui en aura pas coûté davantage d’y prendre tout-d’un-temps ses musiciens.

– Je sais, répliqua Théagène, tout ce qu’on lui reproche touchant sa République ; mais est-il bien décidé qu’elle soit une de ses spéculations qui ne peuvent se réduire en pratique ? Qu’on éduque des enfants de la manière qu’il prescrit, on en fera infailliblement des citoyens tels qu’il les demande ; et que cette éducation ne soit pas une pure chimère, l’exemple des Lacédémoniens semble le prouver ; puisqu’il n’y aurait qu’à ajouter ou à retrancher quelque chose à la manière dont ils élevaient les leurs pour faire de cette chimère prétendue une chose très possible[38].

La conversation porte sur ce qui éloigne les peuples modernes des peuples anciens. Théagène juge que l’on a tort de vouloir juger l’Antiquité à l’aune des mœurs modernes, puisque l’on apprenait alors à chanter aussi tôt qu’à lire, et que musique et beaux arts étaient les connaissances les plus relevées, jusqu’à égaler la science de la guerre et du gouvernement : « la Grèce alors était un peuple de Musiciens »[39]. Pour leur thuriféraire, la prééminence des Anciens tient à ce qu’ils disposaient d’un meilleur public, non seulement plus sensible (grâce à leur climat), mais aussi plus adonné aux arts grâce à la nature républicaine de leur gouvernement :

Ajoutez qu’étant nourris pour la plupart dans la liberté du gouvernement populaire, ils se livraient sans contrainte à tout ce qui pouvait flatter leur imagination, et qu’ils n’omettaient rien de ce qui était capable de leur procurer du plaisir[40].

Théagène invoque lui aussi l’idée platonicienne selon laquelle tout changement dans la musique provoquerait un changement dans l’Etat, convoquant le livre II des Lois de Platon et la thèse analogue de Cicéron. Tous deux prouvent le pouvoir de la musique sur nos âmes, soit pour les fortifier, soit pour les amollir :

ce qui certainement ne peut convenir qu’à des âmes d’une autre trempe que les nôtres, et tout autrement susceptibles de bonnes ou de mauvaises impressions. Car comment appliqueriez-vous aujourd’hui à la musique cette vertu instructive qu’on lui attribuait anciennement ? Quel pouvoir a-t-elle sur nous pour nous rendre meilleurs ? Quelle part lui saurait-on donner aux révolutions qui arrivent dans les Etats ? Avons-nous des lois contre cette sorte de plaisir ?[41]

Dans ce contexte, Montesquieu s’interroge à son tour sur le rôle social de la musique : à ses yeux, la musique a perdu son pouvoir de nous rendre meilleurs et, avec elle, la vertu est devenue chose du passé[42]. Certes, l’auteur de L’Esprit des lois ne se déclare pas « du nombre de ceux qui regardent la République de Platon comme une chose idéale et purement imaginaire, et dont l’exécution serait impossible » : la cité de Lycurgue semble aussi difficile à exécuter[43]. Comme la constitution crétoise ou spartiate, la cité idéale de Platon devient un modèle de démocratie viable en raison des « institutions singulières » destinées à soutenir la vertu. A cette condition, la communauté des biens elle-même n’est pas utopique (IV, 6). Il reste que les lois évoquées par Platon, comme celles de Minos ou de Lycurgue, ne peuvent s’inscrire que dans une petite société de face-à-face où les citoyens se surveillent constamment, où la vie « privée » relève du contrôle de l’Etat, où existe une homogénéité des désirs et des aspirations[44]. Montesquieu s’en remet à Platon pour évoquer les risques de corruption de la démocratie : il reprend le livre III des Lois où l’Athénien mettait en lumière les abus possibles de la liberté dans la démocratie : lorsque les poètes introduisirent des infractions aux règles musicales, ils inculquèrent au peuple l’habitude d’enfreindre les lois. La licence musicale conduisit dès lors à la licence domestique et politique, à l’abandon du respect à l’égard des hiérarchies et donc à la ruine de l’Etat (VIII, 2-3). L’auteur de L’Esprit des lois identifie par là même le prix de la vertu – les mesures restrictives qui sont indispensables à sa conservation.

