Perception musicale

De l’art d’articuler les sons (2)

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Risset proposait une histoire assez linéaire, de Debussy à Varèse jusqu’aux musiques électroacoustiques et électroniques. Il est cependant nécessaire de mettre en évidence la profonde rupture que représente l’avènement des techniques d’enregistrement dans cette révolution musicale. Revenons à l’un des problèmes que rencontrait la tentative d’une mélodie de timbre : il s’agissait notamment du fait que cette tentative s’opérait dans le cadre instrumental traditionnel, celui d’une certaine lutherie profondément déterminée par l’échelle de la note, voire par l’échelle chromatique. Ainsi Chion affirmait que pour penser des relations de timbres, il était nécessaire de s’abstraire de cette organisation instrumentale. C’est justement ce que pourvoie l’enregistrement, qui permet de fixer des sons complexes, issus de contextes non instrumentaux. Ainsi naissent les premières tentatives systématiques d’une mise en relation de sons complexes, dans lesquels le paramètre hauteur n’est plus cardinal. Un exemple fameux est l’Étude aux chemins de fer, composée par Pierre Schaeffer en 1948, œuvre que l’on peut écouter dans le recueil des Études aux objets[1].

Mais le projet d’une articulation des sons trouve à nouveau des limites : le programme que Schaeffer tente d’appliquer, celui d’une nouvelle relation musicale, une relation d’objet sonores, n’a rien d’évident et nous l’entendons tout de suite. Si dans le cas de « Farben », nous avions du mal à faire abstraction de la perception selon la hauteur, à l’écoute de l’Étude de Schaeffer, à l’inverse, l’auditeur peine quelque peu à découvrir une organisation musicale dans le bruit : nous entendons bien un train, notre écoute est indicielle et renvoie à la cause du son. Mais il reste malaisé de déterminer des relations musicales, (c’est-à-dire, dans la perspective d’un Schaeffer, abstraites de leur référence anecodtique), entre les sons entendus. À la limite dirons-nous que les sons s’organisent en une certaine rythmique régulière, mais c’est là un effet bien peu novateur. Du point de vue de ce résidu qualitatif, qu’on appelle encore le timbre, nous avons du mal à discerner des relations qualifiées. Problème double donc, qui relève de la nature même du bruit, à savoir son caractère indiciel, anecdotique, et son inorganisation apparente, sa complexité. Pierre Schaeffer est tout à fait conscient de ce problème, comme en témoigne un passage de son Premier Journal[2], qui parle précisément de cette étude aux chemins de fer. Car l’histoire de la composition de cette étude est révélatrice : face à l’inorganisation et à l’anecdotique de la prise de son, Schaeffer ne s’en tiendra pas aux sons enregistrés et devra utiliser pour sa composition des apports sonores extérieurs et user de plusieurs types de manipulations. L’expérience de l’enregistrement confronte en effet le musicien à une déception :

3 mai. Me voici en route pour la gare des Batignolles, escorté d’une voiture de son et caressant naïvement ma fausse bonne idée.

Six locomotives au dépôt, comme surprises au gîte. Je demande aux chauffeurs d’improviser. Que l’un commence, les autres répondront. Certes, ces locomotives ont des voix personnelles. L’une est enrouée, l’autre rauque; l’une a l’organe grave, l’autre strident. J’enregistre avec passion le dialogue de ces baleines bonasses. A leurs pupitres, les chauffeurs des Batignolles ont les yeux sur moi, mais se lassent vite. On sent bien que la locomotive ne doit pas aimer faire l’artiste. Enfin, qu’il y a loin, de l’engouement du moment, à cet instant où, refroidi, l’enregistrement me restitue une conversation essoufflée, indigente et sans rythme !