Analogie avec les modernes

Le chapitre 8 du livre IV, cependant, ne s’arrête pas sur cette conclusion édifiante. En recourant à une expérience de pensée, Montesquieu entend faire comprendre à son lecteur comment envisager le même problème – adoucir les mœurs sauvages – transposé chez les Modernes. En France, en Italie ou en Angleterre, la musique et l’opéra (soit l’association de la musique et du théâtre) excitent de nombreuses passions douces, dont la pitié et la tendresse inconnues des Anciens :

Je suppose qu’il y ait parmi nous une société de gens si passionnés pour la chasse, qu’ils s’en occupassent uniquement ; il est sûr qu’ils en contracteraient une certaine rudesse. Si ces mêmes gens venaient à prendre encore du goût pour la musique, on trouverait bientôt de la différence dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin, les exercices des Grecs n’excitaient en eux qu’un genre de passions, la rudesse, la colère, la cruauté. La musique les excite toutes, et peut faire sentir à l’âme la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui, parmi nous, proscrivent si fort les théâtres, nous font assez sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes.

Si à la société dont j’ai parlé, on ne donnait que des tambours et des airs de trom­pette, n’est-il pas vrai que l’on parviendrait moins à son but, que si l’on donnait une musique tendre ? Les anciens avaient donc raison, lorsque, dans certaines circons­tances, ils préféraient pour les mœurs un mode à un autre (IV, 8)

Dans le contexte français, la condamnation chrétienne du théâtre puis de l’opéra se voit donc dénoncée comme signe d’une méprise sur le sens de la modernité : lutter pour la vertu, entendue ici au sens moral et chrétien, ne peut être qu’un combat d’arrière-garde. Mais la référence aux « moralistes » ne vise pas seulement le siècle précédent (Nicole et Varet, Bourdaloue et Bossuet). Au début du XVIIIe siècle, le réquisitoire contre l’art dramatique s’intègre à la Querelle des Anciens et des Modernes. Dans sa Poétique d’Aristote (1692), Madame Dacier défendait la tragédie, qui apprend à modérer les passions : loin de menacer la religion, le théâtre peut inciter à la vertu. Alors que le Discours sur l’origine de la poésie de Frain du Tremblay (1713) déniait au théâtre toute aptitude à réformer les mœurs, la Dissertation critique sur l’Illiade de l’abbé Terrasson (1715) affirmait les vertus des spectacles pour les gens du monde rétifs à l’instruction chrétienne. Conciliée avec l’usage des plaisirs, la morale civile du mondain se distingue ainsi de l’austère morale chrétienne – ce que Voltaire, ardent défenseur du théâtre, n’aura de cesse d’affirmer[45].

Dans cet esprit, l’abbé Dubos, défenseur des Anciens, aborde la musique antique à l’occasion d’une importante correspondance avec l’érudit Louis Ladvocat, passionné de théâtre et de tragédie antiques – correspondance dont il transcrit les résultats dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719). Dans la troisième partie de cet ouvrage, Dubos ne se contente pas d’analyser la musique harmonique des Anciens, en incluant tous les arts qui lui étaient alors subordonnés (dont l’art poétique) ; il recense les erreurs des Modernes qui se sont mépris sur le sens des termes et des pratiques antiques – ainsi « chant » en latin (cantus) pouvait-il signifier « déclamation »[46]. L’auteur des Réflexions critiques souligne à son tour le pouvoir de la musique : évoquant le bannissement, dans la République, de certains modes musicaux (ce que rapporte déjà Cicéron), l’abbé mentionne en outre Quintillien. Il rappelle sa critique de l’évolution de la déclamation musicale dans un sens « efféminé » et « lascif » :

Après avoir décidé qu’il faut faire apprendre la musique aux enfants, il (Quintillien) ajoute qu’il n’entend point dire qu’il faille leur faire prendre le goût de la musique qui de son temps régnait sur la scène. Ses chants, continue-t-il, sont si remplis d’impudence et de lasciveté, qu’on les peut accuser d’avoir beaucoup contribué à étouffer le peu de courage viril qui nous restait. Je crois pouvoir déclarer plus ouvertement que je ne recommande pas notre moderne musique de théâtre, efféminée et brisée par des modes lascifs, et qui a détruit dans une large mesure ce qui restait en nous de mâle et de vigoureux[47]

Mais Dubos n’en conclut pas à la nécessité de bannir la musique lascive de l’éducation. Son intention est plutôt de réhabiliter les Anciens, tout en mettant en lumière les conditions historiques de production et de réception des œuvres qui suscitent une différence infranchissable entre Anciens et Modernes.

Faut-il réformer l’éducation en réformant la pratique musicale ? Dans son Projet pour rendre les spectacles plus utiles à l’Etat, l’abbé de Saint-Pierre proposait une réforme conjointe : tout en se déclarant de l’avis de ceux qui pensent que les « bons citoyens dans leurs pièces sérieuses peuvent inspirer, entretenir et fortifier l’amour pour la patrie, et des sentiments de courage, de justice et de bienfaisance »[48], il envisageait la création d’un Conseil de huit à dix « bons citoyens » (nommés pour moitié par le Roi et pour moitié par cooptation) qui, sous la houlette du Magistrat de police, aurait soin de rendre les spectacles « plus utiles aux bonnes mœurs »[49]. Saint Pierre allait jusqu’à imaginer un Bureau ou une Académie des spectacles qui récompenserait chaque année les auteurs ayant « perfectionné » les pièces des grands classiques (Molière, Corneille, Racine) en les épurant[50]. Il louait les parodies des Opéras qui, lorsqu’elles sont réussies, ridiculisent les « maximes lubriques »[51]. Aussi une « compagnie de censeurs moralistes et politiques » pourrait-elle mettre de l’ordre dans la production théâtrale et musicale en France, en veillant que soit séparé le bon grain de l’ivraie[52]. Non sans difficulté, l’Opéra pourrait être sauvé de la corruption, à condition de faire servir la musique non à « amollir les mœurs par la volupté, mais à les rendre vertueuses par l’amour de la gloire », en chantant les exploits des grands hommes plutôt que les sentiments extravagants qu’inspire l’ivresse amoureuse[53]. Quand le « Bureau des spectacles » aurait ainsi fait son œuvre, les parents pourraient amener leurs enfants à la Comédie comme au « meilleur sermon »[54].

Tel est le contexte au sein duquel s’inscrit Montesquieu, quoiqu’il ne mentionne aucun de ses contemporains. A l’inverse de Saint-Pierre, dont il se déclare « sectateur » dans l’esprit mais non dans la lettre[55], l’auteur de L’Esprit des lois défend implicitement l’usage de l’Opéra et de la musique « lascive », qui peut légitimement prendre place dans l’éducation des modernes. Cet usage ne supposerait aucune censure ni aucune purge visant à contrer la corruption des mœurs. Mais à la différence de Dubos, Montesquieu n’écrit pas pour réhabiliter les Anciens : ce qui lui importe est la singularité de la politique moderne.

L’éducation libérale

Tout en donnant apparemment l’avantage aux Anciens, Montesquieu opère en effet un déplacement remarquable : il conforte ceux qui prennent acte de la différence irréductible entre le monde révolu des républiques grecques et romaines et le monde moderne, où l’esprit de commerce est devenu dominant. Loin d’entériner la paideia à l’antique, l’auteur de L’Esprit des lois défend une révolution dans l’éducation moderne. Cette éducation doit viser non la vertu et la guerre, mais la liberté, la paix, la sociabilité et la prospérité. Plutôt destinée aux gentilshommes comme l’atteste l’allusion à la chasse, une telle éducation serait « libérale » au sens où elle privilégierait la formation de la culture sur les seuls entraînements guerriers, associés en musique aux tambours et trompettes. Mais elle serait « libérale », aussi, au sens où elle ne serait pas régentée par un ordre religieux et moral imposé dans les collèges comme au sein du royaume.