Le problème de Schaeffer est le suivant : il entend bien des relations possibles entre les différents timbres : un son est « enroué », l’autre « rauque », l’un « strident », etc., ils ont des « voix personnelles » : il s’agit donc de sons déterminés, déjà qualifiés. Mais cette perception reste comme encapsulée dans l’expérience directe. L’enregistrement, par l’aplatissement sur une bande, par la captation micro, aplatit ces différences. Nous retrouverons ce point tout à l’heure, car l’un des obstacles à une syntaxe d’objets sonores sera longtemps l’aplanissement du signal, le manque de précision de la captation : ce sera l’un des avantages de la synthèse numérique que de faire maîtriser tous les paramètres du son produit. Plus fondamentalement, le bruit reste pauvre musicalement ; son « indigence » est à comprendre comme sa faible capacité à nous donner des formes déterminées et modulantes.

L’enjeu est double, sortir de l’inorganisation du bruit, et se déprendre de l’écoute indicielle. Schaeffer  a donc l’idée suivante : à partir des objets enregistrés, d’une banque de sons dont il dispose (bruits de wagons, coups de tampons) et de la manipulation des sons enregistrés, il s’agit de créer une nouvelle pièce, un montage. L’Étude aux chemins de fer est le résultat de ce montage sonore. Mais nous retombons sur le problème de la syntaxe :

7 mai – Je passe deux séances sur le bruit des tampons. Finalement, j’en ai d’assez bons, surtout si je les monte en écho, grâce au double plateau. J’essaie une sorte de canon. Ils se répondent pianissimo, puis sforzando. C’est passionnant, mais est-ce de la musique? Le bruit des tampons n’est-il pas d’abord anecdotique, donc anti-musical? S’il en est ainsi, il n’y a aucun espoir et mes recherches sont absurdes.

10 mai – Ma composition hésite entre deux partis : des séquences dramatiques et des séquences musicales. La séquence dramatique contraint l’imagination. On assiste à des événements ; départ, arrêt. On voit. La locomotive se déplace, la voie est déserte ou traversée. La machine peine, souffle, se détend – anthropomorphisme. Tout cela est le contraire de la musique.

Malgré sa technique de montage, Schaeffer peine à obtenir une écoute qui se déprenne de la référence à la cause du son. Plus précisément, deux méthodes s’opposent, qui renvoient  à deux choix esthétiques (« deux partis ») : si l’on souhaite plus d’organisation, il faut plus de montage, mais la mise en évidence du montage reconduit le son complexe à l’événement sonore, les bruits ne se laissent articuler que sur un mode qui évoque leur succession ordinaire dans un contexte. Le bruit reconduit à sa cause et l’organisation, loin d’être musicale, risque d’évoquer celle d’un paysage sonore donné, celui d’une gare, et de ses trains au travail, paysage plus ou moins remanié, certes, plus ou moins monté dramatiquement, mais qui resterait indépassable. Ce qui pose problème dans l’articulation des objets sonores est donc cet aspect indiciel sur lequel retombe l’organisation nécessaire de leur grande complexité. Nous sommes donc reconduits à la complexité d’un objet sonore qui réfère (à un instrument, à une cause, un contexte) mais ne se laisse pas décrire.

Nous avons rencontré un problème très proche de celui-ci chez Schoenberg. Rappelons les objections faites à la tentative de la Klangfarbenmelodie : elle restait liée  à un système de composition chromatique et à une instrumentation littéralement déterminée par ce système. Mais plus simplement, on a pu objecter à Schoenberg que le timbre est une perception complexe, en laquelle on synthétise de nombreux critères. Pour parler de relations musicale (de mélodie ou d’harmonie) de timbres, il faudrait que des paramètres propres au timbre soient qualifiés, repérés. Or le timbre semble résister à une telle saisie déterminée : la hauteur était justement ce qui dans le phénomène sonore éphémère et complexe, se laisse appréhender assez aisément pour être noté. Rien de tel, a priori, dans cette perception complexe, qualitative qu’est le timbre. Ainsi, pour articuler des timbres, il faut pouvoir définir des critères de la relation, et pour cela définir d’abord ce que l’on articule. Or ce problème continue de se poser à Pierre Schaeffer – donc, même lorsque l’on sort du paradigme instrumental. Pour créer une articulation des timbres, pour mettre en relation les sons et non seulement les notes, il faut d’abord savoir ce que l’on articule, opérer une analyse des objets sonores que l’on souhaite articuler.