Dans les grandes monarchies modernes, la censure est hors de propos. Le livre XIX de L’Esprit des lois, qui rend hommage à Mandeville, s’en fera l’écho. Dans la nation à « l’humeur sociable » qui est l’autre nom de la France[56], mieux vaut éviter de réformer les vices qui portent à la grandeur, à la politesse, au goût, au luxe et au commerce – soit à ce qui sera appelé, peu de temps plus tard, la « civilisation ». Dans la version manuscrite du livre XIX, Montesquieu avait rédigé une première phrase corrosive qui visait le projet d’instituer un tribunal criminalisant le délit d’opinion, contre la religion notamment : « On y pourrait empêcher de parler sur les choses que l’on doit révérer, établir même un tribunal réprimant comme on a fait dans d’autres pays, mais quand cet esprit de liberté serait gêné, l’ignorance et l’hypocrisie viendraient bientôt troubler l’État[57] ». Tout en visant aussi le projet de censure des mœurs de Louis XIV ou de son successeur, la version imprimée est un peu moins subversive : « on y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs et borner leur luxe : mais qui sait si l’on n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers ? ». Dans les méandres de l’art d’écrire, Montesquieu donne ainsi la formule de l’art de gouverner modéré, qui épouse les inclinations des manières et des mœurs, fussent-elles vicieuses : « c’est au législateur à suivre l’esprit de la nation, quand il n’est pas contraire aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous fai­sons librement, et en suivant notre génie naturel » (XIX, 5).

*

En dernière instance, l’éducation libérale que promeut Montesquieu n’a pas seulement pour fonction de forger le bourgeois, propre à habiter l’univers régi par « l’esprit de commerce ». Elle doit avant tout forger l’aristocrate moderne, celui que la monarchie modérée pourrait accueillir aux premières loges du pouvoir : non le noble d’épée à l’ancienne, belliqueux et peu cultivé, mais l’aristocrate honnête homme, policé par les salons et le « doux commerce » des femmes. L’analyse du rôle de la musique dans la culture doit se comprendre au regard de cette fin ultime : défendre une forme de fusion et de rénovation des élites, cerner la singularité de la modernité. Comme le perçoit Hume à la même époque, sentiments sociaux et passions publiques doivent être adaptés à l’esprit des temps modernes et aux formes de société engendrées par l’essor « révolutionnaire » du commerce[58].

Ainsi s’éclaire l’allusion qui clôt le livre IV : de tous les plaisirs des sens, le plaisir de la musique est celui qui corrompt le moins l’âme. En réponse aux moralistes, Montesquieu fait allusion au fait que Plutarque envisageait sans honte le rôle éducatif de la pédérastie à Thèbes : « nous rougissons de lire dans Plutarque que les Thébains pour adoucir les mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un amour, qui devrait être proscrit par celles de tous les peuples du monde »[59]. Loin de « falsifier » le texte de Plutarque afin de conforter un paradoxe que Voltaire juge absurde[60], l’auteur de L’Esprit des lois était fort bien informé des mœurs grecques. Xénophon avait évoqué la pédérastie comme élément décisif de l’éducation spartiate, où les relations entre un homme mûr et un éphèbe de 15 à 18 ans étaient considérées comme élément décisif de l’éducation par l’émulation[61]. Compagnonnage de guerriers, l’homosexualité grecque est associée à cette « société d’athlètes et de combattants » que Montesquieu veut faire apparaître aussi distante que possible du monde féminin des salons du XVIIIe siècle français. A la noble émulation entre hommes, censée entretenir la vaillance et le courage, Montesquieu oppose les mœurs raffinées forgées en Europe grâce à l’émulation arbitrée par les femmes. Lié au monde clos des hommes, « l’esprit de la liberté grecque » n’est résolument pas « l’esprit de la liberté » française, forgé dans les salons où la galanterie forme la politesse, la sociabilité et le goût. Chez les Modernes régis par le code de l’honneur, nul n’est besoin de censeurs : de même que le commerce, la musique adoucit les mœurs. L’opéra, à ce titre, fait partie de l’éducation de l’homme moderne.


[1] Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), désormais EL. Dans l’attente de l’édition critique, nous mentionnerons l’édition R. Derathé (à partir de l’édition de 1757), Paris, Garnier, 1973, rééd. D. de Casabianca, Paris, Classiques Garnier, 2011, 2 vol., en tête du livre XX.

[2] Voir Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, in Œuvres et Ecrits divers, II, in OC, t. IX, P. Rétat dir., Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. 252-264. Voir aussi R. Kingston, Public Passion. Rethinking the Grounds of Political Justice, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2012.

[3] Contrairement à Fénelon ou Mme de Lambert, Montesquieu, qui réfléchit au rôle des femmes, ne théorise pas d’éducation spécifique qui leur serait destinée.

[4] Je me permets de renvoyer à Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon, « Le Bien commun », 2010 pour un exposé plus complet des principes.

[5] Dans le Catalogue de La Brède, sous la rubrique Musici, on trouve six ouvrages, dont trois théoriques parmi lesquels le Traité de l’harmonie de Rameau (1722). Lors de son séjour en Italie, Montesquieu esquisse une comparaison entre musique italienne et musique française, sans s’engager dans la querelle. Voir C. Kintzler, « Montesquieu et la musique », Mezetulle, 18 février 2006, URL : http://www.mezetulle.fr/montesquieu-et-la-musique.

[6] Voltaire, Commentaire sur L’Esprit des lois (1777), in Montesquieu. Mémoire de la critique, C. Volpilhac-Auger éd., Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2003, p. 511.

[7] Voir les cours inédits de Strauss en 1965-1966 à l’Université de Chicago (en particulier le Cours du 30 mars 1966), D. Lowenthal, « Montesquieu and the Classics : Republican Government in the Spirit of the Laws », in Ancients and Moderns, Essays in Honour of Leo Strauss, J. Cropsey éd., New York,  1964, p. 258-287 ; T. Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism, Chicago, The Chicago University Press, 1973 ; G. Barrera, Les Lois du monde. Enquête sur le dessein politique de Montesquieu, Paris, Gallimard, 2009 ; P. Rahe, Montesquieu and the Logic of Liberty, New Haven, Yale University Press, 2009.

[8] Les républiques commerçantes modernes, comme la Hollande et à un certain degré l’Angleterre, font figure d’exception, tout en s’inspirant d’Athènes, qui était une exception en Grèce. Voir B. Manin, « Montesquieu, la république et le commerce », Archives européennes de sociologie, XLII, 3, 2001, p. 573-602.

[9] Le livre IV fut rédigé avant 1741 et révisé en 1743-1744. Mais comme en témoigne une ancienne page de titre autographe, il succédait initialement au livre I devenu depuis livre III, le livre sur l’éducation se décalant au troisième puis au quatrième rang après l’apparition des livres I et II (voir l’introduction de C. Volpilhac, De l’esprit des loix. Manuscrits, Œuvres complètes de Montesquieu, t. IV, C. Volpilhac-Auger éd., Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 39).

[10] Constant radicalise Montesquieu, en citant EL, III, 3 ; « Il attribue cette différence à la république et à la monarchie : il faut l’attribuer à l’esprit opposé des temps anciens et des temps modernes » (De l’esprit de conquête et d’usurpation, in Ecrits politiques, M. Gauchet éd., Paris, Gallimard, 1997, chap. VI, p. 210). Voir C. Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, P.U.F., « Fondements de la politique », 2004 ; rééd. Paris, Hermann, 2011, chap. 3.

[11] Voir  P. Manent, La Cité de l’homme, Paris, Champs Flammarion, 1997, chap. 1, p. 26-43.

[12] Voir Education et Pédagogies au siècle des Lumières, Brest, Presses de l’Université Catholique de l’Ouest, 1985.