Quelle est donc la solution pour articuler des objets sonores ? Cette solution repose sur un préalable nécessaire : une analyse de l’élémentaire qui doit pouvoir perdre son caractère anecdotique et complexe pour livrer des paramètres determinés, paramètres qui peuvent s’articuler en une relation à la fois claire et abstraite. Il s’agit, pour reprendre l’expression de Pierre Schaeffer, « d’isoler l’en soi du phénomène sonore ». Or c’est sur ce point que le rôle des techniques d’enregistrement et de manipulation du son sont justement plus qu’une simple étape dans un projet musical. Elles constituent un changement radical en ce qu’elles rendent répétables un phénomène éphémère. Ce faisant, elles permettent, par la répétition du son, d’abstraire le timbre de l’anecdotique et de lui donner une intelligibilité nouvelle. Je cite à nouveau Schaeffer dans son Journal :

Deux démarches sont préalables :

Distinguer un élément (l’entendre en soi, pour sa texture, sa matière, sa couleur).

Le répéter. Répétez deux fois le même fragment sonre : il n’y a plus événement, il y a musique.

C’est finalement la méthode que choisit en partie Schaeffer pour son étude aux chemins de fer : il enregistre des sons produits par des trains, partiellement manipulés ainsi que d’autre sons issus de banques, sur un support disque – certains sont mis en sillon fermé, afin de produire des boucles. Les lecteurs sont organisés de sorte que l’on peut enclencher la diffusion d’un son en différentes vitesses et différentes hauteurs, ce qui implique des changements du timbre de  ces sons.

L’électroacoustique, qui permet d’isoler de sons et de les mettre en boucle joue ici un rôle essentiel : dans cette fixation et cette mise en boucle, l’auditeur peut former son oreille à qualifier des objets sonores complexes. Par cette écoute naissent des objets sonores qualifiés autrement que par la hauteur, ou l’intensité et la durée  leur valeur sonore est autre. C’est ce qu’exprime Schaeffer sur cette tentative de l’étude aux chemins de fer

Cependant, j’ai réussi à isoler un rythme, et à l’opposer à lui-même dans une couleur sonore différente. Sombre, clair, sombre, clair. Ce rythme peut très bien rester longtemps inchangé. Il se crée ainsi une sorte d’identité et sa répétition fait oublier qu’il s’agit d’un train. [il faut entendre par rythme non pas ce qui relève du temps, le rythme mécanique de la locomotive, mais un rapport organisé entre de aspects du timbre – une séquence] Est-ce là une séquence qu’on peut qualifier de musicale? Si j’extrais un élément sonore quelconque et si je le répète sans me soucier de sa forme, mais en faisant varier sa matière, j’annule pratiquement cette forme. Il perd sa signification ; seule sa variation de matière émerge, et avec elle le phénomène musical.

Cependant, plus loin, Schaeffer considère in fine cette Étude comme un échec : il a voulu faire coïncider deux méthodes. L’une correspond à une composition fortement attachée au contexte d’émission (des sons aisément reconnaissables). L’autre s’attache à la répétition, à la mise en boucle de certains sons favorisant l’abstraction[3]. C’est cette deuxième approche qu’il finira par privilégier. Il affirme alors

[…] j’espère secrètement qu’un public se formera, qui préférera les séances, en principe plus ingrates, où l’on doit oublier le train pour ne plus entendre que les enchaînements de couleur sonore, les changements de temps, la vie secrète des percussions.