[13] Voir Charles Rollin, De la manière d’enseigner et d’étudier les Belles-Lettres par rapport à l’esprit et au cœur…, Paris, 1726-1728, 4 vol. in-12. Plus connu sous le titre de Traité des Études, le texte s’inspire des réformes mises en place par Rollin au Collège de Beauvais.

[14] Charles Rollin, Histoire ancienne des Égyptiens, des Carthaginois, des Assyriens, des Babyloniens, des Mèdes et des Perses, des Macédoniens, des Grecs…, Paris, 1730-1738, 13 vol., connue sous le titre d’Histoire ancienne. Rollin ne put faire paraître que les 5 premiers volumes (1738-41) avant sa mort, et l’ouvrage (un grand succès) fut achevé par Crevier.

[15] Voir J. Shklar, « Montesquieu and New Republicanism », in Machiavelli and Republicanism, G. Bock, Q. Skinner, M. Viroli éds., Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 265-279.

[16] Voir a contrario Rollin, qui considère que les sciences adoucissent les mœurs.

[17] Aristote dit que les enfants des Lacédémoniens, qui commençaient ces exer­cices dès l’âge le plus tendre, en contractaient trop de férocité. Politique, liv. VIII, chap. IV.

[18]Vie de Pélopidas [XIX, 2].

[19]Liv. I [2-3].

[20]Platon (liv. IV des Lois), dit que les préfectures de la musique et de la gymnas­tique sont les plus importants emplois de la cité ; et, dans sa République, liv. III [400 b], « Damon vous dira, dit-il, quels sont les sons capables de faire naître la bassesse de l’âme, l’insolence, et les vertus con­traires. »

[21] Polybe, Histoire, trad. D. Roussel, Paris, Gallimard, Pléiade, 1970, Livre IV, chapitre 1, 20, p. 304-305.

[22] Ibid. Polybe espère qu’ils deviendront un jour plus civilisés en s’adonnant aux arts musicaux ; il n’est pas d’autres moyens de se défaire de leur férocité.

[23] Ibid., p. 306.

[24] Platon, La République, trad. G. Leroux, Paris, GF-Flammarion, 2002 (désormais Rép.), III, 399 a-d. Voir J. Darriulat, « Platon : philosophie et musique », mis en ligne le 1er septembre 2012 : http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Platon/PlatonMusique.html

[25] Voir EL, III, 3 ; VIII, 2-3. Je me permets de renvoyer à mon article « Platon », in Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de C. Volpilhac-Auger, ENS Lyon, septembre 2013. URL : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376474965/fr

[26] Rép. X, 606 e. Comme le relève Platon, Homère était tenu pour « l’éducateur de la Grèce » et ses poèmes étaient chantés en s’accompagnant de la cithare (aulos) ou de la lyre. Voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, I. Le monde grec, Paris, Seuil, 1948, p. 80-81.

[27] Rép. III, 404 b.

[28] Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), in Œuvres complètes de Montesquieu, t. II, P. Andrivet et C. Volpilhac-Auger éd., Oxford, Voltaire Foundation, 2000, chap. XV, p. 203.

[29] Rép. III, 401 d.

[30] Au livre III des Lois, Platon s’inspirait également de Damon pour lier la décadence de la cité à l’excès du raffinement musical. Voir Platon, Les Lois, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1976, 700 d-701 a.

[31] Aristote, Les Politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1993, VIII, 7, 1342 b 7 ; cf. Rép. 399 e sq. Montesquieu dispose à La Brède d’une traduction latine des œuvres d’Aristote (Opera, par Guillaume Duval, Catalogue, n° 1400 ; c’est de celle-ci qu’il se sert en EL, IV, 8).

[32] Voir M. Schuhl, « Platon et la musique de son temps », Etudes platoniciennes, Paris, P.U.F., 1960, p. 100-112.

[33] Platon et Aristote sont une source d’information privilégiée sur les lois et les mœurs des Grecs : « Il faut réfléchir sur La Politique d’Aristote et sur les deux Républiques de Platon, si l’on veut avoir une juste idée des lois et des mœurs des Grecs. Les chercher dans leurs historiens, c’est comme si nous voulions trouver les nôtres en lisant les guerres de Louis XIV » (Mes Pensées, L. Desgraves éd., Paris, Robert Laffont, 1991, n° 1378).

[34] Abbé de Châteauneuf, Dialogue sur la musique des Anciens, Paris, Veuve Pissot, 1735. Voir M. Couvreur et T. Favier, Le Plaisir musical en France au XVIIe siècle, Sprimont, Mardaga, 2006, p. 91.

[35] Ibid., p. 14. Voir Plutarque, De la musique, introduction de F. Lasserre, Olten et Lausanne, Urs Graf-Verlag, 1954.

[36] Ibid., p. 14-16.

[37] Ibid., p. 80-81.

[38] Ibid., p. 85-86.

[39] Ibid., p. 90.

[40] Ibid., p. 98.

[41] Ibid., p. 102.

[42] Voir L. Althusser, Montesquieu, La politique et l’histoire, Paris, P.U.F., 1959.

[43] Mes Pensées, n° 1208.

[44] Au nombre des lois jugées nécessaires au maintien du partage des terres, Montesquieu évoque après Platon celle qui stipule qu’un père choisisse l’un de ses enfants pour succéder à sa portion, et donne ses autres enfants en adoption à celui qui n’en aurait pas, afin que le nombre des citoyens soit toujours égal à celui des partages (EL, V, 5-6). D’autres dispositions drastiques sont vouées à préserver, pour Montesquieu comme pour Platon, l’ethos de la communauté et la juste hiérarchie des fins : restriction des naissances, soumission de peuples conquis et, bien entendu, existence d’une main d’œuvre servile vouée à l’agriculture et au commerce, proscription du commerce et de l’argent (IV, 6-8).

[45] Voir M. Moffat, Rousseau et la Querelle du théâtre au XVIIIe siècle, Paris, Boccard, 1930.

[46] Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1993, III, section 5, p. 389 ; section 6. Dubos insiste contre Ladvocat sur la différence irréductible entre l’opéra et la tragédie grecque. Voir C. Dubeau, « De la musique des Anciens aux querelles sur l’opéra : la troisième partie des Réflexions critiques sur la poësie et la peinture de l’abbé Dubos », Parallèle des Anciens et des Modernes. Rhétorique, histoire et esthétique au siècle des Lumières, M. A. Bernier éd., Laval, Presses Universitaires de Laval, 2006, p. 175-194.

[47] Ibid., III, section 10, p. 408 (souligné par Dubos, qui cite Quintillien). Voir Quintillien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975, Livre I, 10, 31, p. 138-139.

[48] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre les spectacles plus utiles à l’Etat, Œuvres diverses de Monsieur l’abbé de Saint Pierre, Paris, Briasson, 1730, t. II, p. 176, orthographe modernisée.

[49] Ibid., p. 177.

[50] Ibid., p. 181.

[51] Ibid., p. 186.

[52] Ibid., p. 190.

[53] Ibid., p. 192.

[54] Ibid., p. 193.

[55] Montesquieu, Mes Pensées, n° 1940.

[56] Dans le manuscrit, Montesquieu nommait explicitement la France jusqu’à la révision marquée de la plume du secrétaire O (1745-47).

[57]De l’esprit des loix. Manuscrits, op. cit., p. 464.

[58] Hume, « Du commerce », « Du raffinement dans les arts », « Du nombre des hommes dans les nations anciennes » (1752), Essais et Traités sur plusieurs sujets, II, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2009. Voir aussi P. Cheney, Revolutionary Commerce : Globalization and the French Monarchy, Cambridge MA, Harvard University Press, 2010.

[59] EL, IV, 8 ; voir VIII, 11 où le jugement dépréciatif sur l’homosexualité est réitéré.

[60] Voltaire, Commentaire sur L’Esprit des lois, op. cit., p. 511-512.

[61] H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation. Le monde grec, op. cit., p. 61-68.

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