Dans ces expériences et dans ce souhait d’une écoute renouvelée, qui passe par la décontextualisation du son et une pratique répétée de l’écoute, naît la musique expérimentale, appelée au début musique concrète. Elle consiste en premier lieu en un retour sur la complexité du son, à une recherche sur l’objet sonore qu’il va s’agir de penser dans un nouveau solfège. Ce solfège n’est pas d’abord un solfège des articulations des objets (comme c’est le cas pour le solfège de la musique occidentale classique et romantique). Le solfège traditionnel donne la note dans un système de relations : la gamme. Le solfège de la musique expérimentale, lui, commence par l’objet et les différents paramètres qui le déterminent comme objet perçu. L’objet sonore se constitue ainsi dans une certaine syntaxe, mais cette syntaxe n’est plus celle externe, des articulations entre des notes. Il s’agit d’une syntaxe interne, puisque l’objet se constitue comme un faisceau de critères, typologiques et morphologiques. Sans nous arrêter sur le détail de ces critères, notons qu’en changeant d’approche, en considérant non plus la note élémentaire mais le son, le musicien expérimental atomise la matière sonore et découvre que le son que la musique posait comme élémentaire dans la note est, même ponctuel, un tissu de relations. Chaque son est, dans son timbre particulier, le résultat d’un faisceau de critères, tels que la masse, la dynamique, ces différents paramètres recouduisants à de grands couples, de grands types de relations de critères (ainsi du critère articulation/appui). Dans ces paramètres entrent bien sûr la hauteur, la durée, l’intensité du son, mais ils sont devenus des paramètres parmi d’autres. Les expériences faites par Schaeffer, mais également par Risset sur les sons anamorphosés le montrent clairement : un son est le résultat d’un faisceau de critères en relation d’interdépendance. Ainsi, là où, dans les musiques traditionnelles, les structures sont données a priori, la musique expérimentale va chercher à resynthétiser ces structures à partir d’une pratique de l’écoute et de la manipulation du son, c’est le programme d’une morphologie des objets sonores.

Cependant, un tel programme rencontre un problème, celui de la difficulté de la synthèse en question, qui pourrait donc déboucher sur la qualification d’objets sonores, et sur leur articulation musicale. Ce problème est très sensible lorsque nous lisons les écrits de Pierre Schaeffer. Ce dernier, dans certains textes, a pu affirmer qu’à son traité des objets musicaux aurait dû suivre un traité des articulations musicales. Or selon lui, le premier traité était resté aporétique, car il semblait difficile de penser des critères morphologiques déterminés pour qualifier le son. Cette aporie remettait toujours à plus tard le traité des articulations de ces objets au solfège problématique. C’est que, comme le note Michel Chion dans son Guide des Objets sonores, à l’article Objet/structure :

Autant il semble sinon facile, du moins possible, par un travail d’analyse attentif, de décomposer  l’objet sonore en des éléments composants, autant la synthèse des objets musicaux comme structures de critères, puis des phrases musicales comme structures d’objets musicaux semble difficile et aléatoire. Il semble qu’on ne puisse y parvenir qu’en s’appuyant sur des principes très généraux (notion d’objet convenable, relation valeur-caractère, etc.), qui sont nécessaires mais pas suffisants, et à force de tâtonnements successifs, d’essais multiples et empiriques de confrontations et de regroupements.

Or, sur cette question d’une possible qualification de l’objet sonore, le problème ne vient-il pas justement du fait que l’on vise l’objet comme élémentaire, comme ce préalable à définir pour obtenir des articulations ? De fait, on peut se demander s’il n’est pas possible de définir des objets sonores qu’une fois que l’on se donne un certain système général d’articulation des sons, qui permet de poser des critères musicaux minimes. Autrement dit, si le traité des objets musicaux ne peut pas déboucher sur un traité des articulations musicales, c’est précisément parce que l’objet musical ne se donne que si on le comprend dans un certains articulation musicale. Michel Chion indique ainsi :

De même qu’en architecture il doit y avoir convenance entre le matériau et la construction, il y aurait dans cette nouvelle musique convenance entre l’objet comme micro-structure et la phrase musicale, la macrostructure où il entre comme élément. La synthèse des objets convenables suppose donc, pour être opérée, quelque idée préalable sur la nature du langage musical qu’on veut· retrouver dans l’articulation de ces objets.

Dès lors, la question devient : cette idée générale sur la nature du langage musical est-elle forcément liée au règne de la hauteur, de la relation entre des notes ? Rien n’est moins sûr. On peut la penser d’abord, généralement, comme le geste musicien qui articule des sons, comme ce par quoi la voix articule au sens propre des sons dans le chant. Ce mouvement synthétique du geste, irréductible à la somme de ses supposés éléments est un pré requis à la définition de tels éléments. Ainsi, en régime expérimental, c’est pour Schaeffer le geste musicien et l’écoute musicienne qui fournissent ce cadre d’articulation générale préalable. Cet adjectif de musicien, et non de musical, insiste sur le caractère pratique et non pas théorique, systématique de cette qualification. Ce geste et cette écoute se donnent toujours dans une pratique et dans une histoire. Ils ne se donnent pas comme des relations fixes. Ils définissent jsutement cette « idée préalable du langage musicale », qui se fonde moins sur un solfège syntaxique linéiare que sur une confrontation pratique des objets que l’on fera varier sous toutes leurs faces. Ainsi selon Michel Chion :

Cette idée préalable, c’est l’hypothèse que le discours musical pourrait se créer par la confrontation des sites et des calibres des objets sonores dans les champs perceptifs et par l’émergence des variations, au sein de ces champs perceptifs, des valeurs communes à plusieurs objets de même genre.

Le discours musical reste un discours, mais il se construit dans une articulation qui est moins affaire de développement logique que d’effets d’échos, de ressemblances, de variations sur un motif, non plus mélodique mais proprement sonore (réverbération, passage à l’envers, distorsion, effet de phase…). L’effet recherché est inverse du discours chromatique : là où la musique traditionnelle développait un discours à partir de l’homogène, la musique expérimentale déploie son texte comme on exhibe des faces des objets, jouant sur les reflets, les difractions… Il s’agit non plus d’avancer mais, pour reprendre l’heureuse formule de Michel Chion, de « tourner autour des objets sonores ».

Cependant, la musique électroacoustique se trouve limitée par sa technique même : elle a affaire à des sons fixés, strictement dépendants d’un signal qui, malgré une haute fidélité de l’enregistrement, ne rend jamais totalement justice à la richesse du phénomène sonore. Plus précisément, l’analyse du son devra s’arrêter à  un certain point. Avec les techniques de synthèse numérique, cet obstacle semble être levé, puisque la numérisation permet de discrétiser le signal sonore, et, dès lors, de jouer sur tous les paramètres du spectre, Comme l’écrit Horacio Vaggione[4] :

D’une manière générale, la différence entre les techniques analogiques et numériques de manipulations sonores consiste en ceci : tandis que l’objet sonore de la musique concrète analogique est opaque en relation à sa micro-structure, l’objet sonore numérique est transparent, c’est-à-dire, il peut être ouvert afin d’offrir l’accès à sa structure interne, et par conséquent permettre une écriture directe de la  matière sonore elle-même.

L’atomisation franchit un pas supplémentaire, du macro-temps au micro temps :

[Cette] distinction opératoire entre micro-temps et macro-temps nous permet de dépasser le paradigme du champ unique, qui était celui de la musique conçue seulement comme déploiement de structures macroscopiques, n’accordant au « sonore » aucune possibilité d’articulation compositionnelle. Faire cette distinction constitue, j’estime, un acte d’une importance capitale, si l’on veut se poser le problème d’une syntaxe compositionnelle du sonore, et donc qualifier celui-ci comme domaine musical à part entière.

Plus loin,  cet acte est distingué de l’approche électroacoustique, et de sa définition de l’objet sonore.

Ainsi fécondée par l’approche de l’objet logiciel, l’idée d’objet sonore a dû être révisée substantiellement: elle ne correspond plus à  l’entité, purement macroscopique définie par Pierre Schaeffer.

L’objet sonore numérique est ainsi un objet réseau, que le compositeur constitue par des gestes multiples, sur des interfaces diverses. On parlera d’objet logiciel, qui définit moins des événements macroscopiques que des processus determinés sur la matière. Mais, au-delà de ce passage à la discrétisation, la perspective semble rester la même : comme pour l’électroacoustique, il s’agit de mettre en évidence des relations entre des objets sur la base de récurrences et variations : ainsi de la notion d’héritage qui, dans les textes d’Horacio Vaggione, désigne « la relation entre un ensemble et un sous-ensemble (une classe et une sous classe) d’objets. »

Dans cette relation, se créeraient donc des ramifications entre des objets sonores. Vaggione insiste :

Aucun critère de type combinatoire n’est ici à l’oeuvre, mais un travail sur des morphologies, sur des singularités obtenues dans l’objet qui peuvent donner lieu à l’émergence d’autres singularités.

Procédant donc par saillances, variations, réflexions, l’articulation des objets sonores, qu’est la musique expérimentale propose une nouvelle syntaxe musicale, assurément plus complexe, plus diversifiée que la syntaxe traditionnelle. C’est la base du courant de la musique spectrale dont les principaux acteurs sont Hugues Dufourt, et Gérard Grisey. L’analyse spectrale du son atomise non seulement la note, mais plus profondément l’idée d’un élément macroscopique de la composition. Sa syntaxe musicale est faite de modulations permanentes et subtiles.

Les détracteurs de la mélodie de timbre estimaient que le timbre n’était pas « morphophorique », porteur, générateur de formes. Mais on peut leur répondre qu’ils ne portent ce jugement que parce qu’ils attendent de la musique certaines formes, celles, aisément identifiables, prescrites par le paramètre cardinal de la hauteur. Mais si l’on se donne une conception de la forme moins forte, la complexité de ces articulations devient moins problématique, Que cette complexité soit un obstacle à une réception de cette musique ne fait pas doute, mais la musique concrète a pour mot d’ordre premier de s’entraîner à l’écoute.

À travers cet apprentissage, il s’agit d’apprivoiser l’objet sonore. Notons que cet apprentissage, s’il doit essentiellement aux analyses numériques du spectre, et ne lui est pas musicalement nécessairement lié. Ainsi, la musique spectrale propose-t-elle des pièces instrumentales, qui tirent les leçons des analyses de la recherche électronique. C’est le cas de la musique de Gérard Grisey, qui affirmait  “Si nous n’apprenons pas à jouer avec le son, il se jouera de nous.”, l’enjeu étant, in fine un passage du « timbre comme coloration » au « timbre comme matériau formel » de la composition.

Pauline Nadrigny (Université Paris 1-Phico)


[1] À l’occasion du centenaire de la naissance de Pierre Schaeffer, les Disques Dreyfus lui rendent hommage en éditant ses études (Cinq études de bruits et Étude aux objets) sur vinyle en édition limitée et commentée par Jean-Michel Jarre, élève de Schaeffer au GRM et ancien stagiaire de Francis Dreyfus.

[2] P. Schaeffer, A la recherche d’une musique concrète, Paris, Seuil, 1952

[3] J’ai laissé de côté ici les thèses de Schaeffer sur la position de l’auditeur en musique expérimentale. Ce dernier devrait s’abstraire de toute référence causale du son, que cette causalité soit instrumentale ou musicale (au sens où le son prendrait sens dans un système de valeurs musicales prédéterminées). L’enjeu de la musique expérimentale était, du moins au début, de partir du son lui-même, de la phénoménalité même de l’objet sonore. Cela correspond à une situation : l’acousmatique (= le fait d’entendre sans voir, ce que permet enregistrement), et à un choix théorique et esthétique fait à partir de cette situation : l’écoute réduite (qui est une sorte de tentative d’application de la réduction phénoménologique à l’écoute).

[4] « Son, temps, objet, syntaxe, Vers une approche multi-échelle dans la composition assistée par ordinateur », pp. 169-202, in Musique, rationalité, langage, L’harmonie : du monde au matériau, cahiers de philosophie du langage, n°3, l’Harmattan, 1998

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